Comment s’y prennent les lobbyistes pour influencer la loi ? Et y parviennent-ils toujours ? À en croire Thierry Coste, qui s’auto-proclame dans les médias "le plus puissant des lobbyistes", il serait possible de "manipuler les élus" à coup de bras de fer, de chantages et autres méthodes contestables. La réalité est pourtant bien différente. "Le lobbying est plus l’art de perdre la bataille que l’art de systématiquement gagner", estime d’ailleurs le chercheur Guillaume Courty, qui souligne que la plupart des demandes des lobbies n’aboutissent pas.
Concrètement, le lobbying consiste d’abord à suivre de près l’élaboration de la loi. Depuis l’évocation de l’idée d’un projet ou d’une proposition de loi jusqu’à la publication de son décret d’application, en passant par son écriture et ses modifications au Parlement, les représentants d’intérêts passent une grande partie de leur temps derrière un écran à étudier leurs dossiers.
"Les lobbyistes, ce sont des gens qui essaient de comprendre les ressorts d’une discussion, d’un débat, et qui se disent : ‘Comment je vais pouvoir convaincre de l’intérêt de ce que j’ai à dire ?’, détaille Fabrice Alexandre, de l’AFCL. C’est beaucoup de travail en amont. Contrairement à ce qu’on pense, les contacts avec les politiques viennent après un gros travail d’instruction d’un dossier. On essaie de comprendre comment sont perçus les sujets de notre client par les politiques." Puis vient l’élaboration des argumentaires et de la stratégie. "À quel moment je vais sortir quelle idée ? Que pensent mes adversaires ? C’est un jeu d’échecs qui repose sur un gros travail de fond", souligne Fabrice Alexandre.
Pour mettre toutes les chances de son côté, le lobbyiste tente en premier lieu de façonner les termes du débat public, de sorte que celui-ci se déroule dans un cadre favorable aux intérêts qu’il représente. Son but est alors de gagner la bataille des idées auprès de l’exécutif et de la haute administration. Ainsi, le débat, au printemps 2018, autour de l’inscription dans la loi de l’interdiction dans les trois ans du glyphosate, ne s’est pas joué sur la dangerosité avérée ou non du pesticide, mais sur les futurs produits de substitution. "Laissons le temps aux agriculteurs de trouver par quoi remplacer le glyphosate et faisons-leur confiance", pouvait-on entendre en boucle du côté de l’ancien ministre de l’Agriculture Stéphane Travert, de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et des députés opposés à l’inscription de l’interdiction du pesticide dans la loi.
Le lobbying auprès du Parlement vient dans un second temps, soit pour confirmer la victoire obtenue auprès de l’exécutif, soit pour tenter d’obtenir ce qui a été refusé par le gouvernement. Il cible essentiellement les "têtes de réseaux" comme les appellent les lobbyistes : ces parlementaires influents qui ont eux-mêmes un pouvoir de conviction sur les autres députés et sénateurs.
L’intervention des lobbies donne souvent lieu à des polémiques lorsque les sujets touchent à la santé publique ou à l’environnement, comme récemment avec le glyphosate, le nucléaire, l’huile de palme, le Nutri-Score ou encore les paquets de cigarettes neutres.
Mais au-delà de ces sujets ultra-médiatisés, les demandes des représentants d’intérêts sont avant tout techniques. Le gouvernement, les parlementaires, la haute administration sont constamment sollicités par des lobbyistes. Tous les jours, ce sont des dizaines de courriers qui arrivent dans les boîtes mail des conseillers ministériels ou des parlementaires avec des demandes particulières.
Nous avons pu nous procurer certaines de ces prises de contact – visibles ci-dessous – envoyées à une députée membre de la commission des lois. Celles-ci concernent aussi bien l’aide à l’éducation apportée par la France aux pays en développement que la vente aux consommateurs de tests génétiques non-médicaux à visée généalogique, mais aussi l’anonymisation des décisions de justice, le renforcement de l’efficacité et du sens des peines de prison ou encore la résidence alternée des enfants de parents divorcés. Ces messages proposent à la députée des questions au gouvernement ou des amendements clés en main, sollicitent des rendez-vous, fournissent des notes techniques et des recommandations, encouragent à soutenir ou à s’opposer à telle ou telle proposition.
"Pour un député, il est impossible de tout savoir lorsqu’un texte de loi arrive à l’Assemblée, souligne Charlotte, ancienne collaboratrice parlementaire aujourd’hui reconvertie dans le lobbying (voir plus bas). Les députés consultent, notamment les personnes directement concernées par le texte de loi, pour comprendre certains points et savoir ce qui va, ce qui ne va pas, ce qui doit être amélioré. Après il faut prendre les interlocuteurs pour ce qu’ils sont en gardant à l’esprit qu’ils représentent un intérêt particulier et qu’ils ont leur propre agenda. Donc il ne faut pas tout prendre en bloc et piocher les informations utiles."
