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Corruption et développement : deux mots qui hantent depuis longtemps les relations entre les pays du Nord et du Sud. Un tabou ? La communauté du développement est en tout cas réticente à parler ouvertement de fraude, de collusion ou de corruption dans des projets financés à coup de millions. Pour ne pas décourager le flux des dons, issus en partie des budgets des gouvernements occidentaux, mais aussi par crainte de retarder l’agenda du développement. À Washington, la Banque mondiale, locomotive internationale de l’aide au développement, a longtemps été critiquée pour une certaine propension à payer sans trop demander de comptes. Ce n’est qu’en 1996 que son président de l’époque, James Wolfensohn, prononce un discours révolutionnaire sur le "cancer de la corruption" - expression jusque-là absente du vocabulaire de l’institution. Aujourd’hui, le dispositif anti-fraude et corruption de la Banque (Integrity ou INT) est l’affaire d’anciens officiers des forces de l’ordre, avocats, procureurs ou juricomptables (forensic accountants), une nouvelle génération avec une nouvelle ambition : traquer la fraude et la corruption transnationale.




Siège de la Banque mondiale, à Washington. © Laurence Soustras

En 2015, les enquêteurs ont passé en revue pas moins de 61 projets et 93 contrats pour un montant total de 523 millions de dollars. En cas d’infraction, le système de sanction de la Banque impose des interdictions temporaires ou définitives de participer aux projets de l’institution. De fait, la pratique de l’octroi de pots-de-vin à des hauts fonctionnaires s’est sophistiquée. Voyages luxueux à titre gracieux ou faux voyages d’études pour déguiser l’obtention de contrats publics, ingénieuses rétro-commissions, sociétés écran : de plus en plus d’affaires requièrent l’intermédiaire d’agents. "Cela semble une tendance en croissance chez les multinationales d’utiliser des agents locaux, à la fois parce qu’ils sont plus efficaces pour négocier les 'arrangements' derrière les contrats mais aussi parce qu’ils sont moins perméables aux risques d’enquêtes et de condamnation", affirme Dave Fielder, directeur des enquêtes de corruption à la Banque mondiale. Une poignée de multinationales, telles Siemens, SNC-Lavalin ou Alstom a quand même été frappée par des interdictions temporaires d’opérer sur des projets de la Banque. Le mécanisme de règlement à l’amiable a aussi parfois permis de récupérer des fonds et surtout d’instiller de la gouvernance dans les procédés des entreprises incriminées. Mais sur le terrain des projets de développement, la fraude et la corruption ne cessent leur travail de sape, face à des communautés bénéficiaires impuissantes et à la résistance acharnée des lanceurs d’alerte qui ne veulent pas baisser les bras.

LENDEMAINS DE CORRUPTION EN ARMÉNIE

  Les hauteurs de Erevan © Laurence Soustras

Vue d’en haut, Erevan est une étendue minuscule encaissée dans une vallée légèrement brumeuse. Voilà des années que le 1,2 million d’habitants de la capitale arménienne tait un double scandale : la mauvaise qualité de l’eau d’Erevan, liée à la décrépitude des installations de l’ère soviétique, et ce prêt de la Banque mondiale de 30 millions de dollars censé l’améliorer. Nul ne se doutait à l’époque que ce programme entraînerait l’institution financière dans une bataille rangée avec un lanceur d’alerte très déterminé et laisserait aux témoins de l’époque un goût amer : "Ce qui est arrivé ? La corruption est arrivée, lance l’un d’eux, et aujourd’hui, elle est toujours là et à grande échelle".

Quand l’Arménie sort de l’ère soviétique, le pays désormais indépendant fait face à une crise sans précédent de son réseau de distribution d’eau. Les installations datent et sont très abîmées. Surtout, selon les normes techniques de l’époque, les conduites d’eau courante parcourent les sous-sols de la ville dans une dangereuse proximité avec les colonnes d’eau usées situées juste au-dessus. Il y a encore quinze ans, les habitants de la ville ne connaissaient que deux à quatre heures d’eau courante par jour, et encore : de l’eau fréquemment polluée provenant de conduites endommagées.





