"Emmanuel Macron, président des lobbies !" L’accusation a été lancée bien avant la démission de Nicolas Hulot. Dès la campagne présidentielle de 2017, le candidat socialiste Benoît Hamon et l’éphémère candidat d’Europe Écologie-Les Verts, Yannick Jadot, reprochaient au candidat d’En Marche de passer son temps à vouloir "plaire aux lobbies".
Si une telle chose est difficile à évaluer, il est incontestable qu’à tous les niveaux du pouvoir – gouvernement, Parlement, haute administration – le rapport aux lobbyistes est aujourd’hui décomplexé. Les personnes occupant le pouvoir sont désormais nombreuses à avoir eu une expérience dans le privé. Au mieux, cela les rend plus ouverts aux problématiques liées aux intérêts particuliers ; au pire, ils sont soupçonnés d’être des agents d’influence infiltrés au cœur des institutions.
Outre le président de la République, passé par la banque Rothschild comme associé-gérant, la composition du gouvernement en est ainsi le reflet. D’Édouard Philippe, Premier ministre en charge du lobbying chez le géant du nucléaire Areva (devenu depuis Orano) entre 2007 et 2010, à la secrétaire d’État à la Transition écologique et solidaire Emmanuelle Wargon, ancienne chargée du lobbying chez Danone, huit membres du gouvernement sont passés du public au privé, puis du privé au public.
Gouvernement : des allers-retours public-privé qui font débat
"C’est un phénomène qu’on n’avait jamais vu à un tel niveau dans l’histoire politique française, estime le chercheur Guillaume Courty. C’est ce qu’on appelle le ‘rétro-pantouflage’, avec des personnes qui étaient dans le public, sont ensuite passées dans le privé et qui reviennent vers le public, soit au gouvernement, soit dans une équipe de collaborateurs, soit en étant élus. Ces personnes ont-elles toujours la liberté d’esprit et la capacité à incarner l’intérêt général ? La question peut se poser."
"C’est vrai que ça fait beaucoup d’allers-retours, mais moi je ne suis pas un porteur de soupçon, relativise Michel Sapin. Je fais confiance à partir du moment où il y a une institution qui veille aux obligations de transparence liées aux conflits d’intérêts."
Conflits d’intérêt : des ministres obligés de "se déporter"
C’est à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique que revient cette responsabilité. Lorsqu’un possible conflit d’intérêts apparaît, la HATVP met en place des dispositifs obligeant les ministres à "se déporter" des prises de décision. Ainsi, l’ex-ministre de la Culture, Françoise Nyssen, ancienne directrice de la maison d’édition Actes Sud, n’a pas pu s’occuper du secteur du livre durant son passage rue de Valois. De même, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a dû renoncer à sa tutelle sur l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) car celui-ci était dirigé jusqu’en octobre 2018 par son mari, Yves Lévy.
"Ces dispositifs de déports peuvent paraître insuffisants, mais tout ça est nouveau et c’est déjà une très grosse avancée par rapport à ce qui se faisait il y a encore cinq ans", juge Elsa Foucraut, de Transparency International France.
Le rétro-pantouflage ne concerne toutefois pas que les ministres. Les conseillers ministériels et les membres de la haute fonction publique sont eux aussi de plus en plus nombreux à faire des allers-retours entre public et privé. Selon la cellule investigation de Radio France, qui a publié une enquête sur le sujet en juin 2018, il y avait au printemps 43 ex-lobbyistes parmi les 298 conseillers ministériels, dont 4 conseillers sur 9 au cabinet de la ministre du Travail.
Le cas d'Audrey Bourolleau est particulièrement parlant. Anciennement chargée du lobbying de la filière viticole, elle est aujourd'hui la conseillère agriculture d'Emmanuel Macron. Sa présence au cœur du pouvoir a notamment permis aux producteurs et distributeurs de vin d'être associés aux questions de prévention de l'abus d'alcool. Une décision qualifiée d'"historique" par le lobby du vin et vivement critiquée par les associations de prévention contre l'abus d'alcool.
"La frontière dans la haute fonction publique entre le service de l’État et le service d’un certain nombre de très grandes entreprises est une frontière qui s’est affaiblie ces dernières années, regrette l’ancienne ministre Delphine Batho. Vous avez ainsi un nombre considérable de très, très hauts fonctionnaires, dont nous avons collectivement financé la formation à l’ENA ou dans d’autres grandes écoles, qui travaillent pour le compte de l’État pendant quelques années, qui ensuite partent dans des grands groupes privés, avant de revenir dans le public. Nos règles sur ce sujet sont hypocrites. Si on défend les intérêts de l’État, il faut en avoir la culture et l’éthique."
