Chapitre 3
FacebookTwitter

Au tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny, l'hiver 2017-2018 a été rude. Pendant un mois, toute une aile du bâtiment a été privée de chauffage. Plusieurs audiences ont dû être annulées. "Il ne faisait pas dix degrés dans les bureaux", se souvient Sophie Combes, juge et représentante du Syndicat de la magistrature. À cette époque, le sol du tribunal était également jonché de cartons débordant de dossiers.

Depuis, des crédits ont été débloqués pour effectuer des travaux, améliorer l'état des infrastructures et gérer les archives. Les cartons ont disparu. Mais, pour ceux qui y travaillent tous les jours, ces améliorations ne sont pas durables. Le TGI de Bobigny – deuxième juridiction de France après Paris – devient trop petit et le matériel informatique n'est pas adapté à la modernisation de la justice désirée par le gouvernement actuel.

Sarah Massoud, juge des libertés et de la détention, est arrivée à Bobigny en février 2018. Si elle se dit ravie de l'ambiance de travail, la magistrate reconnaît néanmoins que les manques de moyens informatiques entravent son travail. "On nous parle numérisation du XXIe siècle et tout ça, et on a des ordinateurs qui ne sont absolument pas puissants, des boîtes mail qui sont saturées dès qu'on part une semaine en vacances, des logiciels pour accéder aux dossiers numérisés de l'instruction qui dysfonctionnent régulièrement […]. Parallèlement, des objectifs du côté du gouvernement disent qu'il faut absolument faire prévaloir la numérisation."

À quelques stations de métro, des délais de traitement inégaux

Ce qui pénalise le plus le fonctionnement du tribunal reste le manque de moyens humains. Sophie Combes a dû supprimer une partie de ses audiences à la suite d'un départ en congé maternité dans son équipe. "Avec un collègue, on assure un suivi a minima de la section [de la personne qui est en congés] parce qu'on ne peut pas faire à deux le boulot de trois, mais ce n'est pas satisfaisant. Dans notre chambre, on avait de bons délais mais du coup, on est obligés de les allonger", déplore la magistrate.

Pourtant, le TGI s'est vu attribuer des moyens financiers supplémentaires. Mais l'équilibre reste fragile. Depuis le discours musclé de la procureure de la République de Bobigny, Fabienne Klein Donati, sur l'état de dysfonctionnement du TGI, huit nouveaux juges ont été affectés à Bobigny. "La situation demeure préoccupante et le demeurera tant que la juridiction ne sera pas renforcée en conséquence des besoins", dénonçait-elle. "En 2015-2016, on était à peine 100 magistrats sur le tribunal alors qu'on aurait dû être au grand minimum 120. Actuellement, nous sommes 137 grâce à des renforts", explique Sophie Combes.

Ces renforts ont permis aux juges de réduire les délais de traitement de leurs dossiers, notamment pour les juges aux affaires familiales. "À l'époque, il fallait un an pour qu'une décision soit rendue, alors qu'à Paris il fallait deux ou trois mois. À quelques stations de métro, il y avait une rupture d'égalité majeure. Aujourd'hui, on est à 3-4 mois de délai."

À cause de la longueur des délais d'attente, l'image de la justice est dégradée, déplore le rapport parlementaire de François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo. "Ces délais créent un sentiment d'impunité des délinquants qui, selon le maire de Clichy-sous-Bois [interrogé par les députés], prévaut au sein de la population lorsqu'elle constate que les auteurs d'infractions sont convoqués longtemps après avoir commis les faits." L'État a d'ailleurs été condamné en octobre 2017 par le TGI de Paris qui a constaté qu'il avait manqué à son devoir de "protection juridictionnelle des individus".



Enquêtes classées sans suite, perquisitions reportées, gardes à vue écourtées

Dans la police aussi, en Seine-Saint-Denis, les manques d'effectifs sont criants, avec une pénurie d'enquêteurs. Ainsi, les officiers de police judiciaires (OPJ) n'y représentent que 9,4 % des effectifs de sécurité publique, contre 16,9 % à Paris, ou 15,2 % dans le Val-de-Marne, d'après le rapport parlementaire sur l'action de l'État. Or leur travail est indispensable au bon déroulement des enquêtes judiciaires car ce sont eux qui effectuent les perquisitions et les placements en garde à vue.