 Des immeubles de l’ère soviétique à Erevan © Laurence Soustras


C’est dans ce contexte qu’intervient au début des années 2000 le premier prêt de la Banque mondiale au gouvernement arménien pour la rénovation du réseau de distribution d’eau d'Erevan. Mais, selon des témoins de l’époque dont certains sont des ingénieurs locaux ayant travaillé sur le projet, les études initiales n’ont pas pris en compte l’étendue du délabrement du réseau. Face à l’urgence, les parties prenantes tentent de répondre comme elles peuvent. L’affaire en serait probablement restée à l’état de projet marqué par des irrégularités d’appel d’offre si le Parlement arménien n’avait pas décidé de constituer une commission d’audit des projets d’aide au développement et confié à un ingénieur britannique résidant en Arménie, Bruce Tasker, la responsabilité des enquêtes.



Bruce Tasker, lanceur d’alerte en Arménie



C’est en 2005 que la commission commence à enquêter sur le projet de la Banque mondiale. "Nous avons très vite réalisé que le projet était truffé d’irrégularités", se souvient aujourd’hui Bruce Tasker. L’enquête dévoile notamment un conflit de l’INTérêt entre la société étatique d’eau et la compagnie de management du projet. Elle pointe également le fait que de vieux équipements usagés ont été sommairement repeints pour les faire passer comme neufs. En dépit de la vive opposition des représentants locaux de la Banque mondiale de l’époque, la commission présente ses conclusions. Armine Aveiyan, alors journaliste pour le site d’information 168 était présente dans la salle ce jour-là : "L’atmosphère était explosive. Il y avait les journalistes, les diplomates, les ONG, des représentants de la communauté du développement. Et là, le président de la commission a sorti ces photos des vieilles canalisations de l’époque soviétique repeintes en bleu pour faire croire qu’elles étaient neuves. Il était en colère et il criait. Tout le monde était stupéfait. C’était le premier contrat de prêt de la nouvelle Arménie, on s’attendait à une enquête fournie et à des arrestations".



"De vieilles canalisations de l’époque soviétique"
Armine Aveiyan





 Les canalisations d’un immeuble d’habitations à Nubarashen, au sud de la capitale © Laurence Soustras


Rien de tout cela ne se produira. Peu de temps après, les autorités gouvernementales sifflent la fin de la partie et se murent dans le silence. De son côté, Bruce Tasker s’entête et découvre notamment dans la comptabilité de la société étatique d’eau, des manipulations comptables qui visent à en sous-estimer les actifs. Lorsque, finalement des années après, sous la pression de l’ONG américaine Government Accountability Project (GAP), la Banque mondiale se décide à enquêter sur place au sujet des allégations de Bruce Tasker, elle ne trouve rien en inspectant les équipements, et en tout cas aucune preuve de malversation dans les documents officiels du programme qu’elle a financé.

Pas un mot sur la réaffectation d’objectifs en cours de projet : alors que dans les objectifs initiaux, seuls 20 000 compteurs d’eau devaient être installés et le réseau rénové, le projet se félicite de compter 277 000 compteurs d’eau à l’arrivée. Par contre, la rénovation des canalisations est loin d’être complétée. Cela n’empêchera pas la Banque mondiale d’évaluer le projet comme "satisfaisant".



Mystérieux incidents de contamination d’eau à Erévan



Plus de dix ans plus tard, l’eau est toujours un sujet qui fâche à Erevan. Dès le début, les travaux ont eu un impact catastrophique sur la pression d’eau et de multiples canalisations ont cédé, aboutissant à la contamination de l’eau potable. En 2003, un quartier comptant près de 250 000 habitants a été affecté. Deux cent cinquante-sept personnes dont 163 enfants ont fini à l’hôpital avec des infections intestinales. Le même scénario s’est produit en 2007. Le personnel de la Banque mondiale basé dans la capitale du temps du projet a été muté ailleurs, en Asie Centrale. L’institution financière a accordé un second prêt de 20 millions de dollars au projet et un opérateur français, Veolia, a repris la gestion d’une partie du réseau de la municipalité, avec un résultat qui reste très inégal.

Ceux qui vivent à proximité de canalisations anciennes et endommagées évoquent des tentatives de réparations sommaires et l’impression que personne ne veut payer la rénovation du système. "Même si une amélioration a été constatée et que le nombre d’accidents est en recul, il y a encore des quartiers où la pollution de l’eau peut conduire à des contaminations et des hospitalisations", estime Knarik Hovhannesyan, une spécialiste de l’eau, experte auprès du Parlement.