Une influence limitée
On le voit, l’influence réelle du lobbyiste est difficile à mesurer. De plus, lorsqu’il n’est pas directement jeté à la poubelle de la boîte mail du député, un amendement proposé par un représentant d’intérêts, qu’il soit entièrement rédigé ou non, a de nombreux obstacles à franchir avant d’être intégré pour de bon dans la loi. Il doit être porté par un député, être validé en commission, puis en séance plénière et aura de grandes chances d’avoir entre-temps été modifié.
"Bien souvent, dans sa décision, le politique construit un consensus dans lequel vous pouvez retrouver certaines idées que vous lui avez soumises mais il y a aussi d’autres idées. Généralement le politique arrive à des décisions qui sont issues de plusieurs influences", note Fabrice Alexandre de l’AFCL.
D’autant que la décision du politique relève bien souvent, voire systématiquement, de nombreux facteurs, pas toujours en lien direct avec la fabrique de la loi. "La vraie question qui se pose c’est : à quoi sont sensibles les politiques ? Principalement aux enjeux électoraux et à l’avancement de leur carrière, relève le chercheur Guillaume Courty. Leurs décisions tiennent toujours compte de ce que pensera leur électorat, mais aussi, si vous êtes dans la majorité, des directives de l’exécutif, de ce que dit le parti au pouvoir et les membres influents de votre groupe parlementaire."
Ainsi, lorsque Emmanuel Macron convie Thierry Coste à une réunion avec Nicolas Hulot sur les chasseurs et qu’il décide de le suivre sur la baisse du prix du permis de chasse, est-ce le résultat de la force de persuasion de ce lobbyiste ou est-ce parce que le président estime que faire une fleur aux chasseurs améliorera sa cote de popularité dans la France rurale ?
"Au final, le coupable, ce n’est pas tant le lobbyiste que celui qui écoute le lobbyiste", résume Michel Sapin, pour rappeler que seul le politique reste maître des horloges, selon une expression chère à l’actuel président.
Des pratiques parfois contestables
Outre l’envoi de mails, d’autres méthodes sont utilisées par les lobbyistes pour établir une relation avec le pouvoir : invitations à déjeuner ou à dîner, invitations à des événements sportifs ou culturels et "petits cadeaux", toujours dans la limite d’une valeur de 150 euros, selon la règle fixée par le déontologue de l’Assemblée nationale. Ces attentions posent la question de la probité des élus, même si la plupart des parlementaires clament, d’une part, que ce n’est pas avec une bonne bouteille de vin ou un repas gastronomique qu’on achètera leur voix et, d’autre part, que ces pratiques se raréfient depuis quelques années.
Il y a aussi la stratégie qui consiste à mettre en valeur un ou plusieurs élus en organisant un colloque sur une thématique liée à l’intérêt que vous défendez. Les cabinets Boury, Tallon et Associés et Com’Publics sont les spécialistes français de ce type d’événement. Les "28es rencontres de l’épargne", organisées le 28 novembre 2018 en partenariat avec France Invest, La Banque postale, la Fédération bancaire française, l’Association française de la gestion financière, l’Association nationale des conseils financiers et la Caisse nationale de prévoyance de la fonction publique, ont ainsi été animées par les interventions du député des Yvelines Jean-Noël Barrot (MoDem), du député de la Marne Charles de Courson (UDRL) et de la députée de l’Orne Véronique Louwagie (LR). Une façon pour ces trois parlementaires de faire parler d’eux sans frais et d’apparaître comme "experts" d’un sujet technique.
Mais certains lobbyistes usent parfois de méthodes beaucoup plus agressives, comme l’envoi massif de courriers électroniques, le chantage à l’emploi ("Si vous prenez cette mesure, nous fermerons cette usine"), les campagnes de désinformation, les fausses pétitions, les manifestations montées de toutes pièces ou encore les campagnes de "name and shame" visant des élus sur les réseaux sociaux.
Pire encore, l’instrumentalisation de la science est devenue un outil de propagande pour certains lobbyistes malhonnêtes. "Quelle est la capacité de l’État à bénéficier d’une expertise indépendante ? Il y a eu un tel affaiblissement de l’État, une perte de compétences qui induit le fait que l’entreprise privée qui est concernée va avoir une technicité dans la connaissance du sujet qui va être un avantage pour elle, souligne Delphine Batho. Mais le problème est encore plus grave quand sur d’autres dossiers, et j’ai eu à en connaître certains lorsque j’étais ministre, les études d’impact environnemental présentées par les représentants d’intérêts sont des faux et l’administration ne s’en aperçoit pas."
