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  © Mehdi Chebil

Ils s’appellent Faiz, Sham, Tenzin et Hadjo. Ils sont réfugiés. Ils viennent d’Afghanistan, du Pakistan, du Tibet et du Soudan. Tous ont en commun d’être hébergés chez des particuliers, en région parisienne, après avoir pris, bien malgré eux, le chemin de l’exil. Ces quatre jeunes gens ont trouvé, dans la chaleur de ces foyers, un moment de répit, de stabilité. Seuls ou épaulés par des associations, leurs "hébergeurs" ne sont pas de simples hôtes, mais des familles de substitution, des soutiens, parfois même des amis qui les accompagnent, l’espace de quelques mois, dans une France qu’ils ne connaissent pas.

De Nangarhâr
 à Montrouge

  © Mehdi Chebil


En trinquant, une goutte de pineau est tombée dans son jus de pomme. Avec un large sourire qui ne quitte presque jamais son visage, Faiz repose son verre sur la table. Catherine comprend immédiatement : le jeune Afghan, musulman pratiquant, ne boit pas d’alcool. Pas même une goutte. Nullement gênée, elle se lève et lui sert un autre verre.

Faiz semble faire partie de la famille. Le jeune homme n’est pourtant arrivé chez Catherine et Yves Sindicas qu’au printemps 2016. Le couple de Franciliens vit dans une rue bourgeoise de Montrouge, commune qui jouxte le sud de Paris. Neuf mois de cohabitation ont déjà passé, "neuf mois de vie commune sans aucun problème", précise posément Yves. Faiz est Afghan, il a 28 ans. Grâce à l’association Singa et à son dispositif Calm (pour Comme à la maison) qui met en relation des réfugiés avec des particuliers à Paris, Lille, Montpellier et Lyon, il a trouvé chez Yves et Catherine un refuge provisoire. Cet appartement, c’est un "trésor", explique-t-il, une parenthèse dorée, le temps qu’il finisse ses démarches administratives et puisse commencer une nouvelle vie.




 © Mehdi Chebil


Lancé en juin 2015, le dispositif d’accueil Calm a été pensé pour faciliter l’insertion des réfugiés en France. Son principe est simple : mettre en lien des immigrés régularisés avec des familles accueillantes. Une démarche qui doit plaire au gouvernement français. Au mois d’août 2016, Emmanuelle Cosse, la ministre du Logement, a encouragé ces initiatives "d’hébergement citoyen". "L'accueil chez les particuliers est une opportunité pour les réfugiés qui ne peuvent ou ne souhaitent pas tout de suite avoir accès à un logement pérenne [...] Cette expérience et ce temps d'échange particulier sont riches dans la démarche d'intégration des réfugiés", avait alors détaillé le ministère.

Lorsque Calm a été mis sur les rails, personne n’avait envisagé un tel succès. "Les deux cofondateurs de l’association Singa, Nathanaël Molle et Guillaume Capelle, voulaient faire quelque chose. Ils avaient réalisé qu’il y avait un vrai fossé entre le moment où l’on obtient le statut de réfugié et celui où l’on s’insère dans la société civile", explique Vincent Berne, le responsable de Calm. À son démarrage, le projet pilote proposait une cinquantaine d’offres d’accueil. "Aujourd’hui [en décembre 2016], nous avons reçu plus de 10 000 propositions d'accueil. Bien qu'elles ne correspondent pas toutes à notre dispositif, cette mobilisation nous a permis de mettre en relation 376 personnes réfugiées avec des familles. On ne s’attendait pas à un tel engouement".

Un succès que l’expérience de Faiz illustre parfaitement : il s’entend bien avec sa famille d’accueil, a trouvé un petit boulot, apprend le français, et vient en aide aux autres réfugiés afghans qui échouent chaque jour, comme lui il y a quelques mois, à Paris, près de la gare de l’Est ou de la gare du Nord.



"Pourquoi vous mangez
des escargots ?"

