“Pogrom” selon Pierre Vidal-Naquet, “ratonnade” pour Paulette Péju, “chasse à l’homme” ou “massacre colonial” selon Emmanuel Blanchard… Pourtant, la réalité des faits sera cachée et la mémoire sera occultée pendant près de trente ans.
“Le silence s’est imposé. À partir de 1962, il y a eu une volonté d’oubli dans la société française de cette saleté de guerre d’Algérie”, analyse Fabrice Riceputi. “Mais il y a eu un consensus politique de la droite à la gauche socialiste pour ne pas revenir sur les responsabilités. Les gens qui étaient en place le 17 octobre sont restés en poste très longtemps : Maurice Papon a été ministre du Budget sous Valéry Giscard d’Estaing, Roger Frey était président du Conseil constitutionnel. Il y avait vraiment une omerta organisée qui allait jusqu’à empêcher qu’on accède aux archives publiques de l’État. Il y a eu une volonté de rendre cette affaire invisible, de ne pas en parler.”
Gilles Manceron évoque, de son côté, une triple occultation. “Il y a tout d’abord eu une volonté de silence de la part des autorités françaises. Le Premier ministre Michel Debré, le préfet Papon ainsi que le ministre Roger Frey ont organisé ce massacre”, estime l’historien. “De Gaulle n’a pas choisi cette répression, il était le chef de l’État. Il a choisi de se taire. Il avait besoin de recoller les morceaux avec les forces du 13 mai 1958 d’autant qu’il était la cible de l’OAS. Il ne pouvait pas se séparer de Debré, Frey et Papon.”
Pour l’historien, l’autre facteur d’occultation tient à la gauche. Le 8 février 1962, la répression d’une manifestation organisée pour la paix en Algérie et contre l’OAS fait neuf morts à la station de métro Charonne. Des Français. “Le PCF, divisé sur la question algérienne, a voulu faire passer la mémoire de Charonne au détriment de celle du 17 octobre”, regrette l’historien. “Les rapports entre le FLN et le PCF étaient extrêmement mauvais en octobre 1961”, poursuit Fabrice Riceputi. “Le FLN se méfiait. La manifestation du 17 octobre est ainsi une démarche autonome de l’immigration algérienne qui ne doit rien à la gauche française et à laquelle elle ne participe pas. Elle ne va d’ailleurs pas tenter de protester très fort après le massacre. Ce qu’elle va reconnaître comme étant l’évènement majeur de la répression du mouvement anti-guerre d'Algérie, c’est une manifestation anti-OAS où sont tués des Français”.
Au lendemain de cette répression, une manifestation monstre, “une des plus grandes de l’histoire de France”, est organisée en mémoire des victimes. Près d’un demi-million de personnes descendent dans la rue. “C'est l’acte fondateur de la mémoire de Charonne. Il va être relayé sans arrêt”, précise Fabrice Riceputi. “Il n’y a pas d’acte fondateur de la mémoire du 17 octobre, il n’y a pas d’obsèques. Il y a des gens qui sont enterrés à la sauvette au cimetière de Thiais, il y a des cadavres repêchés dans la Seine, des cadavres que l’on ne peut pas identifier, des gens renvoyés en Algérie. C'est un massacre colonial”.
Mais les autorités françaises n’étaient pas les seules à vouloir enterrer le 17 octobre. “En 1962, Ben Bella [chef du gouvernement à l’époque, NDLR ] fait savoir à Marcel Péju, dont il était proche, qu’il n’est pas opportun de sortir ‘Le 17 octobre des Algériens’ aux éditions Maspero”, raconte Gilles Manceron. La manifestation avait, en effet, été organisée par la Fédération de France du FLN dont les membres étaient désormais considérés comme des opposants.
Les années 1980, tournant pour la mémoire du 17 octobre
En 1984, c’est par la fiction, plus précisément le polar, que le 17 octobre s’invite dans l’imaginaire collectif. L’écrivain Didier Daeninckx signe “Meurtres pour mémoire”, où il met en scène des personnages brutalisés au “faciès”. Un an plus tard, Michel Levine publie “Les Ratonnades d’octobre”. En 1986, Mehdi Lallaoui, dont le père a vécu le drame, publie “Les Beurs de Seine”.
