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Des flaques de pétrole dans les forêts, des lagunes polluées, des crabes recouverts de mazout : avec des photos et des vidéos, des activistes dénoncent les pollutions à répétition dans l’ouest du Gabon. En trois ans, ils ont documenté dix sites pollués dans la région de l’Etimboué, tous situés près de champs pétroliers de la société franco-britannique Perenco. La spécialité de Perenco est d’exploiter à bas coût des champs pétroliers en fin de vie. Mais selon les activistes, ses infrastructures sont vétustes et elles seraient à l’origine des pollutions. La rédaction des Observateurs de France 24 a enquêté dans cette nouvelle émission spéciale, "Gabon : les ravages du pétrole low-cost".





Les lanceurs d'alerte

Les arbres se reflètent dans de larges nappes d’eau brunes et luisantes au sol. La forêt est marécageuse. Mais la couleur de cette eau, elle, n’a rien de naturel. Le 3 mai 2022, à Moba, une localité de la région d’Etimboué, dans l’ouest du Gabon, l’activiste Bernard Christian Rekoula filme sa découverte et plonge son doigt dans l’une des flaques. Le bout de son index ressort recouvert d’un épais liquide noir, visqueux : "Regardez ! Tous les poissons de cette rivière sont morts !"

Alerté d’une pollution en cours par des riverains, il est venu constater les dégâts et surtout, récolter des preuves. "Toute cette forêt est déjà souillée, tout le cours d’eau !" Pour l’activiste, il n’y a pas de doute, c’est bien du pétrole qui s’est écoulé ici. La caméra braquée vers lui, ou filmant sur son chemin les traces de brut, la rivière marron qui s’écoule devant lui et les boudins de sable placés ici et là pour retenir les hydrocarbures, il commente : "Regardez les barrages, les super barrages…", "peut-on détruire un pays comme ça ?!"



Ces images ont été prises les 3 et 4 mai à Moba, dans l'Etimboué, au Gabon, lors d'une mission d'observation menée par le Réseau des organisations libres de la société civile du Gabon (ROLBG). Crédit photos : Bernard Christian Rekoula et ROLBG.


Avec le ROLBG (le Réseau des organisations libres de la société civile du Gabon), Bernard Christian Rekoula, réalisateur de documentaires, arpente depuis octobre 2019 cette région pétrolière et gazière pour documenter les cas de déversements d’hydrocarbures. Il en filme les impacts avec sa caméra et son drone, puis géolocalise les alertes sur une carte.

"Des lanceurs d’alerte nous préviennent en temps réel"

Nous avons dans la région d’Etimboué, sur un rayon de plus de 100 km, des lanceurs d’alerte qui nous préviennent en temps réel lorsqu’ils découvrent une pollution. En fonction de la gravité, nous organisons des missions pour récolter des images, photos et vidéos, afin d’alerter l’opinion nationale et internationale.

En 2020, Bernard Christian Rekoula a réalisé un documentaire de 46 minutes, "Etimboué, ou la dictature du pétrole", sur les pollutions dans la région.

Mais malgré ses multiples alertes, de nouveaux déversements continuent d’être observés. En trois ans, Bernard Christian Rekoula et les activistes du ROLBG ont répertorié un total de dix sites pollués dans l’Etimboué. Tous sont situés près de champs pétroliers opérés par le groupe Perenco, une entreprise familiale présidée par François Perrodo, l'une des 20 plus grandes fortunes de France.

En jaune, les sites de pollutions pétrolières répertoriées par les activistes gabonais dans la région de l’Etimboué. En rouge, les sites pétroliers exploités par l’entreprise Perenco. Crédit : Les Observateurs de France 24.

Début mai à Moba, comme lors de nombreuses missions, Bernard Christian Rekoula est accompagné d'un autre acteur très actif dans le suivi de ces "marées noires" en pleine nature : Georges Mpaga, le président du ROLBG.

Avec plusieurs collectifs d’habitants de l’Etimboué, Georges Mpaga mène depuis 2020 une bataille judiciaire contre Perenco, accusé par les activistes d’être responsable des déversements d’hydrocarbures à répétition dans les forêts, lagunes et rivières de l’Etimboué. En juillet 2021, le procureur de la République près du tribunal de première instance de Port-Gentil a mis en examen la compagnie pétrolière.