Dans le même registre, les défenseurs du paquet neutre se souviennent encore des méthodes employées par l’industrie du tabac pour empêcher la mise en place de cette mesure. Dans son journal télévisé de 20 h du 12 mars 2015, France 2 avait ainsi démontré que l’argument massue des buralistes, selon lequel l’instauration du paquet neutre en Australie avait fait bondir le marché illicite de 25 %, était faux. Celui-ci reposait sur une étude "indépendante" en réalité commandée par les trois géants mondiaux du tabac : British American Tobacco, Imperial Tobacco et Philip Morris.
L’émission Cash Investigation avait de son côté détaillé, en octobre 2014, comment le cigarettier Philip Morris avait organisé des manifestations de buralistes entre septembre 2012 et janvier 2013 en fournissant slogans, t-shirts et banderoles.
"Bien sûr qu’il y a des mauvaises pratiques, comme malheureusement dans à peu près tous les secteurs, se défend Fabrice Alexandre, dont l’association propose une charte de déontologie. Mais notre travail à l’AFCL, c’est justement de lutter contre celles-ci, en faisant notamment un travail d’explication et de pédagogie auprès de nos pairs des bonnes pratiques."
Les manœuvres du lobby du tabac n’avaient finalement pas empêché l’instauration du paquet neutre en France. Preuve que le lobbying, même agressif et malhonnête, ne paie pas systématiquement.
Charlotte : "Difficile de passer de l’autre côté"
Les cabinets de lobbying, les entreprises ou les associations recrutent bien souvent d’anciens collaborateurs parlementaires. Qui de mieux, en effet, qu’un ancien membre de l’Assemblée nationale ou du Sénat pour suivre le travail législatif, repérer les articles à modifier et savoir à qui s’adresser et à quel moment pour influencer au mieux la décision publique ? C’est le cas de Charlotte (le prénom a été modifié à sa demande), collaboratrice parlementaire d’un député de gauche entre 2013 et 2016, qui a depuis rejoint une entreprise évoluant dans le secteur de l’énergie.
Lorsque vous étiez collaboratrice parlementaire, quel était votre rapport aux lobbyistes ?
Il est impossible de les éviter à partir du moment où vous vous investissez sur un texte. Leur expertise dans certains domaines est un vrai plus. Avec le député pour lequel je travaillais, nous étions régulièrement en contact avec une association représentant des intérêts économiques de notre circonscription et eux seuls étaient capables de nous fournir une analyse aussi poussée. C’est simple, les députés qui refusent de rencontrer les lobbies en bloc n’existent pas politiquement. À un moment donné, pour produire un travail législatif, on est bien obligé d’avoir des interlocuteurs. Quand on est rapporteur d’un texte, on mène des auditions, on écoute des points de vue.
Vous avez vu passer beaucoup d’amendements clés en main ?
C’est inévitable. Mais moi, je ne supportais pas de recevoir un amendement tout écrit. Je leur demandais systématiquement de cibler l’article qu’ils voulaient modifier, qu’ils m’expliquent pourquoi et ensuite je faisais ma tambouille. Il faut se l’approprier parce que le groupe de pression l’aura rédigé d’une certaine façon qui mettra en avant son propre intérêt alors que le député va élargir le problème pour être dans le cadre de la loi. Un article de loi ne doit pas être spécifique, il doit pouvoir s’appliquer sur tout le territoire. On est dans le cadre général alors que les représentants d’intérêts écrivent des amendements avec leur propre prisme et l’objectif qu’ils veulent atteindre, y compris dans la forme qui est souvent trop revendicative.
Comment êtes-vous passée de la politique au lobbying ?
On est venu me chercher en 2016. L’entreprise pour laquelle je travaille désormais cherchait quelqu’un qui sortait de l’Assemblée nationale et qui avait une maîtrise du parcours de la décision publique dans le but d’influer dessus. De mon côté, à un an des élections, je me disais que ça allait être très compliqué car tous les collaborateurs parlementaires des députés de gauche allaient se retrouver sur le marché du travail. Et même si mon député était réélu, je n’étais pas certaine de vouloir passer cinq ans dans l’opposition. J’ai donc commencé à dire à mes interlocuteurs que j’allais chercher du travail dans l’énergie ou l’environnement, car ce sont des secteurs que je connaissais bien et qui m’intéressaient. Cela a été difficile de passer de l’autre côté. C’est mieux d’être celle qu’on courtise plutôt que celle qui va courtiser, d’autant que je travaillais pour un député reconnu et influent. Là je suis celle qui doit expliquer pourquoi il est légitime pour un parlementaire de me parler.