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La piste du bouquet

Les premiers Allemands arrivent à Port-Louis le 21 juin 1940. Deux officiers et deux soldats s’arrêtent dans un café du centre. Cinq longues années d’occupation commencent alors. Les troupes ennemies s’installent à la citadelle, puis à l’école de la radio de la Marine. Le quotidien est rythmé par les raids de l’aviation anglaise. Les premiers bombardements ont lieu dès la fin de l’été 1940. Des maisons sont régulièrement endommagées ou détruites. Des habitants perdent aussi la vie, comme Louis et Pierre Guillo, deux frères âgés de 9 et 13 ans, tués dans leur lit en mars 1941.

L’activité économique tourne au ralenti et la population souffre de la hausse des prix et du rationnement. Comme l'écrit le quotidien "L’Ouest-Éclair" le 25 mars 1941, "le pain est rare à Port-Louis". Un an plus tard, la crise ne s’est pas atténuée. En avril 1942, des femmes et des enfants n’hésitent pas à manifester devant la mairie pour réclamer une ration de pain équivalente à celle des Lorientais : dans la sous-préfecture voisine minée par la faim, les habitants reçoivent des suppléments. Les Port-Louisiens exigent aussi que les matières grasses, les confitures et l’alcool à brûler soient distribués en quantités suffisantes.

Ancienne carte postale de la rue des Dames à Port-Louis.
© Centre d'animation historique du pays de Port-Louis
Ancienne carte postale de la place au Bois de Port-Louis.
© Centre d'animation historique du pays de Port-Louis
Le marché Saint-Pierre à Port-Louis.
© Centre d'animation historique du pays de Port-Louis

C’est dans ce contexte que Lisette vit son adolescence. Au début de l’Occupation, elle n’a pas encore 15 ans, mais possède déjà un caractère bien trempé. Inconsciente du danger, elle multiplie les coups d’éclats, comme lors de l'histoire du bouquet, relatée plus en détail dans son dossier de déportée. Le Service historique de la Défense de Caen, où il est conservé, me l'adresse par courrier. Interrogée par les gendarmes en 1952 sur les circonstances de l’arrestation de sa fille, sa mère Suzanne explique : "Marie-Louise avait des sentiments antiallemands. Dans le courant de l’été 1942, un avion occupé par trois aviateurs anglais était tombé à la falaise de Gâvres. Ces militaires avaient été inhumés au cimetière de cette localité. Mon enfant avait fait une quête avec des camarades pour acheter trois couronnes afin de les déposer sur la tombe de ces soldats. Les Allemands, qui occupaient à cette époque la région, ont dû avoir vent que ma fille avait fait une quête."

Mais ce témoignage contient des inexactitudes. À cette période, aucun crash d’avion n’est reporté près de Gâvres, commune située juste en face de Port-Louis, à l’entrée de la rade de Lorient. Comme me l’explique la Commonwealth War Graves Commission, l’organisme qui s’occupe des tombes des soldats des États du Commonwealth, les derniers aviateurs britanniques à avoir été inhumés dans le cimetière communal sont Norman Horace Whittaker, en juillet 1941, et Herbert Smith, quatre mois plus tard, en novembre. Lisette s’est-elle recueillie sur la tombe de ces deux soldats ? Camille Morillon, le garde-champêtre de Port-Louis, a donné aux gendarmes une version allant dans ce sens : "J’ai très bien connu Mademoiselle Moru. C’était une jeune fille qui avait des sentiments antiallemands et souffrait de voir ces soldats chanter dans les rues. Peu de temps avant son arrestation, cette fille avait acheté des couronnes pour déposer sur la tombe de deux aviateurs anglais inhumés au cimetière de Gâvres."

L’aviateur britannique Herbert Smith, abattu le 26 novembre 1941 alors qu'il revenait d'une opération sur Saint-Nazaire (à gauche) et sa tombe provisoire au cimetière de Gâvres. © Steve Males

Une de ses amies de l’époque, Marguerite Coriton, se rappelle aussi cet épisode. Par téléphone, la vieille dame âgée de 96 ans me raconte ses souvenirs. Elle était à l’école avec Lisette, une "jeune fille très aimable et gentille". "Je la vois encore", me glisse-t-elle. Marguerite me confirme qu’elles se sont bien rendues en compagnie de "trois ou quatre copines acharnées contre les Allemands" sur les lieux "où est tombé un parachutiste anglais" pour y déposer un bouquet. Mais sans pouvoir préciser la date.