"Notre objectif est de faire condamner Perenco"

À ce jour, au Gabon, le ROLBG et les communautés d’Etimboué ont déposé trois plaintes suite aux pollutions massives générées par des crimes environnementaux imputables à Perenco. Cette procédure est en cours auprès du premier juge d’instruction.

Nous avons aussi déposé en 2020, un référé en vue de procéder à l'évaluation environnementale des zones polluées en Etimboué. Enfin, une troisième plainte en flagrant délit a été déposée en juin suite à la pollution massive ayant entraîné des impacts environnementaux à grande échelle les 3, 4 et 5 mai dernier à Moba. Notre objectif est de faire condamner Perenco pour les crimes qui sont de sa responsabilité.

Avec ces procédures judiciaires, Georges Mpaga et Bernard Christian Rekoula espèrent que des études seront menées pour comprendre à quel point la région de l’Etimboué est polluée, et mesurer les impacts de ces pollutions sur l’environnement et la santé des habitants.

Les impacts sur l'environnement

L’Etimboué est l’une des principales régions pétrolières au Gabon. Mais ses forêts et ses lagunes sont aussi un moyen de subsistance pour les habitants. Et les pêcheurs de la lagune Nkomi ont été parmi les premiers à dénoncer les pollutions du groupe Perenco.

À Batanga, tout près du site pétrolier "CB1" exploité par Perenco, Lydie Rebela en a fait son combat. Depuis plusieurs années, cette ancienne pêcheuse voit les déversements se multiplier : les filets de pêche finissent englués dans le pétrole, et les poissons de la lagune se font de plus en plus rares.

"Il y a des changements du milieu marin, de la flore"

Quand il y a des déversements de produits chimiques dans une lagune, forcément il y a des changements du milieu marin, de la flore. Bien sûr, nous ne sommes pas des techniciens pour le prouver, mais ces produits chimiques sont aussi toxiques pour notre organisme.

En juin 2021, plusieurs pêcheurs d’Etimboué ont organisé un sit-in devant le siège de Perenco à Port-Gentil, la capitale économique du Gabon.

Jean-Jacques Nkeze, pêcheur et secrétaire général du Collectif de défense des intérêts économiques d’Olendé, a été l’un des initiateurs de cette manifestation. Avec son collectif, il demande lui aussi que des études environnementales soient menées et souhaite que les pêcheurs reçoivent des indemnisations lorsque les pollutions impactent leur activité.

"Certains crustacés sont roulés dans le mazout"

Certains crustacés - les petites crevettes, certains petits crabes - sont roulés dans le mazout. C’est de ces espèces que se nourrissent les gros prédateurs. Et donc lorsqu’elles sont entraînées dans une grosse hécatombe suite à des déversements d’hydrocarbures presque concomitants, il est clair qu’au bout d’un temps, les espèces s’en vont. Le problème de fond avec Perenco, c’est qu’ils transforment tous les sites sur lesquels ils travaillent en sites de pollution.

En 2020 et en 2021, des représentants du ministère gabonais des Eaux et Forêts, de la Mer et de l'Environnement se sont rendus dans la région de l’Etimboué. Ils ont constaté plusieurs "incidents ayant pu causer des pollutions (...) du fait de la société Perenco". En janvier 2021, le ministère a appelé à conduire un audit afin de déterminer précisément leur impact environnemental.

En 2021, dans la région de l'Etimboué, des pêcheurs ont retrouvé du pétrole sur leurs filets et leurs bâteaux. Crédit : Jean-Jacques Nkeze.

Laurence Maurice, géochimiste à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), a étudié les impacts environnementaux associés à l’exploitation pétrolière dans plusieurs pays d’Amérique latine. Elle explique les effets que des déversements réguliers d’hydrocarbures peuvent avoir sur l’environnement.

"En plus des hydrocarbures, il y a aussi des métaux toxiques"

Nombre des molécules organiques contenues dans les hydrocarbures ont été classées comme mutagènes, génotoxiques et cancérigènes. En cas de déversements directs, cela brûle toute la végétation. En plus des hydrocarbures, il y a aussi des métaux toxiques. De plus, lorsque l’on extrait du pétrole brut, on extrait également de l’eau de formation, une eau excessivement salée qui est aussi très dangereuse.

En Equateur, dans les petites rivières particulièrement polluées par des fuites, nous avions vu une perte de biodiversité dans les poissons, et aussi une diminution de la taille des poissons. Nous avons aussi fait des analyses d’eau dans les puits profonds, dans des nappes phréatiques, où nous avons trouvé des molécules cancérigènes.

