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Photo © Mehdi Chebil
Entre 2 500 et 3 000 personnes en attente d’un passage pour l’Angleterre campent actuellement à Grande-Synthe, dans le nord de la France, à moins de 40 km de Calais. Ce sont très majoritairement des Kurdes, en provenance d’Irak. Depuis le début de l’hiver, ils survivent sous des bâches, dans le froid, la boue et l’indignité.
Basroch, petit coin de Kurdistan
Photo © Mehdi Chebil
Au début, on pense qu’on y arrivera sans problème. Il suffit de faire attention, de se concentrer. Un pas, deux pas, dix pas. Puis, il faut s’arrêter. Elle est trop lourde, trop compacte, trop collante. La boue est une sangsue épaisse et visqueuse qui s’accroche aux pieds et aux bottes de ceux qui s’y risquent, qui colonise les chevilles et les mollets de ceux qui s’y enfoncent. Un océan de terre bourbeuse qui noie une partie du corps.
Mais il est impossible de l’éviter. Dans le camp de migrants de la commune de Grande-Synthe, situé à moins de 10 km de Dunkerque, dans le nord de la France, la boue est omniprésente pour les 3 000 réfugiés qui l’endurent au quotidien. C’est comme si elle était la marque de fabrique de ce camp de fortune, appelé le Basroch, coincé entre la mer du Nord et la zone commerciale de la commune. Ce campement bâti en 2007 sur une zone inondable est devenu, en l’espace de quelques semaines pluvieuses, un immense marécage dans lequel baignent des milliers de tentes et de pieds.
Un paysage de désolation d’autant plus saisissant qu’il fait face à un éco-quartier flambant neuf. Cet alignement de pavillons est sorti de terre en 2010. En traversant la route, on change de monde. Briques rouges contre bâches, panneaux solaires contre feu de camp, le contraste est violent. "Il est beau le grand rêve écolo du maire de notre ville [Damien Carême, Europe-Écologie-Les-Verts]", ironise Claire*, une voisine, exaspérée par cette misère humaine au seuil de sa porte.
*Le prénom a été changé
Photo © Mehdi Chebil
Quand vous prenez un bain, vous culpabilisez, quand vous mangez, vous baissez les stores...
Claire, une voisine
L’édile vert de la ville prévoit en effet de bâtir, dès 2016, un lotissement de 20 hectares en lieu et place de l’actuel camp, "rempli de jardins, d’aires de jeux et de chemins cyclables", énumère Claire. Un projet qui, aujourd’hui, tient d’une chimère, selon elle. "Comment voulez-vous déplacer tous ces gens… Vous savez à quoi il ressemble mon éco-quartier ? À rien. Quand vous prenez un bain, vous culpabilisez, quand vous mangez, vous baissez les stores…." La promiscuité lui est insupportable. "Je n’ai pas payé pour avoir un camp en face de chez moi, mais je ne supporte pas non plus que ces gens soient traités de la sorte. On bafoue toutes les lois ici, il n’y a plus de dignité humaine".
C’est pourtant ici que Sartyp et sa femme, originaires de Souleymanieh, au Kurdistan irakien, ont installé leur tente, en attendant de passer en Angleterre, cet eldorado fantasmé. À l’instar de Claire, le discours de Sartyp est sans appel. "C’est terrible, ici", lâche-t-il tout en réchauffant ses mains autour d’un gobelet de thé brûlant. "La boue, le froid, regardez-nous… Nous sommes toujours comme ça, sales. Dites-le à votre gouvernement… Dites-leur, c’est terrible, ici", répète, le regard froid, cet avocat de profession.
Parcours de migrants
Photo © Mehdi Chebil
En déambulant dans les allées labyrinthiques du Basroch, force est de reconnaître que l’adjectif "terrible" n’a rien d’une hyperbole. Pas un mètre carré de terrain n’est épargné par les ordures. Partout, un nombre incalculable de déchets vient mourir aux pieds des arbres, des buissons, parfois même à l’intérieur des tentes. Des bottes orphelines, englouties sous des centimètres de boue, peuplent les mille et une routes du camp déjà envahies par des centaines de matelas, poussettes et couvertures aussi trempés qu’encrassés. Dans les eaux boueuses, la présence de rats attirés par les restes de nourriture, complète ce tableau à la Dickens.
