"Agissons ensemble pour l'égalité républicaine." Sur les grilles de la mairie de Stains, au nord de Saint-Denis, le slogan s'affiche aux côtés d'une Marianne qui montre ses biceps. Au dernier étage du bâtiment, Azzedine Taïbi, le maire de cette ville d'un petit peu moins de 40 000 habitants, est préoccupé par l'annonce de l'arrêt de l'accompagnement éducatif dans les écoles primaires. Des parents sont venus trouver l'équipe municipale après l'avoir eux-mêmes appris par un mot dans le carnet de correspondance de leurs enfants. Depuis 2013, cette mesure permettait aux élèves scolarisés en zone d'éducation prioritaire de bénéficier d'une aide aux devoirs ou de pratiquer une activité sportive ou culturelle en dehors des heures de classe.
Pour la mairie, cette suppression est une injustice de plus infligée aux élèves des écoles de la ville. Une de plus car, en matière d'inégalités dans le domaine de l'éducation, le département en subit déjà beaucoup.
Les élèves, eux, en ont bien conscience. Shehrazade est en terminale au lycée Maurice Utrillo de Stains. Tous les samedis, elle participe à l'aide aux devoirs organisée par l'association Stains espoir. La violence au lycée, les absences répétées de professeurs et la présence d'un ancien gendarme en tant que proviseur-adjoint font partie de son quotidien. Mais elle trouve que ce n'est pas partout comme cela. "J'ai l'impression qu'ailleurs ils apprennent mieux", confie la jeune fille, lunettes rondes sur le nez et cheveux tirés en chignon.
"Le samedi matin, normalement on devrait avoir un devoir sur table, ajoute-t-elle. Mais ça a été supprimé. La principale a dit qu'il n'y avait pas assez de surveillants et que l'Éducation nationale n'avait pas assez d'argent pour en embaucher d'autres."
"On remplace les professeurs absents en fonction du degré de protestation"
Les absences de professeurs non remplacées sont devenues le cauchemar des parents d'élèves de Seine-Saint-Denis. Leïla Kerbache, vice-présidente de l'Union locale des parents d'élèves du 93, a fait le calcul. Entre septembre 2018 et janvier 2019, son fils, scolarisé en sixième au collège Henri Barbusse de Saint-Denis, a perdu 46 heures de cours faute de professeurs pour les assurer.
Les absences ne touchent pas que le secondaire. À Bobigny, dans l'école primaire qu'elle dirige, Véronique Decker y est également confrontée. Elle se souvient qu'il y a quelques années, une de ses classes de CM2 n'a pas eu d'enseignant pendant un mois entier.
Pourtant, comme l'indique le rapport parlementaire sur l'action de l'État en Seine-Saint-Denis, "compte tenu des difficultés des élèves, l'absence d'enseignants est plus dommageable qu'ailleurs".
À l'occasion d'une journée de sensibilisation à la violence organisée dans le collège de son fils, Leïla Kerbache a été surprise d'entendre des élèves expliquer qu'ils vivaient ces absences de professeurs comme une forme de violence.
Pour la sociologue Agnès van Zanten, directrice de recherche au CNRS et membre de l'Observatoire sociologique du changement (Sciences Po), "il est évident que les élèves ressentent une forme de mépris, parce qu'on sait bien que les choses ne se passent pas de la même façon ailleurs. Dès lors que l'on est dans des territoires plus difficiles, il y a une forme d'adaptation de l'administration à ce type de contexte. Donc on remplace en fonction du degré de protestation."
Recours massif aux contractuels
Depuis plusieurs mois, la situation s'est cependant améliorée dans les écoles primaires du département. En apparence du moins. Car, selon Véronique Decker, "on fait croire aux parents qu'il y a un remplaçant parce que l'État envoie un contractuel". Recrutés au niveau licence ou master, les enseignants contractuels n'ont pas passé le concours d'enseignant et n'ont pas suivi la formation initiale de deux ans. Certains n'ont aucune expérience de l'enseignement et viennent parfois d'un tout autre domaine professionnel.
C'est dans l'académie de Créteil que l'on dénombre le plus de professeurs contractuels dans le primaire (plus de 33 % des professeurs, contre 21 % dans l'académie de Versailles, 5 % à Toulouse et 9 % à Lyon), a révélé un rapport de la Cour des comptes daté de mars 2018. Et, au sein de l'académie, c'est en Seine-Saint-Denis que le taux de contractuels rapporté à la population enseignante est le plus élevé (13,7 % en 2016).
Dans les classes de ces enseignants sans formation, les choses ne se passent pas toujours bien. "Au mieux, les enfants sont gardés, au pire, on a des incidents avec des gens qui n'ont pas les codes", résume Véronique Decker.
Les enseignants titulaires ont, eux, suivi une formation complète, mais ceux qui exercent dans le département sont souvent les plus jeunes. Le rapport parlementaire de mai 2018 a montré que, sur la totalité des néotitulaires affectés dans le second degré à la rentrée scolaire 2016 en France métropolitaine, environ 9 % l'étaient en Seine-Saint-Denis. Or, "on met entre 5 et 8 ans à devenir un bon enseignant", estime Véronique Decker, du haut de ses 30 années d'expérience dans l'éducation.
