Le procès de trois femmes
Depuis juillet 1944, les parents de Louis n’ont plus de nouvelles de leur fils. Des courriers retrouvés dans son dossier au Service historique de la Défense montrent leur inquiétude. En 1945, sa mère écrit à un organisme de recherches : "Par pitié pour une pauvre mère qui souffre, qui attend des nouvelles de son cher enfant, dites-moi quoi faire. […] Je suis une pauvre mère qui est dans la peine et chaque jour j’attends le retour de mon cher enfant. Il était un grand malade et d’après un camarade rapatrié, il serait dans le plâtre." Les parents de Louis craignent qu'il n’ait pas survécu en raison de son asthme. Ils réussissent à glaner des informations ici et là auprès de rescapés. Sa cousine Anne Toucanne se souvient également d’une lettre : "Quelqu’un leur disait que Louis avait été terriblement battu à coups de crosse de fusil." En 1946, Claude Bottiau, un dessinateur morbihannais, survivant du camp d'Oranienburg-Sachsenhausen, que Louis a connu dès son internement à la prison de Vannes, apporte un nouveau témoignage : le jeune Port-Louisien se trouvait à l'infirmerie le 26 avril 1945, quatre jours après la libération du camp par les Russes. C’est là que sa trace se perd. Faute d’autres nouvelles, son décès est officiellement déclaré en 1947. Louis est "Mort pour la France" le 26 avril 1945 à Oranienburg.
Une décennie plus tard, ses parents continuent malgré tout de garder espoir. Ils ne veulent pas croire à sa disparition. En septembre 1955, le quotidien "La Liberté du Morbihan" écrit ainsi qu'ils viennent de recevoir un étrange courrier d’un Allemand, compagnon de leur fils dans le camp d’Oranienburg-Sachsenhausen, affirmant que Louis n’est pas mort. Et s'il était bien en vie, détenu en Russie ? Mais il s'agit seulement d'une tentative d'escroquerie : le fameux compagnon est un personnage louche qui a l'intention de monnayer ses renseignements. La piste se referme rapidement.
Les parents de Louis s'adressent aussi à la Croix-Rouge, consultent des radiesthésistes… Leur peine est sans fin. "Ma tante a à moitié perdu la tête. Elle a été tellement secouée", résume Anne Toucanne. Marie-Anne Séché meurt peu après, en 1957, son mari dix ans plus tard. Ils n'auront jamais connu les circonstances de la disparition de leur fils. Est-il mort à bout de forces, épuisé par des mois d'internement, au moment de la libération du camp par l'Armée rouge ? Le mystère demeure, mais il s'agit de l'hypothèse la plus probable.
Dans l’article de "La Liberté du Morbihan" de septembre 1955, il est aussi fait mention de Lisette. Les journalistes se rendent au domicile de sa mère, désormais veuve : "Elle nous a confié le dernier souvenir qu’elle a pu avoir de sa malheureuse jeune fille : une triple photo extraite d’un fichier du trop célèbre camp d’Auschwitz où, dès son entrée, elle est dépouillée de toute personnalité et ne devient plus qu’un matricule parmi les matricules : 31 825."
À la différence des parents de Louis, Suzanne Moru est fixée depuis la fin de la guerre sur le sort de sa fille. Elle sait qu’il n’y a plus d’espoir de la revoir. "À la Libération en 1945, Madame Nordmann Marie, Elisa et Mademoiselle Mourot, Marcelle, camarades de déportation de ma fille, m’ont annoncé son décès en mars 1943 au camp d’Auschwitz", témoigne-t-elle auprès des gendarmes. Après la guerre, une enquête est ouverte par le parquet de la cour de justice du Morbihan, à Vannes, pour déterminer les responsabilités dans l’arrestation de sa fille et de Louis Séché. Un mandat d’arrêt est émis à l’encontre du douanier allemand Jean Hirsch – Hans, de son vrai prénom. Détenu provisoirement dans un camp de prisonniers en Allemagne, celui-ci ne sera jamais extradé, comme l’indique son dossier au Dépôt central d’archives de la justice militaire, un service du ministère des Armées situé au Blanc, dans l’Indre.
Une procédure est en revanche instruite à l’encontre de trois femmes : Mlle G., la jeune collègue de Lisette ; sa mère, Mme G. ; et une autre femme travaillant à la douane de Port-Louis, Mme B. Celles-ci sont accusées d’avoir "entretenu en temps de guerre et sans autorisation du gouvernement des relations avec des agents de l’Allemagne, puissance ennemie, en signalant aux autorités allemandes des faits de nature à motiver contre les Français les ayant commis une action répressive de l’ennemi". Interrogées par les enquêteurs, elles s’accusent mutuellement.