La loi de 2016 sur la déontologie des fonctionnaires a bien renforcé les contrôles avec, notamment, l’obligation d’établir une déclaration d’intérêts avant d’être nommé à un poste à responsabilité, mais pour beaucoup d’observateurs, cela ne suffit pas à prévenir les conflits d’intérêts. Une commission d’enquête du Sénat sur "les mutations de la haute fonction publique et leurs conséquences sur le fonctionnement des institutions de la République" a d’ailleurs remis un rapport sur le sujet en octobre 2018. Celui-ci recommande expressément de mieux contrôler les départs vers le secteur privé et d’affecter les fonctionnaires effectuant un retour vers le public à des postes non stratégiques "pendant une période de latence".
Le secteur énergétique est un bon exemple. Pour les partisans de la réduction du nucléaire en France, un "lobbying de l’intérieur" s’est installé petit à petit au sein du gouvernement et de la haute administration. Celui-ci serait ainsi parvenu à protéger la filière nucléaire lors des choix opérés pour la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), annoncée fin novembre, qui acte notamment le report de la baisse de la part du nucléaire dans le mix énergétique français de 2025 à 2035.
Pour l’ancienne ministre de l’Environnement Ségolène Royal, "le lobby nucléaire a eu gain de cause". Selon elle, "tout cela est finalement assez proche de ce qu’espérait EDF", une entreprise par laquelle sont passés de nombreux hauts fonctionnaires qui occupent désormais des postes clés dans les ministères ou dans les autorités de régulation du secteur de l’énergie. Or, c’est humain, on peut imaginer que ces personnes participant aux choix stratégiques de l’avenir énergétique de la France soient plus susceptibles de favoriser, intentionnellement ou non, leur ancien employeur.
Enfin, le rapport décomplexé aux lobbies se vérifie aussi à l’Assemblée nationale. En faisant entrer au Palais-Bourbon une majorité de novices en politique issus de la société civile, La République en marche (LREM) a considérablement modifié le profil des députés.
"C’est impressionnant puisque 14 % des députés LREM sont d’anciens chefs d’entreprise alors qu’ils ne représentaient que 4 % de l’ensemble des élus de la législature précédente", souligne Sébastien Michon, chercheur au CNRS, qui travaille notamment sur la sociologie des élus LREM. "C’est encore plus flagrant chez les novices : sur environ 140 primo-députés, 62 ont été dirigeants d’une entreprise, poursuit-il. Il y a donc clairement au sein de la majorité une fibre entrepreneuriale et un intérêt pour le monde de l’entreprise qui peut éventuellement se traduire par une oreille plus attentive aux intérêts des entreprises privées."
Pour Guillaume Courty, l’arrivée de ces nouveaux députés, issus pour 55 % d’entre eux des classes supérieures, est une bonne nouvelle pour les lobbyistes du secteur privé car ils partagent avec eux la même vision du monde et, par conséquent, la même conception des politiques à mener.
"Cette connivence ne tient pas uniquement à un accord de principe sur les vertus du libéralisme. Elle est beaucoup plus profonde : leur origine sociale, leur cursus scolaire puis universitaire, leur style de vie les font rédiger des textes ou justifier des politiques avec des arguments que les lobbies concernés n’ont pas encore eu le temps de publier", écrivait-il le 3 juillet 2018 dans une tribune publiée dans Le Monde, sous-entendant que ces nouveaux députés partagent le même point de vue que les lobbyistes avant même de les avoir écoutés.
L’attitude décomplexée des députés marcheurs se vérifie par ailleurs dans leur discours. "Les lobbies font partie de notre vie et sont de vrais partenaires pour nous. Ils ont une influence et c’est important qu’ils en aient une", estime ainsi Sylvain Maillard, député de Paris mais également toujours chef d'entreprise. Lui aussi assure "se déporter" sur les sujets qui pourraient le placer en conflit d'intérêts.
La question des conflits d’intérêts n’est pas nouvelle. Adapté du roman de Georges Simenon, le film "Le Président" (1961), réalisé par Henri Verneuil, montre dans une scène mémorable Jean Gabin en président du Conseil des ministres, à l’Assemblée nationale, pointant du doigt les députés en énumérant leurs nombreux conflits d’intérêts.
La députée LREM des Yvelines, Marie Lebec, est quant à elle une ancienne lobbyiste du cabinet Euralia et n’a pas hésité à affirmer, dans une interview pour la chaîne de télévision locale TV78, qu’elle travaillait "à revaloriser ce métier" qui est selon elle "absolument fondamental".
Problème : les interactions entre ces députés novices et les représentants d’intérêts peuvent être à l’avantage de ces derniers. "C’est sûr que c’est plus facile aujourd’hui avec les députés LREM, estime Charlotte, l’ancienne collaboratrice parlementaire devenue lobbyiste. Sur la première loi de finances, j’ai vite compris que je connaissais mille fois mieux le circuit de décision que mes interlocuteurs députés et qu’ils prenaient pour argent comptant ce qu’on pouvait leur dire. Ils ont sûrement dû se faire un peu balader au début."