Peu expérimentés, ces jeunes enseignants sont également mal entourés. Car le département souffre d'un manque chronique d'"Atsem" (agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles), d'"AVS" (assistants de vie scolaire), d'assistants sociaux et de médecins scolaires. Cette pénurie de personnel s'explique par la faiblesse des recrutements mais aussi par le manque de candidats pour des postes mal rémunérés étant donnés la charge de travail et le coût de la vie en Île-de-France.
"À Paris, on se sent plus soutenus"
Charlotte* a été enseignante pendant plus de 20 ans en Seine-Saint-Denis. À la rentrée 2018, elle a quitté le 93 pour un poste d'enseignante en Rased (Réseau d'aides spécialisées aux élèves en difficulté) couvrant plusieurs écoles du XVIIIe arrondissement de Paris.
"J'ai vécu un premier mois très difficile. J'ai constaté qu'il y avait une injustice flagrante [pour les élèves de Seine-Saint-Denis]", raconte l'enseignante. Dans le quartier populaire de la Goutte-d'Or où elle exerce désormais, elle rencontre des difficultés sociales similaires à celles dont souffraient certaines familles de Seine-Saint-Denis. Pourtant, tout lui semble plus facile. "À Paris, il y a des assistantes sociales dans les écoles. C'est la première fois que je vois ça. Elles sont payées par la municipalité et il existe aussi des dispositifs de l'Éducation nationale comme le dispositif 'R'école' pour les élèves en difficultés", s'étonne-t-elle.
Pour elle, le manque de moyens publics pour l'éducation en Seine-Saint-Denis se ressent surtout dans tout ce qui est autour de l'école et qui ne fonctionne pas dans le département. "À Paris, on se sent plus soutenus", ajoute-t-elle.
La présence au quotidien des assistantes sociales facilite la vie des établissements de la capitale. Les villes les plus pauvres, elles, n'ont pas les moyens de financer autant de services. Conséquence dans ces territoires pauvres : les élèves des écoles publiques sont pénalisés et la promesse d'une école républicaine qui donne à tous les mêmes chances balayée. L'État a bien essayé de proposer des mesures visant à résorber ces inégalités, comme le dédoublement des enseignants de CP et CE1 en REP+ (réseau d'éducation prioritaire renforcé). Mais certaines villes de Seine-Saint-Denis ne peuvent pas l'appliquer. C'est le cas à Pierrefitte-sur-Seine où il faudrait 35 salles de classes disponibles pour appliquer la mesure quand la municipalité ne dispose que de 15 salles, "et encore, en 'grattant' des salles banalisées, comme les bibliothèques de nos établissements", précise la mairie.
Des professeurs "épuisés"
Dans le secondaire, qui ne dépend pas du budget des villes, le problème du manque d'encadrement des élèves se pose également. Jérémy Mounier, enseignant de physique-chimie à Pierrefitte-sur-Seine et membre du syndicat SUD Éducation, se dit "épuisé" d'avoir à remplir dans une même journée les fonctions d'enseignant mais aussi d'assistant social, de surveillant et parfois même d'agent d'entretien pour sa salle de classe.
"Il y a une assistante sociale dans mon collège mais elle doit se partager entre plusieurs établissements. Du coup, elle n'est là que deux matinées par semaine pour 700 élèves. Avec les autres élèves du secteur, ça lui fait beaucoup trop de dossiers à gérer toute seule", explique-t-il.
Et le rapport parlementaire de citer le sociologue Benjamin Moignard, selon qui "le moins bien doté des établissements parisiens est mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis".
Atténuer les inégalités
Face à l'urgence, habitants, écoles, municipalités et parents se mobilisent. Des études après les cours sont organisées par plusieurs mairies. À Montreuil, des professeurs de l'Éducation nationale sont payés avec le budget municipal pour assurer une heure d'étude dans les écoles primaires après la classe. Des associations d'aide aux devoirs se sont également montées dans de nombreuses villes du département. Depuis vingt ans, Stains espoir rassemble élèves et bénévoles.
Tous les samedis matin, le silence règne dans la maison des associations de la ville. Au rez-de-chaussée, les lycéens préparent le baccalauréat sur de grandes tables communes, les collégiens et primaires, eux, sont à l'étage.
Les bénévoles affirment qu'une partie de leur mission consiste à "compenser les inégalités". Kadhafi, Heud, Djak, Naïma et Assane Diouf, le président de l'association, ont tous fait leur scolarité en Seine-Saint-Denis. Aujourd'hui diplômés et avec un emploi, ils savent très bien que les élèves qu'ils encadrent ne partent pas avec les mêmes chances que les autres. "Quand on arrive à la fac, on prend conscience de tout ce qu'on n'a pas eu", témoigne Assane.
Shehrazade, du lycée Maurice Utrillo, explique avoir trouvé une aide précieuse dans l'association. "Cette année, on n'a pas eu de professeure d'anglais jusqu'au mois de novembre alors qu'on a le bac à la fin de l'année. J'ai expliqué aux bénévoles que je m'inquiétais et ils m'ont beaucoup aidée."
Pour les lycéens qui bénéficient du soutien de l'association, encore plus que pour les autres lycéens français, l'obtention du baccalauréat et l'orientation professionnelle sont des enjeux cruciaux. Angoisse de l'échec scolaire et envie de faire mentir les pronostics se mêlent chez ces adolescents qui préparent l'examen national. Shehrazade, elle, a déjà prévu ce qu'elle veut faire après son bac : un IUT pour devenir éducatrice spécialisée.
* Le prénom a été modifié.