La deuxième étape du périple de France 24 nous emmène dans les villes de Laredo et de sa jumelle mexicaine, Nuevo Laredo. Les deux cités constituent le poumon économique de la région transfrontalière entre le Mexique et les États-Unis. Au mur voulu par Trump, elles opposent la nécessité du commerce et le maintien de l’Aléna, accord de libre-échange primordial.
Sur le World Trade Bridge de Laredo, les files de camions s’étendent à perte de vue. En partance et en provenance du territoire américain. Chaque jour, plus de 10 000 poids lourds empruntent l’un des quatre ponts de la ville. Chaque jour, le même rituel : le chauffeur récupère sa cargaison à Nuevo Laredo, côté mexicain, puis patiente près de quatre heures avant d’atteindre l’un des 14 guichets des douanes américaines. À ce stade, si tout est en ordre, en moins d’une minute, il sera autorisé à effectuer sa livraison dans l’un des nombreux entrepôts de Laredo.
Située à la frontière sud, cette ville américaine de 260 000 habitants constitue le principal point d’entrée de marchandises, soit 52 % des échanges commerciaux avec le Mexique, pour un montant de plus de 303,37 milliards de dollars. Laredo doit son “succès” avant tout à sa position géographique : le centre du Texas. En face de sa jumelle mexicaine, elle ne se trouve ni trop à l’ouest, où le relief montagneux rend la circulation difficile, ni trop à l’est, où le Rio Grande serpente à travers des paysages arides jusqu’à l’Atlantique.
“Nous sommes bénis par notre géographie”, résume Pete Saenz, maire indépendant de la ville récemment réélu.”Nous sommes au carrefour de l’Amérique centrale, du Nord, du Sud. L’autoroute panaméricaine débouche à Nuevo Laredo, côté Mexique. Et, de notre côté, c’est le début de l’Interstate 35, corridor principal pour le centre et l’est des États-Unis.”
L’essor de la ville a connu un tournant en 1994, avec la signature de l’Aléna, l’accord de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada. Placées au centre du jeu, Laredo et sa consœur mexicaine vivent désormais du commerce transfrontalier et du transport. Les entreprises de transport et de logistique se sont multipliées dans la ville américaine, tout comme les métiers de vente et de réparation de semi-remorques. Quatre ponts routiers la relient désormais à sa voisine ainsi qu’une voie ferroviaire.
Rafael Tawil est à la tête d’une de ces sociétés qui se sont enrichies grâce à l’Aléna. Créée au Mexique en 1930, TUM Logistics est, depuis, devenue l’une des plus grosses entreprises de transport du Mexique, avec une flotte de plus de 2 000 camions et 4 000 remorques. Lorsque Donald Trump a menacé de remettre en cause l’accord de libre-échange, Rafael Tawil, qui vient de créer une filiale américaine, s'est inquiété.
“Quand quelqu’un remet en cause un accord établi, il menace votre capacité à investir et à faire croître votre entreprise. La fin de l’Aléna aurait également remis en cause le volume de biens importés et donc notre activité”, explique-t-il.
“Notre économie est dépendante à 50 % de l’Aléna, il était donc très important que cela continue”, renchérit Pete Saenz.
Les professionnels de la ville se sont donc mobilisés. La Motor Carriers Association de Laredo, qui rassemble les chefs d’entreprise du transport, a fait campagne pour le maintien de l’accord. Pete Saenz s’est rendu à Washington en compagnie de son homologue de Nuevo Laredo, Enrique Rivas. Il a également impliqué tous les acteurs économiques de Laredo.
Gracias al @MayorPeteSaenz y al Pres. Enrique Rivas de Nuevo Laredo x participar en una entrevista sobre nuestras reuniones en Washington pic.twitter.com/BSK6a58X5L
— Rep. Henry Cuellar (@RepCuellar) 8 mars 2017
Parmi eux, Gerardo Schwebel, l’un des cadres de la plus importante banque de la ville, l’International Bank of Commerce (IBC). Créée en 1966 à Laredo, elle a su tirer parti du commerce transfrontalier pour devenir la 19e banque des États-Unis, tout en conservant son siège social sur la rive du Rio Grande. Gerardo Schwebel est considéré comme l’un des plus grands experts mondiaux de l’Aléna, qu’il a contribué à négocier en 1994. En 2018, il a suivi de près l’évolution des discussions sur le nouvel accord, l’USMCA (United States-Mexico-Canada Agreement).
“Nous savions qu’il était important de moderniser l’accord original et de l’améliorer. Notre inquiétude, c’était que les hommes politiques en viennent à rompre l’accord”, explique-t-il dans un bureau situé dans un des plus hauts immeubles de la ville. “J’étais assez optimiste parce qu’au fond, ce ne sont pas les gouvernements qui créent les échanges, mais bien les gens.”