Leur procès se tient finalement en septembre 1945 devant la cour de justice d’Ille-et-Vilaine, à Rennes. Si Mlle G. est acquittée, Mme G. et Mme B. sont reconnues pour leur part coupables et condamnées à des peines respectives de trois et deux ans de prison et à la dégradation nationale à vie.
Une nouvelle plaque
En 1946, Marcelle Mourot, l’amie de Lisette qui l’a accompagnée jusqu’à son dernier souffle, épouse Jean Paratte, un camarade de camp de Louis, déporté au KL Sachsenhausen par le même convoi que lui, le 24 janvier 1943. Ces deux résistants de Besançon auront deux enfants. Lisette et Louis, eux, n’auront pas eu la chance de se retrouver. Séparés dans la déportation, les deux Port-Louisiens sont toutefois réunis symboliquement après la guerre. Leurs deux noms sont inscrits sur le monument aux morts, ainsi que dans le foyer laïque de la commune. Peu à peu, leur mémoire tombe cependant dans l’oubli. Seules leurs familles continuent d’entretenir leur souvenir.
Encore aujourd'hui, l'histoire de Lisette et Louis reste un sujet délicat à Port-Louis. Des proches des dénonciatrices vivent toujours dans la commune. Beaucoup ne veulent pas remuer le passé, comme me l’expliquent des membres du Centre d'animation historique (CAH) du pays de Port-Louis, qui m’épaulent dans mes recherches. Ils m'ont invitée à assister à l'une de leurs réunions hebdomadaires. Autour d'une bonne tasse de café et de gâteaux bretons, la parole est libre. Là, le sort du couple de déportés est évoqué sans tabou. "Ce qui est le plus choquant dans cette affaire, c'est la dénonciation, mais aussi le fait qu'ils étaient si jeunes", souligne ainsi Soizick Le Pautremat, l'une des chevilles ouvrières du CAH.
Depuis plusieurs années, l'association œuvre pour faire connaître l’histoire locale, qui se résume souvent aux seuls fusillés de la citadelle. Le 18 mai 1945, dans ce lieu transformé en prison allemande pendant la guerre, un charnier était découvert avec 69 dépouilles de résistants originaires des quatre coins du Morbihan, mais aussi du Finistère et des Côtes-d’Armor. Depuis, des cérémonies y sont organisées chaque année. En 2011, le président Nicolas Sarkozy avait même fait le déplacement.
Si le Centre d’animation historique s'attache à commémorer ce tragique épisode qui marqua toute la région, il souhaite aussi mieux faire connaître les Ports-Louisiens tués pendant la Seconde Guerre mondiale. "Ce devoir de mémoire est important. Nous parlons beaucoup des morts de la citadelle, mais nous avons aussi des résistants à nous et personne ne sait ce qu’ils ont fait", explique Françoise Le Louër, la présidente de l’association. En lien avec la mairie, le CAH a ainsi décidé d’apposer, à l'occasion de la Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation le 25 avril, une nouvelle plaque pour rendre hommage à six fusillés et six morts en déportation de Port-Louis.
Parmi ces 12 noms figurent ceux de Lisette et de Louis. "Lisette est la seule à avoir été envoyée à Auschwitz. Elle y est morte. Il faut rappeler ce qu’elle a fait. Elle avait cette inconscience et ce culot de la jeunesse", insiste Soizick Le Pautremat. La municipalité a également décidé en 2018 de donner le nom de Lisette Moru à une rue. Plus de soixante-quinze ans après sa disparition, le sacrifice de la jeune Port-Louisienne est enfin mis en lumière. Sa nièce, Roselyne Le Labousse, s'en réjouit : "Je ne cherche pas les honneurs, mais juste de la reconnaissance. Ce n’est même pas spécialement pour Lisette, mais pour tous ces jeunes qui ont pris tous les risques. Il faut parler de ces personnes qui avaient seulement 17 ans et qui ont décidé de réagir. Quand on veut résister, on le peut, même si cela est difficile et malgré les conséquences."
Les 49 survivantes du "convoi des 31 000" ont longtemps porté cette mémoire. Le relais est désormais passé. Dans un poème, Charlotte Delbo avait adressé cette prière aux vivants :