En attendant que des analyses similaires soient menées dans la région de l'Etimboué, les activistes se battent pour qu'une dépollution efficace soit menée par l'entreprise Perenco.

Ce barrage a été installé pour circonscrire la zone polluée par un déversement de pétrole en janvier 2021, près du site pétrolier "CB1", dans la région de l'Etimboué. Crédit : Bernard Christian Rekoula.

Dans les vidéos de Bernard Christian Rekoula à Moba début mai, ce sont en effet de simples sacs de sable qui font office de barrages contre les hydrocarbures. Sur d’autres images prises ces dernières années sur des sites de pollution en Etimboué, des barrages flottants similaires sont visibles. Selon Laurence Maurice, cette méthode ne suffit pas à dépolluer une zone sinistrée.

On peut mettre des barrages flottants pour limiter l’étendue spatiale de la pollution, mais le problème, c’est que les hydrocarbures plus lourds se déposent sur le fond, ou sur le sable et sur la côte. Donc les barrages flottants empêchent la propagation des hydrocarbures légers, mais cela n’empêche pas la pollution. Après, il faut tout pomper et ramasser manuellement les sédiments souillés du fond de la rivière.

Perenco : modèle low-cost

Le 28 avril 2022, une nouvelle alerte a été lancée par Bernard Christian Rekoula et le ROLBG. Cette fois, il ne s’agit pas d’une fuite en pleine nature… mais à l’intérieur du terminal pétrolier du Cap Lopez, près de Port-Gentil. Il s’agit du principal terminal d’exportation pétrolière du pays, par lequel transite 70 % de la production gabonaise. Il est opéré par Perenco depuis novembre 2021.

Le lendemain de la fuite, Bernard Christian Rekoula s’est rendu sur place et a pu filmer l’étendue des dégâts avec son drone. Sur ses images publiées en ligne, on peut voir le terminal inondé de pétrole et un camion-citerne à moitié submergé.

Cette image prise grâce à un drone le 29 avril permet de voir un camion-citerne à moitié submergé dans du pétrole après une fuite détectée sur un bac stockage. Crédit : Bernard Christian Rekoula.

Selon le communiqué publié par Perenco le 29 avril 2022, une fuite a été détectée sur le bac de stockage de pétrole R17. D’après l’entreprise, "l’intégralité du pétrole a pu être contenue dans les bacs de rétention et aucune pollution marine n’a pu être constatée à ce stade". Le communiqué de presse du ministère gabonais du Pétrole reprend exactement la même formule.

Pourtant, une vidéo filmée par un employé du terminal le jour de la fuite, et des images satellitaires obtenues par la rédaction des Observateurs de France 24, montrent que du pétrole s’est déversé en-dehors des bacs de rétention.

before
After
Ces images satellitaires du terminal du Cap Lopez avant et après la fuite de pétrole ont été transmises à la rédaction des Observateurs de France 24 par Planet. Crédit : Planet.

Dans son communiqué, Perenco indique par ailleurs que le bac R17 contenait 50 000 m3 de pétrole brut au moment de la fuite. Or, dans un document interne que la rédaction des Observateurs de France 24 a pu consulter, l’entreprise précise qu’il renfermait plus de 500 000 barils, soit environ 80 500 m3 de pétrole. Cette quantité reste inférieure à la contenance maximale du bac, fixée à 90 000 m3. Cependant, deux sources ont confié à notre rédaction que la vulnérabilité du bac R17 était connue, et qu’il était par conséquent utilisé avec la consigne de ne pas le remplir en entier. Selon ces sources, Perenco n'aurait pas pris cette précaution le jour de l'incident.

Ces images ont été prises à l’intérieur du terminal du Cap Lopez, après la fuite détectée sur un bac de stockage de pétrole. On peut voir que du pétrole s’est déversé sur la route. Crédit : DR.

Construit par Total dans les années 1950, le terminal pétrolier du Cap Lopez nécessite de fréquents travaux de maintenance - d’autant que la péninsule sur laquelle il est installé est sujette à des glissements sous-marins, menaçant les installations du terminal.

Les rapports annuels de Total Energies Gabon depuis 2014 font état de travaux réguliers sur les bacs de stockage de pétrole. Dix des quinze bacs du terminal étaient soumis à des travaux de remise en conformité. Selon le média d’investigation français Africa Intelligence, trois bacs de stockage ont été rénovés en 2021, mais pas le bac R17 d’où est partie la fuite.

