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  © Mehdi Chebil

Ils s’appellent Faiz, Sham, Tenzin et Hadjo. Ils sont réfugiés. Ils viennent d’Afghanistan, du Pakistan, du Tibet et du Soudan. Tous ont en commun d’être hébergés chez des particuliers, en région parisienne, après avoir pris, bien malgré eux, le chemin de l’exil. Ces quatre jeunes gens ont trouvé, dans la chaleur de ces foyers, un moment de répit, de stabilité. Seuls ou épaulés par des associations, leurs "hébergeurs" ne sont pas de simples hôtes, mais des familles de substitution, des soutiens, parfois même des amis qui les accompagnent, l’espace de quelques mois, dans une France qu’ils ne connaissent pas.

Apprendre à partager
son toit

  © Mehdi Chebil


C’est un très grand loft, style new-yorkais, cuisine ouverte, salon spacieux, larges fenêtres sur petit patio. À l’étage, deux chambres et deux salles de bain. Tenzin a de la place à ne plus savoir qu’en faire. Ce jeune réfugié tibétain de 22 ans vit depuis six mois dans la maison de Bruno, située en proche banlieue de Paris, à Romainville. "C’est bien ici, très confortable surtout, regardez la taille de mon lit !" Ce confort, on le retrouve aussi à une trentaine de kilomètres de là, chez Anne-Caroline Prevost et Romain Julliard, parents de quatre enfants, à Villiers-sur-Orge, au sud de la capitale. La grande famille accueille depuis deux mois Hadjo, un Soudanais de 27 ans. Dans sa nouvelle maison pavillonnaire avec jardin, Hadjo reconnaît qu’il "se sent mieux qu’à Calais". Il n’a tenu que trois jours dans la "jungle", démantelée fin octobre par les autorités. Trois jours pour trois tentatives de passage vers l’Angleterre. "Il y a des gens qui restent quatre mois, cinq mois", s’étonne-t-il. Après trois nuits d’échec, Hadjo, lui, a renoncé à son rêve anglais.

Les deux réfugiés ne se connaissent pas, leurs hébergeurs non plus. Mais ils ont tous un point commun : le Samu social de Paris. Au printemps 2016, la structure d'aide aux personnes les plus vulnérables a lancé son dispositif Élan pour promouvoir l’accueil de réfugiés chez l’habitant. Comme l’association Singa, le Samu social a pris les devants pour aider à faire face à la saturation du logement social à Paris. "Nous avions surtout remarqué que les jeunes réfugiés étaient dans une situation vraiment complexe. Une galère absolue", précise Nadège Letellier, la responsable du dispositif. "Lorsque les demandeurs d’asile obtiennent leur statut de réfugié, ils ont trois à six mois pour quitter le Cada [Centre d’accueil pour demandeurs d’asile]. Mais souvent, ils se retrouvent sans solutions. Ils n’ont nulle part où aller."




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Élan ne se contente pas de mettre en relation les accueillants et les accueillis, il les accompagne, tient à préciser Nadège Letellier. La structure propose un suivi au quotidien. Avant cela, les hébergeurs sont soumis à un examen strict : ils doivent passer un entretien téléphonique avec l’équipe, prévoir deux rencontres à domicile avec une assistante sociale et un psychologue avant d’ouvrir leurs portes à un réfugié. Durant ces visites, le Samu social évalue le cadre général de la maison, vérifie que la chambre proposée soit de taille et d’aspect correct et que le logement "se prête à la convivialité", détaille Nadège Letellier, qui réfute le terme de "contrôle". "Nous nous assurons que tout fonctionne. Pour pouvoir former les cohabitations, il faut que l’on sache qui est qui. Il faut faire coller les attentes des uns avec celles des autres."

On ne veut pas que l’accueil devienne un fardeau

Cet encadrement a rassuré Romain et Anne-Caroline. "Nous avions contacté Singa au début. L’association est très bien, mais elle gère surtout l’urgence. Elle veut sortir rapidement les gens de la rue", explique Romain. Selon lui, le Samu social prend davantage le temps d’étudier la compatibilité entre toutes les parties pour "trouver les bonnes personnes pour le bon projet de cohabitation". La famille se rappelle un premier contact avec un réfugié tchadien via Singa. Pas vraiment concluant pour eux. "Il n’a posé que deux questions", lâche timidement Solène, la benjamine de la famille, assise à côté de sa mère. "À quelle heure il pouvait rentrer le soir et s’il pouvait ramener des gens à la maison…" Ses parents et sa grande sœur éclatent de rire. "Oui… Vous voyez, on n’était pas vraiment soulagés", ajoute Anne-Caroline.