Il y a 15 jours, au début du mois de janvier, Sartyp et sa compagne ont rejoint leur ami Hazhar, un ancien peshmerga, un combattant kurde, arrivé quelques semaines avant eux dans le camp. "Oui, je sais, concède Hazhar en suivant le regard hébété des journalistes présents, c’est pas normal de vivre comme ça, mais au moins, ici, on a une chance de vivre. En Europe, on a une chance d’exister". Hazhar, qui ne cesse de replacer sa chaise en bois qui s’enfonce dans la boue, sort son portable pour nous expliquer son parcours. Il montre fièrement une photo de lui, en treillis militaire avec son arme. "Là-bas, en Irak, vous devez vous battre seul contre Daech [autre nom désignant les jihadistes de l’organisation État islamique]. Le monde vous ignore. C’était très dur", raconte-t-il.
Les rats sont attirés par les restes de nourriture
De l’autre côté du camp, Hewa, un autre Kurde de Souleymanieh, raconte peu ou prou la même histoire que Hazhar : il n’est pas peshmerga mais il a connu la guerre, la traversée de l’Europe. Aujourd’hui, il espère une vie meilleure outre-Manche. "Pas de chance", répète-t-il pour résumer chacune de ses tentatives de passage en Angleterre. Comme la quasi-totalité des occupants du camp, Hewa ne veut pas rester en France. Au Basroch, très peu de réfugiés font les démarches pour obtenir l’asile dans l’Hexagone. Et pour cause, nombre d’entre eux ont déjà un membre de leur famille installé de l’autre côté de la mer.
Rizgar Kajur, lui, fait exception. Ce jeune Kurde de 27 ans envisage de rester sur le sol français. Il faut dire que Rizgar connaît l’Angleterre. Il fait partie des heureux élus qui ont réussi à passer. Mais c’était il y a dix ans, une autre époque. Après avoir écumé les villes de Londres, Plymouth et Cardiff, il est rentré au Kurdistan, en 2014. Le mal du pays, explique-t-il. "Ma femme et mon fils étaient restés là-bas, ils me manquaient". La guerre, la misère l’ont poussé à repartir sur le chemin de l’exil. Aujourd’hui, après avoir passé "seulement" deux nuits "insupportables de froid" à Grande-Synthe, il a changé son fusil d’épaule. "Je pensais repartir à Londres, mais je me suis ravisé. Les gens pensent que là-bas [au Royaume-Uni], c’est la belle vie. Mais non, ça ne se passe pas toujours bien. Je vais demander l’asile ici, j’ai rendez-vous à 13 h avec un bénévole pour aller déposer une demande à Dunkerque", affirme-t-il dans un anglais presque irréprochable.
Rizgar, pas plus que les autres, ne souhaite rejoindre la jungle de Calais, à moins de 40 km, plus au sec. "Tout le monde se connaît ici, tout le monde vient du même coin", explique Rizgar, en souriant, "c’est plus rassurant". Au Basroch, presque 90 % de la population est originaire du Kurdistan irakien. La majorité d’entre eux vient de Souleymanieh, la deuxième plus grande ville de la province. "Ici, il y a peu de rixes, peu de tensions communautaires, les gens se connaissent presque tous", admet Samuel Hanryon, un des bénévoles de Médecins sans frontières (MSF). "Mais nous sommes confrontés à d’autres maux. Regardez autour de vous. Ici, c’est l’anarchie et c’est une décharge à ciel ouvert".
Une aide humanitaire à double tranchant
Photo © Charlotte Boitiaux
Le camp de Grande-Synthe n’a pas toujours connu un tel état de délabrement. Au dire des associations, la situation s’est dramatiquement aggravée après l’été. "Entre 2007 et le mois d’août 2015, on recensait une cinquantaine de personnes [dans le camp], 100 tout au plus", explique Amine Trouvé-Baghdouche, le coordinateur régional de Médecins du Monde (MDM). "Pendant longtemps, nous n’avions pas besoin de beaucoup de personnes. Une petite équipe MDM suffisait à prendre en charge la population", ajoute l’ONG qui s’occupe du camp de Basroch depuis son installation, il y a plus de huit ans.
Photo © Charlotte Boitiaux
Mais en quatre mois, le nombre de migrants a explosé de 100 à près de 3 000. Le camp a grandi si vite que MDM a eu du mal à s’adapter en si peu de temps. Aujourd’hui, près de 200 enfants s’y entassent dont la moitié a moins de 12 ans. "C’est pire que tout, je n’ai jamais vu un camp dans un tel état", se désole aussi Mathieu Baltazar, chef de projet adjoint chez MSF.