Dès la cession du terminal en novembre 2021, Perenco avait promis des investissements pour le moderniser. Dans un communiqué transmis à la rédaction des Observateurs de France 24 après la fuite, le service de communication de l’entreprise le rappelle également : "Ce malheureux incident a accéléré la rénovation planifiée du terminal. Nous allons saisir cette opportunité pour le moderniser".

La société pétrolière a également annoncé l’ouverture d’une enquête sur la défaillance du réservoir de stockage.

Un bac de stockage de pétrole du Cap Lopez (image prise à l’exterieur du terminal). Crédit : Bernard Christian Rekoula.

Une "low-cost" du pétrole à la structure opaque

Pour les activistes, l'incident du Cap Lopez est une conséquence du mode de fonctionnement de Perenco, qui opère à bas coût des infrastructures pétrolières anciennes.

Au Gabon, la production de pétrole décline et les champs pétroliers ont vieilli. Les multinationales comme Total et Shell ont donc peu à peu revendu leurs actifs pour investir dans de nouveaux projets plus prometteurs. De son côté, la société Perenco revendique sur son site internet son savoir-faire dans "l’exploitation des champs matures". Son modèle économique consiste à racheter des infrastructures pétrolières en fin de vie et à les optimiser.

Mais les activistes gabonais estiment que ses puits et pipelines sont trop vétustes et qu’ils sont en conséquence à l’origine des pollutions dans l’Etimboué.

Perenco hérite d'infrastructures qui ont plus de 60 ans (...) beaucoup de pipelines sont complètement usagés, rouillés, laissés à l'air libre sans être surveillés.

Présente sur trois continents, la société Perenco alimente aussi des critiques dans d'autres pays. Au Guatemala, en Colombie, en Equateur et en Tunisie, des habitants et des ONG alertent contre des déversements d’hydrocarbures liés à l’exploitation pétrolière de Perenco. Deux associations françaises, Les Amis de la Terre et Sherpa, ont poursuivi le groupe en justice en 2020 pour des pollutions en République démocratique du Congo.

Pour Léa Kulinowski, chargée de mission juridique chez Les Amis de la Terre, les causes de ces pollutions se ressemblent d’un pays à l’autre.

"Ils n’ont pas de politique environnementale"

Les témoignages du terrain pointent vers les mêmes causes de pollution : des équipements vétustes, un manque d’entretien, de diligence, pas de mesures prises pour protéger l’environnement… Cela se voit dans beaucoup de pays où Perenco opère. Cela semble faire partie de leur mode de fonctionnement. Ils n’ont pas de politique environnementale. Au regard du droit français, ainsi que du droit international, les entreprises ont une responsabilité en termes de droits humains et environnementaux.

Les Amis de la Terre dénoncent aussi l’opacité qui entoure la structure et les activités de Perenco. "Le groupe est organisé en une myriade de sociétés écrans, dont la plupart sont enregistrées dans des paradis fiscaux comme les Îles Vierges, Bermudes et Bahamas, où l’accès à l’information est totalement verrouillé", écrit ainsi l'ONG dans un communiqué en juillet 2021.

Léa Kulinowski explique que le manque de transparence permet à Perenco d’éviter les poursuites pour pollution.

Avoir des sociétés à l’étranger leur permet d’échapper à leurs responsabilités. (…) Perenco semble se cacher derrière cette opacité, ces sociétés offshore, et profite d’avoir plusieurs entités pour repousser les responsabilités d’une structure à l’autre. Mais on voit bien que le mode de fonctionnement est le même partout.

En juin dernier, le gouvernement gabonais s'est engagé auprès du Fonds monétaire international (FMI) à auditer cinq entreprises du secteur pétrolier : Perenco, Total Gabon, Assala Gabon, Maurel & Prom et Vaalco Gabon. L’audit sera exécuté par un cabinet international "indépendant" et devrait permettre une meilleure visibilité sur les coûts de production des produits pétroliers au Gabon pour plus de transparence dans le secteur.

La société Perenco a décliné la demande d’entretien de la rédaction des Observateurs de France 24 au sujet des pollutions pétrolières observées dans l'Etimboué. Également contactés, le ministère gabonais de l’Environnement et la direction des Hydrocarbures, n’ont pas répondu à nos sollicitations. Nous publierons leurs réponses si celles-ci nous parviennent.