Deux villes, une communauté
Laredo et Nuevo Laredo. Une proximité transfrontalière remontant à la guerre américano-mexicaine, qui a fixé la démarcation entre les deux pays sur le Rio Grande en 1848. Les habitants de Laredo refusent alors de subir le joug américain et décident de refonder leur ville…de l’autre côté. La légende veut qu’ils aient même déterré leurs morts pour les inhumer en terre mexicaine. Aujourd’hui, Laredo compte entre 95 et 97 % d’Hispaniques.
À la sortie du pont des Amériques, dans le centre-ville, les contrôles se font légers. L’équipe de baseball de Nuevo Laredo, los Tecolotes, joue la moitié de ses matches à domicile... au Texas. Les habitants de Monterrey, la mégalopole mexicaine à deux heures de la frontière, viennent pour le week-end ou faire du shopping au Outlet Shoppes of Laredo, un immense centre commercial situé directement à la sortie du pont. Dans ce mall si typiquement américain, on trouve un autel à la Vierge de Guadalupe, sainte patronne des Mexicains. On peut également y déguster un “Border dog” ou un hot-dog de la frontière, garni de bacon et de jalapeños (petits piments).
À Laredo, point de mur
Autre particularité de Laredo : le mur frontalier n’existe pas, à l’exception d’une courte section dans le Community college local. Malgré le regard inquisiteur de la police frontalière, les habitants peuvent flâner librement dans le parc de los Tres Laredos, situé au pied du pont et du centre commercial.
L’idée d’”un beau et grand mur” que Donald Trump défend n’a pas bonne presse ici. Pour autant, le discours sur la nécessité d’ouvrir les frontières ne fédère pas davantage :
“ À Laredo, nous avons une rivière. Je pense qu’elle nous sépare, mais qu’elle nous unit aussi. Le commerce ne marche que s’il est sécurisé”, explique Gerardo Schwebel, de l’International Bank of Commerce.
“Nous ne voulons pas du mur. Nous voulons un mur virtuel. Nous voulons une frontière sécurisée, mais sans mur physique : avec plus de personnel, de technologie, plus de routes surveillées, et les abords de la rivière nettoyés de la végétation”, affirme Pete Saenz, l’édile américain. “Je pense que c’est un meilleur usage de l’argent, car les murs peuvent être franchis. Nous verrons bien. Nous nous y opposons, mais nous ne voulons pas forcément utiliser l’argent des contribuables pour un recours perdu d’avance.”
Une exigence de sécurité qui se heurte à une réalité. Si le commerce est roi ici, la contrebande est sa fille aînée. Los dos Laredos, de part leurs positions stratégiques, sont aussi un point névralgique pour la contrebande. On estime que 3 % des produits sont illégaux : la drogue passe du sud vers le nord tandis que les armes et l’argent sale font le trajet inverse.
“Le climat de violence au Mexique n’affecte pas Laredo. Les différentes forces de police et agences fédérales travaillent en coopération et disposent de l’appui de la population locale,” déclare Jose A. Martinez, porte-parole de la police des frontières dans le secteur. “Aujourd’hui, Laredo est une villes les plus sûres d’Amérique.”
Business is business
De fait, ce n’est pas tant l’insécurité qui inquiète les entrepreneurs que les délais pour franchir les ponts : “Un chargement prend minimum trois ou quatre heures du point de chargement à Nuevo Laredo au déchargement à Laredo. Voire beaucoup plus dès qu’il y a un problème. C’est inacceptable !”, dénonce Rafael Tawil. “Les chauffeurs sont frustrés et c’est normal : ils sont payés au trajet.”
Pour faciliter la vie des entreprises, la CBP, le service des douanes américaines, a mis en place quatre voies rapides sur le World Trade Bridge. Pour y accéder, il faut s’inscrire au programme FAST et montrer patte blanche aux douaniers. Ces derniers vérifieront les installations de l’entreprise, son système de sécurité, les antécédents de chacun des chauffeurs… Ce n’est qu’au terme d’un long processus que les routiers peuvent obtenir le Graal : un couloir qui permet d’éviter l’interminable attente.
Les salariés de Rafael Tawil n’y ont pas accès. Le chef d’entreprise, espère, lui, la construction de nouveaux ponts et de nouvelles voies sur ceux qui existent déjà. Le projet d’un cinquième pont routier est à l’étude, mais il faudrait des fonds de l’État fédéral pour qu’il aboutisse. Or, celui-ci préfère les murs.