"Souvent le parquet donne six mois aux officiers de police judiciaire pour enquêter. Il arrive que les collègues ne parviennent pas à traiter dans les délais impartis", raconte Gregory Goupil, policier membre du syndicat Alliance 93. Résultat : des enquêtes peuvent être classées sans suite, des perquisitions reportées et des suspects remis en liberté, faute d'avoir pu être interrogés dans l'heure par un OPJ, seul habilité à émettre un avis au parquet pour prolonger une garde à vue. "Les collègues se retrouvent à prioriser les dossiers. Ils aimeraient pouvoir gérer toutes les affaires de la même manière, mais ils bottent en touche", regrette Gregory Goupil. Pour un justiciable de Seine-Saint-Denis, victime de cambriolage par exemple, les délais de l'enquête seront allongés. "Une investigation sur un décès va passer avant un cambriolage, explique Gregory Goupil, car l'officier de police judiciaire doit aller vite sur ce genre de dossier pour prendre des photos du corps."

Les week-ends sont pires. Les commissariats sont contraints de mutualiser les moyens pour se partager les OPJ présents. Le nombre de gardes à vue s'en trouve limité. "Au-delà de 35 gardes à vue par week-end pour un district de sept villes, on frôle la saturation", estime Gregory Goupil.

La pénurie d'enquêteurs pénalise aussi le travail des policiers de terrain dans les affaires de trafic de stupéfiants. "Nous sommes dans le département le plus touché par les phénomènes de délinquance et d'insécurité sur les trafics de stupéfiants. Or on le sait bien, ça n'est pas en arrêtant le petit dealeur de la cité que l'on met fin à ce genre de trafics, c'est en remontant les filières et en menant des enquêtes", affirme Laurent Russier, le maire de Saint-Denis. Il déplore que dans sa ville, comme dans l'ensemble du département, la police nationale – tous services confondus – soit sous-dimensionnée. "À Saint-Denis, nous avons un policier pour un peu plus de 400 habitants alors que dans le 18e arrondissement de Paris, on en dénombre un pour 300. Pourtant, c'est juste de l'autre côté du périphérique. Les situations sont un peu similaires, avec peut-être même des niveaux de délinquance plus élevés ici, donc on devrait se dire que normalement, il y a plus de policiers. Or c'est le contraire", s'alarme le maire de Saint-Denis, qui fait partie des municipalités souhaitant attaquer l'État pour "rupture d'égalité".

"On ne demande pas un traitement de faveur. On ne demande pas d'avoir plus de policiers que la moyenne. On demande juste d'être traités à égalité", poursuit l'élu communiste. La requête de Laurent Russier semble avoir été entendue puisque le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, a annoncé fin février l'octroi de 20 policiers "aguerris" en renfort au commissariat de Saint-Denis dans un cadre bien précis, celui des quartiers de reconquête républicaine. Sur la trentaine de communes inclues dans ce dispositif né en 2018, on compte seulement quatre villes de Seine-Saint-Denis, regrette toutefois Laurent Russier.

Véhicules de police à Clichy-sous-Bois, où des émeutes urbaines en 2005 ont poussé à la création d'un commissariat de police cinq ans plus tard. Crédit : Ludovic Marin, AFP

"Moins la police rend de services, moins la population l'apprécie"

À Stains, autre commune qui envisage d'attaquer l'État en justice, il y a un policier pour 580 habitants, indique Azzedine Taïbi, le maire de la ville. L'édile a constaté auprès de la population les conséquences des manques de moyens humains dans la police : le sentiment d'insécurité grandit et la confiance en la police s'érode. "Les habitants se plaignent que quand ils appellent la police, on leur dit que personne ne peut venir parce qu'ils n'ont qu'une voiture", rapporte le maire. À Aulnay-sous-Bois, il y a quelques années, la mairie a fini par mettre un véhicule de sa police municipale à disposition de la police nationale, se souvient Noam Anouar, délégué du syndicat Vigi qui a exercé dix ans en Seine-Saint-Denis.

"Moins la police rend de services, moins la population l'apprécie", constate Christian Mouhanna, chercheur au CNRS et directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. "On sait que les interventions en Seine-Saint-Denis nécessitent au moins deux véhicules. Or la police manque de voitures. Au lieu d'intervenir en dix minutes, elle va mettre trois quarts d'heure. Et si les policiers arrivent trop tard, ils perdent leur crédit auprès des habitants."