C’est ce qu’a vécu il y a plus de deux ans, Nubarashen, un district au sud de la communauté urbaine d’Erevan. Dans les immeubles de l’époque soviétique qui longent la rue principale, les canalisations émergent du sous-sol pour desservir les habitations. "Ce sont les enfants qui ont commencé à tomber malades les premiers. Des diarrhées et des vertiges. Cela ne s’arrêtait plus. Ils tombaient malades les uns après les autres. Des docteurs sont venus se relayer en permanence dans les immeubles", raconte une habitante. "Des ambulances sont arrivées, ils y enfournaient jusqu’à neuf personnes, presque tout le quartier s’est retrouvé à l’hôpital", se souvient un autre habitant, retraité, devant l’immeuble.



"La véritable victime ici est le citoyen arménien"
Richard Giragosian



 Un habitant devant l’un des immeubles de Nubarashen affectés par la contamination des canalisations © Laurence Soustras


"La véritable victime ici est le citoyen arménien qui ne bénéficiera pas de l’efficacité potentielle de ce projet, souligne Richard Giragosian, directeur de Regional studies center, un think tank basé à Erevan. Ce projet en particulier a beaucoup contribué à miner la crédibilité et la confiance dans les opérations de la Banque mondiale en Arménie et à favoriser un environnement de méfiance envers les organisations internationales. La réalisation du projet a été au cœur du problème et les fonctionnaires corrompus au sein du gouvernement arménien portent une grande responsabilité dans son échec. C’est aussi une leçon importante pour la Banque : prêter plus d’attention à la transparence dans les appels d’offre, mais aussi dans la réalisation des projets, et mieux gérer une crise qui éclate."

Difficile de savoir si la leçon a porté ses fruits. Les observateurs internationaux pensent que pour ce qui est de l’Arménie, les projets internationaux de développement sont moins concernés par la corruption de haut niveau. Pourtant à Erevan, les rumeurs d’irrégularités et de détournements d’actifs dans des projets financés par les organisations financières multilatérales perdurent, dans une ambiance de découragement général. Effet collatéral de l’affaire de l’eau, peu de lanceurs d’alerte semblent s’aventurer aujourd’hui à dénoncer ces délits. Depuis l’alerte de Bruce Tasker, deux projets de la Banque mondiale en Arménie ont fait l’objet d’une enquête de l’INT, sa division anti fraude et corruption. Le premier, visant à améliorer la transparence et l’efficacité du système judiciaire, était victime d’une fraude à l’appel d’offre. Quant au second projet, il avait occasionné la vente frauduleuse d’équipements usagés à des hôpitaux. Décidément, un vrai classique.



KENYA : DÉVELOPPEMENT ET FRAUDES A RÉPÉTITION

  Nairobi, une plate-forme régionale pour de nombreuses ONG et agences du développement © Laurence Soustras

À l’origine, c’était une excellente nouvelle : les maisons de plusieurs villages pauvres de Gatundu, un district au nord de Nairobi, allaient enfin être raccordées au réseau électrique, avaient appris leurs habitants en janvier 2015. Même si, après des années à s’éclairer au kérosène, personne n’avait très bien compris l’empressement des autorités : "On nous a dit de payer 5 500 shillings [48 euros, NDLR] pour des travaux de branchement, en plus des 1 160 shillings [10 euros, NDLR] pour être raccordé au réseau, se souvient un villageois. On nous a dit de payer très vite et on nous a donnés une date butoir. Mais beaucoup de personnes ici sont pauvres et ne pouvaient pas payer aussi rapidement. Il leur a fallu vendre leur bétail ou emprunter".



"Des criminels profitent du fait que les gens ignorent leurs droits"
Stephen Mutoro





  À gauche : Marché à Gatundu. Pour les petits entrepreneurs, l’électricité est une nécessité économique après des décennies d’éclairage au kérosène.
  À droite : Une agence de microfinance pour les femmes au centre de Gatundu © Laurence Soustras


Mais plusieurs mois ont passé, l’électricité n’était toujours pas arrivée quand des villageois ont appris que, grâce au partenariat entre GPOBA (Global Output on Output-Based Aid), un fonds fiduciaire administré par la Banque mondiale, et l’opérateur local Kenya Power (KPLC), les quartiers pauvres et les bidonvilles de la capitale kényane étaient reliés au réseau électrique. Les heureux bénéficiaires n’avaient pas eu à débourser un sou, contrairement à ce qui s’était passé à Gatundu. Les villageois ont commencé à soupçonner un parlementaire local d’avoir détourné leur argent à son propre profit.