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Lancé au printemps, Élan est aujourd’hui responsable d’une dizaine de cohabitations. Plus de 90 propositions de logement ont été réorientées, "elles ne rentraient pas dans notre cadre, soit les personnes n’habitaient pas en Île-de-France, soit elles n’avaient pas de chambre supplémentaire", justifie Nadège Letellier. Pour aider certains citoyens aux ressources limitées, le Samu social propose aussi un défraiement à hauteur de deux euros par jour pour l’eau et l’électricité, et de cinq euros pour la nourriture. "On ne veut pas que l’accueil devienne un fardeau, précise la responsable. Mais jusqu’à présent, personne n’a encore sollicité cette aide financière".



Les Tibétains dans
le même bateau

  © Mehdi Chebil


Juste avant d’accueillir Tenzin, Bruno a retenu un conseil de la visite de l’assistante sociale et du psychologue du Samu social. C’était à la fin du mois de mai. "Ils m’ont dit de ne pas être trop intrusif dans mes questions sur son parcours", se rappelle-t-il en avalant une tasse de café. "Je devais y aller à dose homéopathique". Tenzin est un jeune homme gracile, peu causant. Pas vraiment timide, plutôt taiseux. Ce matin du mois de novembre, le jeune garçon se prépare une mixture particulière en guise de petit-déjeuner : des boules de farine de maïs, de beurre et de sucre. Le tout accompagné d’un verre de lait. "Je mangeais ça au Tibet", explique-t-il. Tenzin est très à l’aise dans la cuisine, il sait quel ustensile se cache dans chacun des tiroirs. Bruno, à ses côtés, pose des croissants et des pains au chocolat sur la table. Tenzin n’y touchera pas.

L’histoire du jeune garçon n’est sûrement pas très différente de celles des autres exilés tibétains à Paris. Elle est liée à son militantisme. "Un jour, il y a deux ans, j’ai distribué des tracts appelant à libérer le Tibet [province annexée par la Chine depuis 1951] et j’ai été repéré", explique-t-il dans un français encore hésitant. "Un ami m’a appelé pour me dire que la police allait venir me chercher. J’ai eu très peur. J’ai parlé avec mes parents et puis j’ai décidé de fuir."




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Tenzin est fils unique. Il est agriculteur, comme son père, dans la région de Dinggyê, frontalière avec le Népal. "Ça a été dur pour eux. Mais je n’étais plus en sécurité là-bas. Le lendemain, un voisin m’a sorti du pays en camion". Il reste six mois au Népal avant de rejoindre la France en avion. C’était en décembre 2014. "Mes parents m’ont payé le billet", précise-t-il. Tenzin savait où aller. "Des Tibétains m’avaient dit : ‘Si tu viens en Europe, viens à Paris. Rejoins le bateau’".

Derrière cet énigmatique "bateau" se cache l’association de la Pierre Blanche, une structure d’aide aux réfugiés, basée sur une péniche à Conflans-Saint-Honorine, dans les Yvelines, à l’ouest de Paris. En 2014, la Pierre Blanche avait attiré l’attention des médias après avoir accueilli plusieurs dizaines de Tibétains, expulsés de leurs tentes, sous un pont. Aujourd’hui, l’association est un peu leur point de ralliement. Tenzin a eu la chance d’être entouré. Aidé par sa communauté, il n’a pas passé une seule nuit sur les trottoirs de Paris. Hébergé par la Pierre Blanche pendant neuf mois, il rejoint ensuite un hôtel dans le 18e arrondissement de Paris, payé par l’association France terre d’asile. Ce n’est que bien plus tard, le 9 juin 2016, qu’il arrive chez Bruno.