  © Mehdi Chebil


La première rencontre entre Faiz et le couple a eu lieu le 8 avril, pendant "une pause-déjeuner". Le courant est tout de suite passé. Dès le lendemain, Faiz recevait son propre jeu de clés. Avant son arrivée, le couple n’avait eu que peu d’informations sur le jeune homme : nationalité afghane, présent sur le sol français depuis 2014, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) lui a accordé le statut de réfugié. Il attend désormais sa carte de résident valable dix ans. Dans la province afghane de Nangarhâr d’où il est originaire, Faiz était menacé par les Taliban. Malgré son visage juvénile et un air d’adolescent, le jeune homme est père de famille : il a laissé en Afghanistan une femme et deux enfants en bas âge. Depuis sa chambre à Montrouge, il essaie de parler "de temps en temps" avec sa compagne via les applications Skype ou Messenger, "et quand le réseau, là-bas, le permet."

J’avais jamais vu un appartement aussi grand à Paris !

Pour Catherine et Yves, la décision d’ouvrir leur porte à un réfugié a été prise assez rapidement. Les campements insalubres, l’afflux de milliers de migrants sur les côtes européennes, les noyades, les morts incessantes… "On a été confrontés brutalement à cette crise. Alors on s’est dit un jour qu’il fallait peut-être qu’on participe, qu’on donne un petit coup de main", explique Yves. Et puis le couple est un peu militant, Catherine fait partie du Réseau éducation sans frontière (RESF). "On n’a pas longtemps hésité, à vrai dire, on a la chance d’avoir plusieurs chambres vides, nos trois fils sont partis de la maison", précise Catherine en se tournant vers le jeune réfugié. "J’avais jamais vu un appartement aussi grand depuis que je suis à Paris !", lui répond Faiz, en riant.

De cette cohabitation dans ce grand appartement a surgi un maître-mot : l’indépendance. Chacun mène sa vie. Tous les occupants des lieux ont un métier, un salaire, une vie, et des activités. Faiz travaille comme plongeur dans un restaurant du centre commercial Bercy 2 six jours sur sept, Catherine est conseillère d’orientation, et Yves travaille dans la finance. Alors, à la maison, chacun se débrouille et nettoie derrière soi. Catherine y met un point d’honneur. "J’ai fait la cuisine pendant vingt-cinq ans, pour cinq. C’est terminé ! Si j’ai laissé partir trois garçons, c’est pas pour faire la vaisselle, le ménage et la lessive maintenant !".




 © Mehdi Chebil


Dans l’espace commun de la cuisine, où la décoration provençale côtoie les petits plats afghans de Faiz, on se croise beaucoup, et hébergeurs et hébergé partagent peu de repas. Comme dans une colocation, Faiz fait ses propres courses, a son étage dans le frigo, et ses petites habitudes. Dans sa partie du congélateur, il a glissé de la glace à la fraise et des pizzas au fromage. "Il ne connaissait pas le comté, il adore maintenant !", précise Yves en entrant dans la cuisine. Le jeune Afghan acquiesce avant d’attirer l’attention sur un plat français qui reste un mystère à ses yeux. "J’ai vu que vous mangiez des escargots", lance-t-il en mimant le dégoût devant une assemblée hilare. "Des escargots… Mais pourquoi vous faites ça ?". Catherine, elle aussi, a parfois un peu de mal avec les repas de Faiz. "Il cuisine énormément à l’huile. Il fait presque tout revenir dedans, alors je dois avouer que, parfois, ça sent un peu fort en entrant dans l’appartement…"

À l’extérieur, malgré des journées de travail chargées, le couple essaie de se rendre disponible pour le jeune Afghan. La plupart du temps, il faut aider Faiz dans ses démarches administratives, aller à la préfecture, passer au Pôle emploi, s’inscrire à des cours… Autant d’obligations synonymes d’épreuves pour Faiz. "La queue, toujours faire la queue", se désole-t-il en se remémorant les files d’attente interminables devant l’Ofpra, notamment. "En France, on passe son temps à attendre derrière quelqu’un".