Le passage à tabac d’un des responsables de l’association des villageois par les sbires du parlementaire n’a rien arrangé : "La police n’a pas voulu intervenir dans cette affaire, explique Stephen Mutoro, secrétaire général de l’Association des consommateurs du Kenya. Le problème c’est que nous avons cette Banque mondiale qui accorde de l’aide sans se soucier de sensibiliser la population. Des criminels profitent du fait que les gens ignorent leurs droits et paient alors qu’ils sont éligibles à cette connexion à l’électricité. L’ignorance est un problème".



"Quand l’audit commence, les problèmes arrivent"
Charles Wanguhu





  A gauche : Reçu de paiement abusif : les villageois de Gatundu se disent victimes d’une extorsion de fonds. © Laurence Soustras
  A droite : Les lignes électriques qui doivent être reliées aux habitations de Gatundu © Laurence Soustras


Ignorance des bénéficiaires, climat de corruption généralisé et aide au développement font depuis longtemps mauvais ménage au Kenya. Comme le souligne Charles Wanguhu, chercheur kenyan et ancien collaborateur de l’Africa Centre for Open Governance (AfriCOG), "les donateurs sont très contents de s’afficher comme soutiens des programmes. Mais quand l’audit commence, les problèmes arrivent".

Et les problèmes, la banque les a collectionnés au Kenya. En 2005, de nouveaux prêts ont dû être temporairement suspendus : plusieurs projets (infrastructures de transports urbains et programme Sida/HIV notamment) étaient impliqués dans des affaires de versements de pots de vins, des manipulations de contrats et des vols de fonds. L’année suivante, INT, l’unité d’enquête de la Banque, a découvert que certains des projets en cours étaient toujours truffés d’irrégularités.

Un premier projet Kenya Education Sector Support Programme (KESSP) a fini par être suspendu par le gouvernement kenyan en 2009 alors que les trois quarts de la ligne de crédit de 80 millions de dollars accordés par la Banque mondiale avaient été déboursés. Il en va de même pour un second projet, visant à aider des populations rurales appauvries, le Western Kenya Community-Driven Development and Flood Mitigation Project (WKCDD).



"L’argent va au sommet de la pyramide et les gens sur le terrain ne le reçoivent pas"
Charles Wanguhu





 Centre de Gatundu © Laurence Soustras


Officiellement et selon une première estimation, 1,2 million d’euros ont été détournés et sont toujours introuvables dans les comptes des deux projets. Une cinquantaine de fonctionnaires kényans ont été mis à pied et la Banque mondiale, une fois de plus, a gelé ses programmes dans le pays.

Toujours en 2009, la Banque mondiale a lancé une vérification juricomptable des transactions du programme Terres Arides lancé en 1996 pour résorber les inégalités économiques et sociales dans les régions affectées par la sécheresse et la désertification. Le résultat ? Plus de la moitié des transactions sont jugées douteuses. Des appels d’offre ont été trafiqués ; certaines dépenses ont été réglées à la fois par la Banque mondiale et par d’autres pays donateurs. Surtout, l’enquête a mis à jour la collusion entre les employés de la Banque commerciale du Kenya, les employés du projet et les fonctionnaires, tous impliqués dans des opérations de falsification de chèques ou de relevés bancaires et de détournement de fonds. Le programme de développement communautaire comportait une importante composante de versements en argent liquide, un mécanisme particulièrement difficile à vérifier, faute de trace écrite. "Tout projet supposant une part de transfert d’argent liquide est susceptible de créer des problèmes. Dans un environnement rural, c’est très difficile : l’argent va au sommet de la pyramide et les gens sur le terrain ne le reçoivent pas", dénonce Charles Wanguhu.