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Hadjo, lui, n’a pas eu la même veine. Après avoir fui le Darfour, le jeune Soudanais a enchaîné les obstacles, seul, sans sa femme restée au Soudan. Il s’est réfugié en Libye, à Tripoli, où il pose ses valises pendant une année avant de fuir à nouveau face aux combats entre factions rebelles qui ravagent le pays. Il traverse la Méditerranée, rejoint l’Italie, puis la France. Il arrive dans la "jungle" insalubre de Calais, puis rebrousse chemin, revient dans la capitale, dort dans un campement de migrants près de la Gare d’Austerlitz. Une période éprouvante. "Je ne savais pas où aller, je ne connaissais pas un mot de français. C’était vraiment dur". Ce n’est qu’un an et demi après avoir posé le pied sur le sol français qu’Hadjo peut enfin souffler. "J’ai obtenu l’asile au mois de février. Depuis, tout va mieux".



Une chambre en ville
  © Mehdi Chebil


Hadjo est professeur de mathématiques dans le secondaire. Une fois en France, il a décidé d’obtenir un diplôme équivalent. Son asile en poche, il s’inscrit donc à l’université Paris-8, à Saint-Denis, en licence de mathématiques. Avec quelques difficultés. "Si le professeur écrit mal au tableau, c’est foutu", raconte-t-il en riant. Quand il parle de ses déboires, Hadjo fait souvent rire les filles de Romain et d’Anne-Caroline. "Le premier jour où je suis arrivé chez eux, j’ai pris le mauvais RER. Je me suis retrouvé à Brétigny-sur-Orge [à l’autre bout de la ligne RER C]. Ils m’attendaient, et moi, je suis passé sans m’arrêter". Les éclats de rire s’enchaînent, les anecdotes aussi, car la famille dans laquelle il a atterri a également un côté tête en l’air. Hadjo s’en est rapidement rendu compte. "Quand il est arrivé ici, nous lui avons prêté une grande valise pour qu’il aille récupérer ses affaires… Et celle qu’on lui a donnée était déjà à moitié pleine... Il y avait dedans toutes nos affaires de ski", raconte à son tour Anne-Caroline.

Nous allons tous ensemble au ski dans le Vercors

Deux des filles du couple, présentes ce soir-là, n’ont pas toujours été aussi détendues. Elles appréhendaient "un peu" la venue d’un homme chez elles. "Sa chambre est à l’étage à côté des nôtres", précise la jeune Solène. "Mais finalement ça se passe bien", ajoute-t-elle dans la foulée. "Et puis, nos parents voulaient tellement qu’on accueille quelqu’un !" Le Samu social avait pris les devants sur la question de la promiscuité avec les enfants. "Ils nous avaient prévenu que les demandes d’hébergement concernaient beaucoup d’hommes. Lors de leur deuxième visite, ils ont voulu s’assurer qu’on ne serait pas mal à l’aise", ajoute la mère de Solène. Pari gagné. La famille fait aujourd’hui son maximum pour intégrer Hadjo dans les rituels quotidiens. Pas question de dîner chacun de son côté, tout le monde se retrouve le soir autour de la table. Pas question non plus de laisser Hadjo tout seul pendant les vacances de fin d’année. "Nous allons tous ensemble au ski, dans le Vercors", s’enthousiasme Solène. Une première pour le Soudanais.




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Chez Bruno et Tenzin aussi, la cohabitation est sereine. Le propriétaire des lieux a mis les bouchées doubles pour mettre à l’aise le jeune garçon. Il a notamment suspendu une guirlande de prières au-dessus de sa porte d’entrée et accroché le drapeau du Tibet sur la façade de la maison. Bruno en fait parfois un peu trop. Il en est conscient et en rit. "Je lui ai acheté ‘Tintin au Tibet’", confesse-t-il, un peu honteux, en désignant la bande dessinée sur la table de nuit. "Et l’autre soir, nous avons regardé un film ensemble : ‘Sept ans au Tibet’"… Fou rire général.

Reste que, malgré le dévouement de Bruno, d’Anne-Caroline et de Romain, Tenzin et Hadjo ne se considèrent pas complètement chez eux. Dans quelques mois, ils devront partir. Rien dans leur chambre ne rappelle leurs origines, rien ne trahit leur culture. Après l’avoir montré fièrement, Tenzin a rangé son écharpe "Free Tibet" dans son armoire, et Hadjo a remisé son alliance au fond d’un tiroir. Aucun des deux n’a décoré ses murs. Aucun des deux ne s’apprête à le faire. Ces pièces ne sont que des chambres, elles ne servent qu’à dormir. Ils n’y sont que de passage.