"Vous savez, on était insouciantes. On risquait notre vie", insiste-t-elle. "J’ai fait les 400 coups. Un jour, j’ai flanqué une croix de Lorraine dans le dos d’un Allemand. J’ai réussi à filer. Il ne m’a pas eue." Son frère Lucien n’aura pas la même chance. Arrêté en avril 1944 au retour d’une mission, ce résistant sera exécuté sur la place de son village, Landaul, situé à une vingtaine de kilomètres de Port-Louis. "C’est très difficile d’en parler. À mon âge, cela me fait encore beaucoup de peine. On l’a vu dans un triste état, martyrisé, alors qu’il était si beau. C’est tout ce que j’ai à vous dire", conclut Marguerite dans un dernier sanglot avant de raccrocher.

La liste secrète

Au cours de l'été 1942, Lisette fréquente un garçon, celui avec lequel elle sera arrêtée. Son nom est Louis Séché. Il dispose lui aussi d’un dossier de déporté au Service historique de la Défense. J’y apprends qu’il est né à Nantes le 19 avril 1922. Trois ans plus vieux que Lisette, ce monteur-électricien est le fils unique du directeur de l’usine à gaz de Port-Louis. Après la guerre, son père a dû lui aussi expliquer aux autorités les circonstances de sa disparition. Aucune mention n'est faite de l'histoire du bouquet. En revanche, il raconte une scène qui s’est déroulée en juin 1942. Lisette et Louis se rendent au bord de l’océan pour se baigner : "Sur cette plage se trouvaient plusieurs Allemands et des jeunes filles françaises qui étaient dans une tenue plus ou moins décente. Voyant mon fils arriver, les Allemands ont voulu le chasser. C’est alors qu’il a pris un crayon et une feuille de papier pour inscrire le nom de ces femmes qui se trouvaient en si bonne compagnie, puis il est parti." Le jeune couple ne cache pas son aversion pour l’occupant et pour celles et ceux qui les fréquentent. Lisette et Louis semblent partager les mêmes convictions et, surtout, le même tempérament.

Quand j'effectue mes recherches, la famille de Louis a quitté la région depuis longtemps. Après plusieurs heures passées sur des sites de généalogie, je réussis malgré tout à retrouver l’une de ses cousines germaines, Anne Toucanne. Cette femme de 86 ans vit elle aussi sur la côte, mais plus au sud, à La Baule, en Loire-Atlantique. "Son père était l’un des frères de Maman. Ils étaient très proches", me résume-t-elle dans son appartement. "J’ai bien connu 'Petit Louis'. C’est comme ça qu’on l’appelait car son père s’appelait aussi Louis." À l'occasion de ma visite, Anne Toucanne a sorti son album de famille. Elle me montre les clichés jaunis de son oncle, sa tante et son cousin Louis, qui venaient parfois à Saint-Herblain, près de Nantes, où elle habitait pendant la guerre. "'Petit Louis' faisait les 400 coups. Un jour, à la maison, il s'était amusé dans le puits… Il était descendu dans le seau pour faire le mariolle et ça m’avait rendue malade ! C’était vraiment un casse-cou et un sacré phénomène", se remémore-t-elle avec un grand sourire. En 1942, quand son cousin disparaît du jour au lendemain, elle n'a que huit ans. Les adultes ne lui donnent pas beaucoup de détails. Elle restera surtout marquée par leur grande inquiétude. "Je vous donne les photos de Louis. Il n'y aura bientôt plus personne pour penser à lui", me glisse-t-elle avant que je reprenne la route.