Les Kényans paient au prix fort le résultat des irrégularités





 Des habitants de Gatundu à proximité d’une ligne d’électricité, encore aujourd’hui un luxe pour de nombreux Kényans. © Laurence Soustras


Face à ces détournements en série, la stratégie de la Banque mondiale au Kenya apparaît comme bien illisible : "La Banque mondiale tente de minimiser le plus possible. Ils suivent ce cycle : évitons le gouvernement pour faire parvenir l’aide. Puis : faisons transiter les fonds par le gouvernement. Et au nouveau scandale, ils changent encore de stratégie. Il n’y a absolument aucune mémoire institutionnelle", relève Charles Wanguhu. À défaut, la Banque semble opérer discrètement, derrière la scène des scandales à répétition, pour sauver à tout prix certains projets – quitte à mieux les équiper en cours de route contre la corruption ambiante. Pendant ce temps, les Kenyans paient au prix fort le résultat de multiples irrégularités dans les projets de la Banque. Les règles de l’institution précisent en effet que les dépenses inéligibles – celles qui apparaissent inexistantes ou frauduleuses – doivent être remboursées par le pays bénéficiaire. Plusieurs autres pays donateurs impliqués dans le projet d’éducation KESSP, dont la Grande-Bretagne ont également demandé à ce que leurs fonds leur soient retournés. Cela laisse au Kenya une ardoise conséquente : environ 40 millions de dollars pour le seul projet d’éducation.



Les solutions anti fraudes de Samuel Kimeu , Directeur de Transparency International Kenya



Pour Samuel Kimeu, directeur de Transparency International au Kenya, la solution ne peut venir que du renforcement de l’indépendance judiciaire du pays afin que soit établie une véritable responsabilité pénale des auteurs de malversations de l’argent du développement, un long travail auquel la Banque prête son concours. L’implication des bénéficiaires ainsi que la transparence totale des projets sont également les prérequis d’une amélioration, ajoute-t-il.

FINANCE ET DEVELOPPEMENT :
UNE ZONE GRISE
"La corruption est maligne", sourit un fonctionnaire de la Banque mondiale. Et surtout quand la Banque ne peut pas regarder partout dans son gigantesque portefeuille. Le bras d’investissements privés de la Banque, l’IFC, prête ainsi à des conditions de marché à des centaines d’institutions financières et de sociétés privées dans le monde, certaines proches des pouvoirs en place et opérant dans des secteurs potentiellement très risqués pour la gouvernance, comme le pétrole et les industries extractives. C’est une zone grise où la Banque est à la conjonction délicate du développement et de la finance internationale. IFC veut y occuper une place de gardien de la gouvernance par des contrats juridiquement contraignants. Mais ces contrats sont difficiles à contrôler et INT, le département anti fraude et corruption de la Banque, ne cache pas l’augmentation des enquêtes concernant cette partie des prêts du portefeuille.


"Nous voudrions récupérer notre argent pour que ceux qui ont vendu leur bétail puissent le racheter"
Un habitant de Gatundu





 Les habitants de Gatundu ont été obligés de vendre une partie de leur bétail pour financer leur accès à l’électricité © Laurence Soustras


Pendant ce temps, à Gatundu, les villageois attendent toujours l’électricité, des mois après avoir payé leur raccordement. Ils continuaient de s’éclairer au kérosène, ce qui n’est même pas leur pire souci : une grande partie des villageois peine à rembourser ses dettes. "Nous ne savons pas à qui nous plaindre, alors nous restons tranquilles, constate l’un d’entre eux. Mais nous voudrions récupérer notre argent pour que ceux qui ont vendu leurs animaux puissent les racheter"



POLICIERS DU DEVELOPPEMENT
  Siège de la Banque mondiale, Washington © Laurence Soustras

La vice-présidence chargée des questions de l'intégrité (INT), qui fait office de police de la Banque mondiale est légèrement à l’écart de l’institution financière dont elle dirige les enquêtes de fraude et de corruption. Elle emploie 87 personnes sur les quelque 12 000 employés de la Banque pour un budget de 18,5 millions de dollars à traquer ce "cancer de la corruption" ainsi désigné par James Wolfensohn, président de la Banque dans les années 1990. Les enquêteurs de l'INT poursuivent cinq sortes de délits : la fraude, la corruption, la collusion, la coercition et l’obstruction. Pour ce faire, ils disposent de deux modes d’action : les enquêtes externes qui ciblent les entités associées aux projets de la Banque mondiale et les enquêtes internes qui vérifient les allégations de fraude et de corruption à l’encontre du personnel de la Banque.