Carte de transports
et livres de grammaire
  © Mehdi Chebil


Faiz n’est pas le premier réfugié que le couple Sindicas accueille. Juste avant son arrivée, Catherine et Yves ont hébergé une jeune Érythréenne de 23 ans, de novembre 2015 à mars 2016, par l’intermédiaire de l’association Singa. "Ça n’a pas très bien marché", résume laconiquement Yves. La cohabitation s’est révélée compliquée. Les maladresses culturelles, le traumatisme de l’exil à gérer, la barrière de la langue, ont été autant de facteurs d’échec à la cohabitation. "Elle s’enfermait dans sa chambre… Nous n’avions quasiment aucun contact… Je pense qu’elle n’a pas compris par exemple pourquoi mon mari utilisait la même salle de bain qu’elle", explique Catherine. "C’est vrai qu’il y a deux salles de bain ici, mais Yves a toujours utilisé celle-ci. Je n’ai pas pensé…" La jeune femme ne travaillait pas, elle ne parlait pas le français non plus. "Elle pensait aussi qu’on lui avait coupé Internet parce que le wifi captait mal dans la chambre…" Le couple a donc eu recours à une médiation via Singa. Quelques jours plus tard, la jeune fille a été envoyée dans une autre famille.




 © Mehdi Chebil


Pour Faiz, le premier contact avec des Français a été plus compliqué encore. C’était le 14 août 2014. Depuis le départ, il avait prévu de rejoindre Paris. "Parce que j’en avais entendu parler. Paris, c’est joli !", raconte-t-il. Après un long périple depuis sa province afghane, en passant par le Pakistan, l’Iran, la Turquie, la Grèce, l’Italie, Faiz arrive épuisé sur les quais de la gare de l’Est. "Le plus dur, ça a été le premier jour", raconte-t-il avant de s’arrêter quelques secondes. "Ça faisait deux jours que je n’avais pas mangé. J’ai dormi par terre dans la gare, et puis un matin…" Peut-être sans s’en rendre compte, Faiz est passé à l’anglais. Il se tait à nouveau, gêné par ce qu’il va dire. Puis il pouffe de rire, et reprend. "Quelqu’un s’est approché de moi… Il m’a demandé une cigarette. Je n’en avais pas. Puis il m’a dit : ‘Viens, je te donne 30 euros et tu viens baiser avec moi’. Là, je me suis dit : ‘Paris, c’est zéro’. Les gens à Kaboul racontent n’importe quoi sur cette ville".

Ne pas se doucher, ne pas manger…
Je ne veux plus ressentir ça.

Sans surprise, les jours suivants furent tout aussi pénibles. Faiz a dormi pendant huit mois dehors, dans un parc à Bobigny. "Ne pas se doucher, ne pas manger… Je ne veux plus ressentir ça", confie-t-il en faisant visiter sa nouvelle chambre et sa salle d’eau attenante. Mais il a appris la débrouille. "Le plus important c’est la carte Navigo [carte de transports parisien], explique-t-il. Pour un étranger, c’est la première chose à obtenir".




 © Mehdi Chebil


Aujourd’hui, Faiz veut devenir électricien ou traducteur. Mais avant tout, il veut être trilingue. Après le pachtoune et l’anglais, il entend maintenant maîtriser le français. Sur sa petite table de chevet, un amoncellement de livres de grammaire française rappelle son obsession de la langue. "Deux de ces livres furent nos premiers cadeaux", glisse Catherine. Chaque soir, même épuisé par sa journée de plonge, Faiz, studieux, lit quelques passages. "J’étudie beaucoup, mais c’est très compliqué le féminin et le masculin, vos articles définis : le, la, les… Parfois, je comprends rien…"

Faiz prévoit de rester encore plusieurs semaines chez Catherine et Yves. Le contrat stipulait "six mois maximum", mais le "bail" a été reconduit. "Tout se passe bien, alors nous continuons", explique Yves, en remplissant les verres. Partageront-ils ensemble les fêtes de Noël ? "On ne sait déjà pas ce qu’on fait, nous… Mais on lui proposera sûrement de venir avec notre famille le 24 décembre au soir. Nous serons sans doute dans Paris", ajoute Catherine. Faiz, revenu s’asseoir à ses côtés, ne répond pas. "Peut-être qu’il préfèrera rester avec ses copains… Il pourra les inviter à dîner ici, à Montrouge, s’il veut…", enchaîne Yves en lui jetant un regard complice. "Bref, nous verrons… Mais bon, nous n’avons pas le même âge… Il ne voudra peut-être pas rester avec des vieux !". Surtout s’ils ont prévu de manger des escargots.