La première urgence de ce camp, c’est l’organisation
Mathieu Baltazar, chef de projet adjoint chez MSF
Photo © Mehdi Chebil
Comment expliquer cette soudaine explosion démographique ? Difficile de trouver une seule cause : pour les uns, c’est la fermeture d’un camp voisin, à Téteghem, à une dizaine de kilomètres de là, pour les autres, c’est surtout la rumeur persistante selon laquelle on passerait désormais plus facilement à Dunkerque qu’à Calais. "Et puis, il y a maintenant un appel d’air, explique Mathieu Baltazar. La population kurde de Calais a rejoint la population kurde de Grande-Synthe."
Pour gérer, nourrir et soigner ces milliers de personnes, les bonnes volontés ne manquent pas. Des dizaines de citoyens britanniques, belges, néerlandais arrivent quotidiennement à Grande-Synthe, les voitures remplies de nourriture, de chaussures, de chaussettes, de fruits, de médicaments… Mais c’est là que le bât blesse : cette générosité s’avère potentiellement néfaste. "Leur action est louable mais dommageable. Les distributions se font sans coordination, de manière anarchique. Résultat : nous sommes face à des gâchis de nourriture, à des risques de surmédication, à des problèmes de tri des ordures… La première urgence de ce camp, c’est l’organisation !", explique Mathieu Baltazar pour qui Grande-Synthe n’est rien de moins qu’une catastrophe humanitaire. "En Éthiopie, certains camps [de réfugiés sud-soudanais] comptent 25 000 personnes, mais les choses se passent mieux. Parce qu’il y a une aide très organisée. Ici, c’est la loi du plus fort."
L’urgence d’un nouveau camp
Photo © Charlotte Boitiaux
Pour tenter de sortir Grande-Synthe du marasme actuel, les associations et le maire EELV de la commune ont pris les choses en main. Après des semaines de lutte avec la préfecture du Nord, elles ont enfin obtenu, le 11 janvier, ce qu’elles voulaient : un nouveau terrain, à quelques kilomètres de là, pour y construire un nouveau camp, plus digne, plus propre et plus organisé. Au mois de février, si tout se passe comme convenu, 500 tentes chauffées, d’une capacité de cinq personnes chacune, devraient accueillir les migrants de Grande-Synthe. Des sanitaires et des douches avec eau chaude devraient également sortir de terre. La facture s’élève à 2,5 millions d’euros, exclusivement à la charge de MSF et de la commune. Du jamais vu. "C’est la première fois que MSF construit un camp humanitaire comme au Yémen, comme en Afrique", indique Mathieu Baltazar.
L’État, qui s’est longtemps opposé à ce projet par crainte de ce fameux "appel d’air", a finalement cédé. L’urgence sanitaire prévalait. Car le grand froid arrive. "Nous redoutons clairement les décès", s’inquiète Isabelle Bruand, coordinatrice régionale de MDM. Depuis le mois d’octobre, les consultations à bord du camion mobile de l’organisation s’enchaînent. Environ 50 par jour. On y vient principalement pour des maux ORL, mais aussi pour des cas de gale, de chutes (de camions), de brûlures. "Nous ne pouvons pas travailler dans ces conditions, entre deux tentes, les chaussures pleines de gadoue. Il est urgent que ce nouveau camp soit construit", ajoute une bénévole de MDM, chargée de surveiller la "salle d’attente" des malades, regroupés sous une bâche.
Les sirops contre la toux servent aussi à étourdir les enfants, à les shooter au moment de se cacher dans un camion
Mathieu Baltazar, chef de projet adjoint chez MSF
Au Basroch, le suivi des malades est quasiment impossible. "Il y a beaucoup de petits feux allumés dans le camp pour se chauffer, les enfants s’y brûlent les pieds. Leurs pansements traînent dans la boue, leurs plaies s’infectent", explique MSF. Comme toujours, les plus petits sont souvent la source des plus grandes inquiétudes sanitaires.
"De nombreuses familles réclament des sirops contre la toux pour soigner leurs enfants. Pour en obtenir, les migrants se tournent vers des bénévoles citoyens, les bras chargés de médicaments, qui cèdent à leurs demandes", ajoute Mathieu Baltazar de MSF. "Mais il est impératif de stopper ce système de distribution, car on sait que ces sirops servent aussi à étourdir les enfants, à les shooter au moment de se cacher dans un camion pour tenter le passage vers l’Angleterre".
Photo © Charlotte Boitiaux
Banaz, une Kurde d’Iran âgée de 30 ans, jure qu’elle n’a pas eu recours à ce procédé. Le 10 janvier, elle a tenté, sans succès, le passage vers les côtes britanniques. Ahmed, son fils de 1 an, n’a pas pleuré. Pour le calmer, et rester indétectable, elle assure que son doudou lui a suffi.