Les bureaux, dont rien à l’extérieur ne trahit l’existence si ce n’est une porte avec digicode, bruissent en permanence de rumeurs, de soupçons ou d’allégations pesant sur des projets de la Banque dans le monde entier. Les enquêteurs de l'INT, souvent alertés par téléphone ou par un lanceur d’alerte via un employé de la Banque, doivent d’abord déterminer si l’affaire relève bien de leurs services. Au total, ce sont moins de 100 dossiers par an qui feront l’objet d’une enquête complète.

"Nous utilisons de plus en plus des bases de données ouvertes ainsi que les médias sociaux pour identifier les protagonistes et nous avons remporté pas mal de succès récemment avec cette stratégie, souligne Dave Fielder, responsable des enquêtes de corruption de l’INT. Ce n’est que dans un deuxième temps que nous nous déplaçons sur les lieux du projet."

Le principal outil à disposition des enquêteurs est la clause de l’audit. En effet, les documents d’appel d’offre sur les projets de la Banque contiennent une clause d’obligation contractuelle autorisant l'INT à procéder à un audit de la comptabilité et des archives de toute société ayant répondu à un marché sur un projet de la Banque mondiale, même si elle l’a perdu. Et c’est souvent là que les problèmes commencent. "Nous regardons là où ils espèrent que nous ne trouverons rien, raconte un enquêteur. Mais la plupart du temps, nous trouvons. Ils ne s’attendent pas à ce que la Banque mondiale vienne vérifier et la plupart du temps, ils n’ont jamais entendu parler de l’INT".

C’est là que peut jouer l’effet de surprise après des années d’impunité : "Parfois, nous avons la chance de trouver un document qui détaille des paiements dans une affaire de corruption, ou nous découvrons que quelqu’un s’arrange pour détruire des preuves, ce qui est en soi un délit d’obstruction".



Une enquête de fraude au développement à la Banque mondiale



L'INT poursuit le double objectif de soumettre les entités impliquées dans la fraude et la corruption au système de sanction de la Banque mondiale et signaler aux autorités nationales les délits relevant de leur juridiction. Mais elle se heurte à un obstacle principal : la difficulté de prouver la corruption d’un point de vue légal. Quand il y a un meurtre, il y a un cadavre et quand il y a un vol, de l’argent a disparu et il est venu de quelque part, explique Stephen Zimmerman, directeur des opérations de l’INT. La corruption, c’est habituellement deux personnes, l’argent change de mains, personne ne l’a vu, personne ne le sait, l’argent ne va pas sur un compte bancaire. Si l’une de ces personnes ne parle pas, personne n’en saura jamais rien."

Concrètement, 60 à 70 % des cas à l’origine des enquêtes de l’INT relèvent de la corruption. Mais au final, 60 à 70 % des cas retiennent la qualification de fraude, sans pouvoir aller jusqu’à prouver le fait de corruption. Mieux que rien, mais frustrant. "C’est franchement décourageant de constater l’impuissance d’une institution comme la nôtre face aux ressources de ceux contre lesquels nous nous battons : que ce soient les gouvernements quand ils comptent des fonctionnaires corrompus, ou même certains cabinets d’avocats et d’audit partiellement engagés dans ces processus de corruption", explique Dave Fielder. Au fil des années, l'INT a développé un ambitieux programme de sensibilisation du personnel de la Banque mondiale sur les questions de corruption. Il vise à la fois à mieux diffuser à travers l’institution l’information sur les risques en amont des projets et à intervenir rapidement par le biais de l’enquête en cours une fois la fraude constatée.