"À Saint-Denis, il y a encore dix ans, nous n'avions pas de policiers municipaux. Parce que l'État ne mettait pas les moyens sur la police nationale, elle a fini par se désengager de missions qui étaient les siennes auparavant. Donc nous avons mis en place des services municipaux de médiation, de prévention pour laisser la police nationale exercer son cœur de mission qui est la sécurité des biens et des personnes", raconte Laurent Russier. En France, la police nationale est placée sous l'autorité du ministère de l'Intérieur, alors que les policiers municipaux sont financés par les mairies. Ces derniers ne peuvent intervenir que sur l'espace de leur commune et ne sont pas habilités à mener des enquêtes.

"Les polices municipales viennent pallier le manque d'effectifs", reconnaît Gregory Goupil. Un constat partagé par Noam Anouar qui salue "ces maires qui ont su faire preuve de pragmatisme". Cependant, la multiplication des polices municipales pose question. Selon que vous habitez à Bobigny ou à Drancy, vous ne bénéficierez pas de la même sécurité.

Des justiciables déjà fragiles

Pour Azzedine Taïbi, maire de Stains, la présence moindre des services publics dans les quartiers populaires pèse sur les justiciables, déjà plus fragiles socialement.

De la vulnérabilité des habitants du département, Sophie Combes, qui est en charge du contentieux de la copropriété et des baux et loyers commerciaux au TGI de Bobigny, donne un exemple. "Quand des personnes ne paient plus leurs loyers et doivent être expulsées mais ne peuvent pas être relogées tout de suite, elles peuvent demander au TGI un délai avant de quitter les lieux", explique la juge. En cas d'absence d'un juge au TGI, la décision – d'accorder ou non le délai à la personne – peut dans certains cas être prononcée alors que la personne a déjà été expulsée. D'autant que "la saisine d'un juge d'exécution n'est pas suspensive", c'est-à-dire qu'elle n'empêche pas la personne de se faire expulser, précise-t-elle. "Des gens qui ont demandé un délai pour ne pas être expulsés se font alors expulser en raison de la longueur des délais de réponse de la justice", déplore Sophie Combes.

Des "juges de mesures fictives"

Parmi ces populations vulnérables, les enfants sont les plus exposés. La justice des mineurs en Seine-Saint-Denis (où plus de 43 % des habitants ont moins de 32 ans contre 36,2 % pour la moyenne métropolitaine) est la principale victime des manques de moyens alloués à la justice. Le 5 novembre dernier, dans une tribune publiée dans Le Monde, les juges des enfants du tribunal de Bobigny ont exprimé leur inquiétude. Dans ce texte intitulé "Notre alerte est un appel au secours", les magistrats dénonçaient des délais inacceptables dans la prise en charge des enfants en danger. "Il s'écoule jusqu'à 18 mois entre l'audience au cours de laquelle la décision est prononcée par le juge des enfants et l'affectation du suivi à un éducateur", affirmaient-ils dans leur tribune.

Selon eux, les choses sont bien différentes à Paris : "De l'autre côté du périphérique, la prise en charge des mesures éducatives judiciaires se fait sans délai, ce qui crée une inégalité inadmissible de réponse aux difficultés des familles." La faiblesse des moyens pour la justice des mineurs est telle que ces magistrats estiment être devenus des "juges de mesures fictives".

Sarah Massoud est juge des libertés et de la détention au tribunal de grande instance de Bobigny. Crédit : Julia Dumont

Par manque de moyens en Seine-Saint-Denis, l'application des peines, des mesures éducatives ou des obligations de soins ne peut être assurée de manière certaine et risque de mettre le mineur en danger. "Les hébergements, les éducateurs en nombre suffisant… Tout cela dépend du département, or vous avez affaire à un département pauvre", souligne Christian Mouhanna. "Les conséquences peuvent être graves pour des mineurs qui vont rester des victimes ou s'ancrer dans la délinquance."

En tant que juge des libertés et de la détention, Sarah Massoud a la charge d'envoyer en prison ou de libérer d'une détention provisoire des personnes mises en examen. Pour elle, "la question des structures de soins pour les personnes mises en examen est primordiale", notamment en ce qui concerne la santé mentale.

Selon elle, de nombreux détenus auraient plus besoin d'un suivi psychiatrique que d'un séjour en prison, mais les structures publiques telles que les centres d'addictologie ou les centres médico-psychologiques (CMP) sont saturées dans le département.

Dans une telle situation, "on peut imposer à tire-larigot des obligations de soins [dans le cadre d'un contrôle judiciaire] mais si les rendez-vous sont six mois après ou si les structures ne sont pas adaptées pour quelqu'un qui est dans la rue, un contrôle judiciaire ne sert à rien", regrette Sarah Massoud.