La nuit, des centaines de migrants comme Banaz tentent leur chance sur le bord de la route, à la sortie du camp. Peu prennent la direction de leur tente. Qu’importe le froid, le manque de visibilité, les risques de collision avec les véhicules, qu’importe qu’on soit jeune ou vieux, homme ou femme, malade ou robuste.
Cette nuit-là, pour Ahmed et Banaz, ce fut presque un succès. Tous deux avaient réussi à s’introduire dans un camion… qui roulait dans la mauvaise direction. "J’ai frappé pour que le conducteur m’entende… Je suis descendue et je suis rentrée au camp, à pied", explique la jeune femme. L’histoire de Banaz est assez courante. Nombre de migrants savent estimer la durée d’un trajet depuis Grande-Synthe vers le terminal de Dunkerque ou vers l’Eurotunnel de Calais. Environ 10 minutes pour le premier, 20 minutes pour le second. Si le trajet s’éternise, cela signifie que le camion prend une route différente vers les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne...
On laisse passer l’alcool… On sait que sa consommation est interdite sur la voie publique, mais on ferme les yeux
Un policier
D’autres réfugiés préfèrent, eux, ne pas tenter l’aventure seuls. Ils attendent la venue de "leurs" passeurs – qu’ils ont souvent déjà payés. Mais la police, qui a souvent eu maille à partir avec ces réseaux de trafiquants, veille au grain. Les forces de l’ordre surveillent 24 heures sur 24 les abords du camp de Basroch. Les manteaux sont fouillés, les sacs de couchage inspectés. Personne ne rentre sans être contrôlé. Résultat : moins de passeurs, c’est moins de passage. "On veut éviter que des armes et de la drogue ne passent aussi", explique un policier, sous couvert de l’anonymat. "Par contre, de nuit comme de jour, on laisse passer l’alcool… On sait que sa consommation est interdite sur la voie publique, mais on ferme les yeux et on considère qu’ils boivent chez eux, dans un lieu privé".
Pour Claire, qui habite de l’autre côté de la rue, la nuit est souvent synonyme de nuisance. Mais aujourd’hui, elle affirme que la situation s’est améliorée. "Il y a quatre, cinq mois, on entendait des coups de feu la nuit. Il paraît que c’étaient des passeurs. On se réfugiait à l’étage, on était terrifiés."
Marcher
pour tuer le temps
Photo © Mehdi Chebil
Aujourd’hui, grâce à la présence policière, le calme est revenu. "De jour comme de nuit, il n’y a pas de vols, pas de vandalisme", assure-t-elle. La journée, à l’extérieur du camp, les migrants traînent. Ils ne semblent faire que ça. Marcher pour tuer le temps. Leurs ombres glissent sur les trottoirs. Ils ont souvent la même démarche, la même silhouette, la capuche relevée, les mains dans les poches. On les croise dans le centre-ville de Grande-Synthe, on les recroise sur le parking de la zone commerciale. Les marchands alentours disent ne plus faire attention à ces hommes qui déambulent devant leurs magasins.
Dans une grande enseigne de sport, on s’agace pourtant qu’ils s’attardent devant l’entrée fumant cigarette sur cigarette – "c’est mauvais pour l’image" - mais on se félicite d’avoir gagné de nouveaux clients – "C’est vrai qu’ils achètent très souvent des chaussettes, des sacs de couchage, des bottes".
Plus loin, une entreprise d’outillages de jardin, dont l’immense enseigne est visible depuis chaque recoin du camp, se plaint aussi de cette proximité. Depuis le mois d’octobre, les vols de palettes de bois entreposées à l’arrière du magasin se sont multipliés. "On leur en donne, explique une des gérantes, mais ils en veulent beaucoup plus. Pour se chauffer, pour surélever leurs tentes, pour se frayer des chemins au sec". En novembre, la direction a décidé de poser des barbelés le long du commerce. Depuis, Mustapha, un jeune Koweïtien d’une quinzaine d’années, dont les petits pieds se perdent dans des chaussures de taille 46, s’approche régulièrement de la cloison qui le sépare du précieux bien. Il contemple les palettes comme ses parents les côtes britanniques. Forteresse défendue, à portée de vue.
Durant l’année 2015, 79 000 demandes d’asile ont été enregistrées en France, soit 20 % de plus qu’en 2014, selon l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).