À gauche : Louis Séché en habit de communiant. À droite : Louis Séché et sa chienne Dole
© Archives personnelles d'Anne Toucanne
Louis Séché et son père, lui aussi prénommé Louis. © Archives personnelles d'Anne Toucanne

Près de quatre-vingts ans se sont écoulés depuis ces événements. La mémoire s’estompe et les principaux concernés ne sont plus là pour témoigner. En poursuivant mon étude des documents d'époque, je découvre que la clé de l’histoire est détenue par les archives départementales d’Ille-et-Vilaine. C’est là que se trouve un dossier d’enquête et de procédure de la cour de justice du Morbihan. Il concerne trois femmes inquiétées pour dénonciation dans l’affaire Moru/Séché. Les papiers sentent le renfermé et la poussière. Ils se désagrègent presque dans ma main quand je les consulte dans la salle de lecture. Page après page, la tragédie se met en place sous mes yeux. Les véritables circonstances de l’arrestation de Lisette et Louis se dessinent enfin.

Au mois de juin 1942, l'adolescente travaille toujours à la conserverie. Elle y fréquente Mlle G., une autre jeune fille. Interrogée après la guerre, cette dernière raconte : "J’avais comme camarade de travail Lisette Moru. Celle-ci relevait le nom de toutes les femmes travaillant pour les troupes d’occupation, afin de leur attirer des représailles après la guerre. […] La liste était donnée à un jeune homme de Port-Louis, Séché, un électricien. J’ignorais ce qu’il en faisait." Mlle G. rapporte les "agissements" de Lisette à sa mère. Cette dernière est employée à la douane allemande de Port-Louis. Au cours d’une conversation, elle répète à l’une de ses collègues les paroles de sa fille. Un douanier nommé Jean Hirsh surprend alors leur échange. Interrogées par les Allemands quelques semaines plus tard, les deux femmes "ne font aucune difficulté" pour évoquer la liste établie par Lisette et Louis, selon le rapport d’enquête rédigé à la Libération.

Une partie du dossier de procédure sur l’affaire Moru/Séché conservé aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine. © Stéphanie Trouillard, France 24

L’engrenage est enclenché. Le 21 août 1942, les autorités allemandes procèdent à une perquisition au domicile du jeune homme. Son père en est le témoin : "Je rentrais à la maison vers 12 h 30. Tout d’abord, je n’ai rien aperçu de suspect. Quelques minutes après, j’ai entendu un choc provenant de la chambre de mon fils. Aussitôt, j’ai ouvert la porte et j’ai remarqué trois hommes en civil, occupés à faire la fouille dans les meubles. Je leur ai demandé la raison pour laquelle ils agissaient ainsi. Ils m’ont répondu qu’ils cherchaient ce qu’ils avaient droit. À ce moment, mon fils s’est présenté et a été interrogé par ces hommes. Ils venaient chercher la liste en question. Après une fouille générale, mon fils leur a remis la liste." Selon lui, ce document comportait "les noms de 36 personnes fréquentant les Allemands". Quelques jours plus tard, les occupants se rendent aussi chez Lisette, comme le rapporte sa mère aux enquêteurs : "Au mois de septembre, la Gestapo a effectué une perquisition à mon domicile. Ces militaires n’ont rien trouvé d’anormal à mon domicile, sauf une croix de Lorraine, qu’ils avaient découverte dans la chambre de ma fille."

Les portraits de Lisette Moru, photographiée en 1942, et de Louis Séché, sans date connue. © Archives personnelles de Roselyne Le Labousse

Le 8 décembre 1942, les deux jeunes gens sont finalement convoqués à la Kommandantur de Lorient. "Croyant qu’il n’y avait rien contre elle, mon enfant a obéi à sa convocation. Vers 11 heures, voyant qu’elle ne sortait pas de la Kommandantur, j’ai demandé à un Allemand qui se trouvait là ce qu’elle devenait. Il m’a répondu qu’elle partait en prison parce qu’elle avait diffamé l’armée allemande. En début d’après-midi, ma fille est sortie escortée de quatre gendarmes allemands pour se rendre à la gare de Lorient en direction de Vannes", raconte Suzanne Moru. La mère de Louis, Marie-Anne Séché, relate aussi cette journée où tout a basculé. "Le 8 décembre 1942, il avait été convoqué par les Allemands pour se présenter à la Kommandantur. Ledit jour, il avait quitté la maison à 7 heures pour se rendre à Lorient. Depuis, nous ne l’avons jamais revu."

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