En 1991, l’association “Au nom de la mémoire” fondée par Samia Messaoudi, Mehdi Lallaoui et l’historien Benjamin Stora, édite “Le Silence du fleuve”, texte d’Anne Tristan accompagné de photographies d’Élie Kagan. La même année, Jean-Luc Einaudi publie “La Bataille de Paris, 17 octobre 1961”. Le fruit de cinq ans d’enquête entre la France et l’Algérie. “C’est une figure extraordinaire, une sorte de ‘héros moral’ comme disait Mohammed Harbi (historien algérien NDLR)”, souligne Fabrice Riceputi. “Alors qu’il n’est pas historien de formation, cet éducateur arrive à établir le premier contre-récit historique qui ruine la version officielle. Jean-Luc Einaudi a donné à l’événement une histoire. Il le fait sans avoir accès aux archives car on le lui interdit dans un premier temps, mais en faisant, à l’époque, un travail de pionnier : il va collecter les témoignages de policiers, de journalistes, de victimes. Il va jusqu’en Algérie pendant ses vacances pour le faire. C’est décisif. Avant lui, cet événement était devenu quasi improbable et invraisemblable pour beaucoup de gens.”
Si le “citoyen” Jean-Luc Einaudi n’avait pas vocation à déterrer l’Histoire, il a aussi été l’homme qui a bravé Maurice Papon. En 1997, l’ancien préfet de police de la Seine est jugé devant la cour d’assises de Bordeaux pour son rôle dans la déportation des juifs de France entre 1942 et 1944. “Les parties civiles juives et le Mrap [Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples, NDLR] demandent à Jean-Luc Einaudi de venir témoigner de ‘l’autre moitié de Papon’ comme disait Vidal-Naquet”, raconte Fabrice Riceputi. “C'est le procès le plus médiatisé de l’après-guerre.”
Ce procès offre une tribune extraordinaire au 17 octobre 1961. “Il y a eu, dit-il, une chasse à l'homme sous la direction du préfet de police, 6 000 personnes raflées, des gens tués dans l'enceinte du Palais des Sports, où ils avaient été conduits”, déclare Jean-Luc Einaudi à la barre.
En 1999, alors qu’il n’avait jamais répondu aux accusations de Jean-Luc Einaudi, Maurice Papon décide de le poursuivre pour diffamation après la publication d’une tribune dans Le Monde l’année précédente. “En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon”, écrit l’auteur de “La Bataille de Paris”.
“Cette décision lui donne l’occasion d’une nouvelle tribune dans un prétoire et fait encore avancer la connaissance de cet évènement dans la société française” ajoute l’auteur d’“Ici on noya les Algériens”.
Maurice Papon est finalement débouté. Jean-Luc Einaudi a doublement gagné : le terme de "massacre" est considéré comme légitime par la justice française le 12 février 1999. C'est un véritable tournant.
Dès lors, la mémoire du 17 octobre 1961 ne retombera plus dans l’oubli. Chaque année, des manifestations commémoratives sont organisées par des associations et collectifs à Paris pour rendre hommage aux victimes.
“Aujourd’hui, près de 50 villes ont des plaques commémoratives”, se réjouit Samia Messaoudi, cofondatrice avec Mehdi Lallaoui, de l’association Au nom de la mémoire, créée en 1990. “Il y en a beaucoup en région parisienne, mais le mieux c’est Nanterre, avec un boulevard, un arrêt de bus et une plaque ! La Courneuve a une très belle stèle avec les noms des morts.”
Mais, au-delà des symboles, nombre d’associations, de militants ou d’historiens réclament la reconnaissance d’un “crime d’État”.
Le 17 octobre 2012, le président François Hollande fait un premier pas. “Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante-et-un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes.", écrit-il dans un communiqué.
“C’était un petit pas, tout comme le sont les plaques commémoratives ou l’arrêt de bus à Nanterre”, admet Samia Messaoudi. “On a été déçus, mais pas en colère.”