"Des processus de protection des lanceurs d’alerte obscurs"
Bea Edwards





 Bea Edwards, ancienne directrice de l’ONG Government Accountability Project (GAP) a longtemps aidé les lanceurs d’alerte de la Banque mondiale à organiser leur défense © Laurence Soustras


Après avoir initialement rencontré le scepticisme des unités opérationnelles, les enquêteurs ont fini par établir un dialogue constructif avec les employés de terrain. Le résultat est encore difficile à apprécier, surtout du côté des employés de la Banque ayant lancé des alertes. Au cours de l’année fiscale 2015, ils étaient 122 à avoir livré des informations à l'INT. Mais cela ne suffit pas à conclure qu’il existe au sein de l’institution un climat de confiance tel, que les informations s’échangent en toute transparence ."Il y a une très forte culture au sein de la Banque pour essayer de résoudre les choses tranquillement en interne, sans passer par la vice-présidence chargée des questions de l’intégrité", estime Chad Dobson, directeur exécutif du Bank Information Center, une ONG basée à Washington qui veille aux questions de bonne gouvernance au sein la Banque mondiale. En effet, l'institution compte plusieurs cas de lanceurs d’alerte qui ont fini par partir ou être poussés vers la sortie à la suite de leurs révélations. L'INT veut croire cette période révolue. Mais pour les employés qui savent que leur salaire et leur carrière dépendent d’une note de performance, la perspective de lancer l’alerte – même anonymement – sur les opérations de cette gigantesque bureaucratie internationale peut sembler très risquée. "Au sein de la Banque mondiale, les mécanismes de protection des lanceurs d’alerte amenés à dénoncer les opérations de la Banque sont pour le moins obscurs", souligne Bea Edwards, ancienne directrice du Government Accountability Project (GAP), une organisation de protection des lanceurs d’alerte. In fine, estime un membre de l’institution, "personne ne veut s’attirer de problèmes, perdre son visa d’employé d’une organisation internationale et un très bon salaire".



LANCEUR D’ALERTE D’ETAT FRAGILE
  Photo © ?

À la question, "pourquoi des États fragiles, en sortie de conflit, demeurent-ils en ruines malgré les millions de la communauté internationale ?", Abdirazak Fartaag a un début de réponse.

Ce Somalien qui supervisait les finances publiques au sein du gouvernement fédéral de transition, entre 2009 et 2011, a pu y étudier les flux d’argent censés renflouer un État en faillite. "Ces années là, les donateurs internationaux, y compris la Banque mondiale, transmettaient leurs fonds à travers des groupes locaux qui ne rendaient de comptes à personne. C’est ainsi que l’aide de la communauté internationale a facilité des détournements de fonds", explique-t-il.

Abdirazak Fartaag a vite compris que les comptes de l’État dissimulaient des malversations. Malgré le soutien financier international considérable dont bénéficiait la Somalie depuis 2000, les comptes ne montraient que très peu de mouvements. Entre 2000 et 2008, à l’exception de deux années, ils ne font apparaître aucune dépense. Un indicateur remarquable de fraude à très haut niveau.

En 2011, le Premier ministre refuse de publier le rapport dans lequel M. Fartaag fait part de ces irrégularités. L’unité de finances publiques est démantelée et Abdirazak Fartaag quitte le pays pour Nairobi, son rapport sous le bras.

Comme beaucoup d’États fragiles ou sortant de conflit, la Somalie vit de circuits financiers opaques et informels. À Mogadiscio, dans ces années-là, l’administration est noyautée par les clans qui se servent abondamment dans les fonds destinés au développement et au fonctionnement de l’État. Au sein de la communauté internationale, personne ne semble s’inquiéter de ces anomalies pourtant visibles à l’œil nu, relève M. Fartaag.

La publication de son rapport sur les finances de la Somalie provoque un profond malaise parmi les donateurs : "Ils n'arrivaient pas à comprendre que cela vienne d’un Somalien qui mettait en doute leur manière de travailler. Ils ont alors posé la question de mon intégrité", se souvient-il aujourd’hui.



Abdirazak Faartag, lanceur d’alerte somalien



Mais un an plus tard, la Banque mondiale publie son propre rapport. Il est accablant et confirme les constatations de M. Fartaag. On y apprend que le gouvernement somalien a tout simplement "fait disparaître" 130 millions de dollars de revenus et dons bilatéraux reçus entre 2009 et 2010, en majorité de pays arabes. Ainsi, à la fin des années 2000, les revenus du port de Mogadiscio oscillaient-ils entre 25 et 30 millions de dollars par an, selon Abdirazak Fartaag. Pourtant, moins d’un quart apparaissaient dans les comptes de l’État.

En fait, note le rapport de la Banque mondiale, ces revenus et dons auraient largement pu couvrir pendant deux années les salaires de la totalité des fonctionnaires, parlementaires et forces de police ayant été rémunérés par la communauté internationale, faute d’alternative.