Le 17 octobre 1961 fut le jour d’une répression violente de manifestants algériens. La République doit regarder en face ce passé récent et encore brûlant. C’est la condition d’un avenir apaisé avec l’Algérie et avec nos compatriotes d’origine algérienne.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) October 17, 2018
“On n’a pas de haine, on ne veut pas de vengeance, on ne veut pas de pardon, on veut une reconnaissance politique de la France”, insiste Mimouna Hadjam, cofondatrice de l’association Africa, basée à La Courneuve depuis 1987. “Cent trente-deux ans de colonisation, ce n’est pas rien. C’est une histoire de haine, mais aussi d’amour. Ce n’est pas un accident de l’histoire. Il faut en faire un récit apaisé en s’appuyant sur des associations antiracistes comme nous.” “Nous voulons un vrai acte politique”, conclut Samia Messaoudi. “Quelque chose de l’ordre de la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la rafle du Vél d’Hiv. C’est comme ça que les gens seront apaisés.”
À la veille du soixantième anniversaire du massacre, Emmanuel Macron s’est rendu au pont de Bezons, sur les bords de la Seine, pour rendre hommage aux victimes mais sans prendre la parole. C’est par un communiqué que le chef de l’État, qui avait évoqué une “répression violente” en 2018, a choisi de s’exprimer. « Les crimes commis cette nuit-là sous l'autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République".
EN DIRECT | Commémoration à l'occasion du 60ème anniversaire du 17 octobre 1961.https://t.co/5Ggy7sbDtr
— Élysée (@Elysee) October 16, 2021
Si la présence d’Emmanuel Macron sur un lieu de commémoration est un geste inédit pour un président en exercice, le communiqué a rapidement douché les espoirs. Pas de référence aux fonctions de Maurice Papon ou à la hiérarchie policière, encore moins au gouvernement. « Le communiqué insiste lourdement sur l’illégalité d’une manifestation des Algériens, qui manifestent, je le rappelle, contre un couvre-feu discriminatoire, précise Fabrice Riceputi. Ce qui est étonnant, c’est de constater, qu’apparemment, la République n’est pas capable de dire, aujourd’hui, que cette manifestation était légitime. Effectivement, il est allé plus loin que François Hollande, mais tout n’est pas encore possible à dire dans le contexte politique actuel».
"C'est un petit pas de plus, mais ce n'est pas satisfaisant", estime Gilles Manceron. "C'est une reconnaissance d'un crime de préfecture. Nous demandons une reconnaissance de crime d'État et l'accès réel aux archives". Une déception partagée par Olivier Le Cour Grandmaison, historien et président de l'association 17 octobre 1961 : contre l'oubli. "La déclaration d'Emmanuel Macron est très en deçà de ce que nous étions en droit d'attendre", dénonce-t-il. Croire ou ne faire croire qu'un instant que Maurice Papon a pu agir tout au long du mois d'octobre 1961, et le 17 octobre en particulier, de sa libre initiative et que la responsabilité du Premier ministre, et donc du gouvernement dans sa totalité, n'est pas engagée est une mauvaise fable."
Même déception pour les associations qui attendaient beaucoup du président Macron. Mimouna Hadjam reconnaît "une avancée mais c'est encore partiel. On espérait plus. Papon n'a pas agi seul. On a torturé, on a massacré au cœur de Paris et là-haut, ils étaient au courant, insiste-t-elle. Qu'en est-il des archives ? Pourquoi les archives fluviales, par exemple, ne sont-elles pas encore ouvertes pour que la vérité soit faite ?". Pour Mehdi Lallaoui "c'est une occasion ratée, très très en-deçà de ce que l'on attendait. Les assassins ne sont pas nommés. Il n'y a que Maurice Papon qui l'est. C'est insupportable de continuer dans ce déni, que l'on ne puisse pas nommer la police parisienne, que l'on ne puisse pas citer Michel Debré, Premier ministre à l'époque, ou le général de Gaulle".
Soixante ans plus tard, l’histoire du 17 octobre 1961 semble donc toujours aussi difficile à écrire.
Bibliographie
Fabrice Riceputi, “Ici on noya les Algériens - La bataille de Jean-Luc Einaudi pour faire reconnaître le massacre policier et raciste du 17 octobre 1961”, Passager Clandestin, 2021.
Jean-Luc Einaudi, “La Bataille de Paris (17 octobre 1961)”, Seuil, 1991.
Marcel et Paulette Péju, “Le 17 octobre des Algériens, suivi de “La triple occultation d'un massacre”, La Découverte, 2000.
Jean-Marc Berlière, “Polices des temps noirs - France 1939-1945", Perrin, 2018.