Le rapport de la Banque mondiale ne se penche même pas sur la délicate question des fonds de l’aide multilatérale. Ils transitaient par un compte détenu par la société d’audit internationale PriceWaterhouseCoopers (PwC) et auraient dû "être comptabilisés dans leur totalité", préconise le rapport. Selon l’auteur du rapport, ils ne l’ont toujours pas été à ce jour.

De fait, l’ancien chef de l’unité des finances publiques, n’a jamais vu ces fonds transiter dans le budget du gouvernement. Selon les informations de la Banque mondiale, une partie de l’aide de l’institution au cours des années 2008-2009 a été délivrée directement à des communautés du sud du pays par l’intermédiaire d’ONG locales, "c’est-à-dire, note Fartaag, dans des territoires où rien ne se fait sans l’accord de groupes liés aux Shebab", le groupe terroriste djihadiste.

En 2013, la Banque mondiale a de nouveau ouvert la voie à des relations financières directes avec le gouvernement somalien à travers le Multi-Partner Fund, modelé sur le dispositif afghan et destiné à soutenir le budget. Sans grande illusion, la Banque mondiale note que les institutions somaliennes sont devenues "des agents d’extraction" de richesse dans leurs pays. Un euphémisme ? En tout cas, selon le Groupe d’observation des Nations Unies : "les détournements, les fraudes et la corruption constituent un système de gestion".

Comment assurer un minimum de suivi dans ce contexte ? La clé de voûte du système de contrôle de la Banque, déjà en place en Irak et Afghanistan, est un "agent financier de gestion" extérieur qu’elle emploie pour s’assurer que le gouvernement suit bien les règles de l’institution internationale pour comptabiliser les fonds d’aide au développement. Un nouveau dispositif pour limiter la fraude aux appels d’offre se met en place. Pourtant, les enquêteurs de l’institution ont récemment réalisé que parmi les sociétés d’audits travaillant sur des projets de la Banque en pays post-conflit, certaines se sont trouvées impliquées dans des circuits de fraude et de corruption, soit en raison de la faiblesse de leurs procédures internes, soit en raison de collusion avec des fonctionnaires corrompus.

Récemment, à Nairobi, Abdirazak Fartaag ne décolérait toujours pas: "la Somalie serait un pays riche si elle comptabilisait tous ses revenus", martèle t-il.

"Ni la communauté internationale, ni le gouvernement somalien, n’ont formulé de mesures correctives pour gérer ces fonds. Rien n’a été fait. La communauté internationale ne peut pas continuer à travailler depuis Nairobi, sans jamais dépasser l’aéroport de Mogadiscio. Ils doivent vérifier ce qui arrive à cette aide, sur le terrain", souligne t-il.

Sur le terrain, parmi les populations bénéficiaires, les choses changent. Au Kenya, Nicolas Seris, coordinateur de programme à Transparency International, note "une volonté plus importante qu’il y a quelques années de la part des populations de réclamer leurs droits. Les bailleurs de fonds veulent également être en position d’exiger plus de transparence".

L’idée d’un droit d’inventaire de l’aide au développement fait son chemin chez les populations bénéficiaires, en Afrique en particulier. À l’est de la République démocratique du Congo (RDC), la Fondation Chirezi a ainsi entrepris de former des brigades d’inspecteurs dont les membres sont élus par la communauté pour effectuer des visites bimensuelles de projets de développement. Ils répertorient les problèmes éventuels afin que la Fondation les fasse remonter auprès des organismes donateurs en vue d’un règlement.

Au Kenya, Transparency International a ainsi formé 150 représentants de communautés locales aux techniques d’audit social pour assurer le suivi de projets. L’organisation développe une plateforme Internet, ainsi qu’un numéro et un formulaire unique pour centraliser les plaintes relatives aux projets, en partenariat avec une quarantaine de donateurs, acteurs locaux et internationaux. Un dispositif qui serait transposable même aux plus grandes organisations multilatérales, dans la mesure où les populations bénéficiaires sont correctement informées des financements accordés, ont accès à un mécanisme de plainte efficace, et surtout, souligne Nicolas Séris, "que les gens puissent avoir confiance : s’ils prennent le risque de parler, il faut que quelque chose se fasse".