D ans les forêts du nord-ouest de l'Ukraine, des habitants improvisés mineurs creusent illégalement la terre à la recherche d'ambre. Issue de sève fossilisée, la précieuse pierre est enfouie à deux ou trois mètres sous les arbres. Mais avec l'ambre, les artisans feraient ressurgir les poussières radioactives déposées après l'explosion de Tchernobyl en 1986. Vingt-cinq ans après la catastrophe, la région isolée de Rivne lutte avec les démons d'une Ukraine déstabilisée. Corruption, chômage, mafia : l'exploitation d'ambre alimente un système destructeur pour la société et l'environnement.

Une forêt millénaire devenue paysage lunaire

  Des mines d’ambre abandonnées à l’extérieur de la ville de Klesiv, dans la région de Rivne. Crédit : France 24


Près de 15 000 tonnes d’ambre seraient enfouies sous les forêts de l’ouest ukrainien, selon le Comité d’État de géologie. Ces réserves convoitées se trouvent à faible profondeur, juste sous la racine des conifères, et les mineurs doivent abattre les arbres pour extraire la précieuse résine. La destruction de la forêt, impressionnante, n’est quantifiée à ce jour par aucune une étude scientifique, mais inquiète les associations environnementales.
L’ONG Ecoclub Rivne estime, elle, que l’extraction illégale de l’ambre est responsable de l’érosion des sols, de la pollution des réserves d’eau, de la destruction de la faune et de la flore et de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Elle redoute notamment la désertification des zones forestières et marécageuses.


  Des mineurs injectent de l’eau dans le sol pour extraire de l’ambre. Crédit : France 24.


Pour extraire la résine fossilisée, les mineurs coupent et déracinent les arbres, puis creusent des trous de trois mètres de profondeur environ. Ils y injectent de l’eau, propulsée à grande vitesse par des pompes hydrauliques. La terre et les racines sont broyées, diluées dans l’eau. Les morceaux d’ambre flottent alors à la surface et sont extraits de ce mélange à l’aide de grandes épuisettes.
Une fois le filon épuisé, les mineurs laissent la crevasse inondée à l’abandon. Ils font peu de cas de la réhabilitation des terrains exploités, mesure pourtant obligatoire pour les trois compagnies ukrainiennes publiques auxquelles les activités d’extraction sont officiellement déléguées. Dans les crevasses de ces paysages lunaires, de nombreux animaux sauvages tombent et se noient.

Des images satellites publiées par Google en 2017 montrent des pans entiers de forêt rasés sur plus de 250 kilomètres carrés. Ces trois dernières années, près de 4 000 hectares de terre auraient été détruits par cette activité, selon l’Agence nationale des ressources forestières d’Ukraine. En février 2017, le Premier ministre, Volodymir Hroïsman, sollicité par un groupe de députés favorables à la régulation des mines, a fait un geste en faveur de l’environnement en annonçant le lancement d’un programme de reforestation des terres abîmées par l’activité minière.

Le fantôme de Tchernobyl refait surface
Un autre phénomène inquiète l’ONG Ecoclub Rivne : l’activité minière pourrait être à l’origine de remontées des poussières radioactives enfouies dans le sous-sol après la catastrophe de Tchernobyl en 1986. Elle affirme que ces particules remontent à la surface quand les mineurs remuent la terre. Sans pour autant avoir pu fournir de preuve ou d’étude scientifique. Vasyl Yanitskyy, député de Rivne pour Solidarité, la coalition du président Petro Porochenko et auteur d’un projet de loi visant à réguler l’exploitation et le trafic d’ambre, rapporte des faits similaires et partage son inquiétude. “Le césium et le strontium remontent dans l'atmosphère et cela engendre de nombreuses maladies, notamment des cancers. Quand l’exploitation s’est intensifiée en 2012, nous avons observé une augmentation du nombre de cancers dans la région”, détaille-t-il.



Des conflits d’intérêts bloquent la légalisation


En juillet 2015, le président Petro Porochenko affiche sa volonté d’en finir avec l’extraction illégale. Selon les autorités ukrainiennes, 90 % de l’ambre ukrainienne est extraite sans autorisation. Mais changer un système qui s’est bâti sur la corruption est une tâche difficile. Le député Vasyl Yanitskyy en a fait l’amère expérience.

La corruption est partout, y compris dans les pouvoirs locaux, c’est pour cela que certains députés ne veulent pas de cette loi.
Vasyl Yanitskyy

Le 7 février 2017, le projet de loi qu’il a élaboré a été rejeté en seconde lecture, à cinq voix près. Il doit désormais attendre la prochaine session parlementaire pour présenter un nouveau texte. “La corruption est partout, y compris dans les pouvoirs locaux, c’est pour cela que certains députés ne veulent pas de cette loi”, estime-t-il.
Une vision partagée par Oleksandr Zadorozhniy, conseiller municipal à Doubrovystia, l'une des villes touchées par le phénomène : “Certains hommes politiques ont des intérêts personnels dans l’extraction illégale d’ambre”, indique-t-il, sans préciser les noms.
De fait, le projet de loi a suscité des désaccords au sein du bloc majoritaire dont est issu Vasyl Yannitskyy. “Certains députés ne veulent pas libéraliser le marché et l’élargir aux petits producteurs. Ils préféreraient privilégier les grandes entreprises publiques”, explique-t-il. Pourtant, ce sont bien les “petits artisans”, comme il les nomme, qui produiraient la majorité de l’ambre ukrainienne.



Ils troquent leur diplôme contre une cagoule

Des mineurs participent à une confrontation avec la police à Klesiv, lors de la confiscation d’une pompe, en avril 2017. Crédit : France 24.


Dans les trois régions du nord-ouest ukrainien concernées par l’exploitation illégale de l’ambre – Rivne, Jytomyr et Volhynie – pas moins de 10 % des habitants vivent de cette activité illégale, selon le député Vasyl Yanitskyy. Aucune donnée précise n’est disponible, compte tenu du caractère illégal de l’activité, mais les personnes interrogées par France 24 estiment toutes ce chiffre crédible. Dans le district de Doubrovytsia, situé au nord de la région de Rivne, le responsable adjoint du commissariat, Ivan Otupor, et le conseiller municipal Oleksandr Zadorozhniy s’accordent à dire qu’au moins la moitié de la population vit de l’ambre illégale.
De violentes mafias règnent sur ce trafic. Mais les habitants viennent aussi volontiers travailler en tant qu’ouvriers pour gagner un salaire confortable, dans une région économiquement isolée du reste du pays. Jusqu’au déclenchement du conflit avec la Russie fin 2013, ces derniers allaient régulièrement travailler le temps d’une saison de l’autre côté de la frontière, notamment dans le secteur de la construction.

De nombreux jeunes, filles comme garçons, sont impliqués dans le trafic d’ambre et préfèrent faire ça plutôt que d’étudier
Vasyl Yanitskyy

Aujourd’hui, les différences de salaires entre les emplois légaux peu qualifiés et ceux au noir sur les sites miniers sont énormes : un ouvrier dans une mine illégale gagne en moyenne 700 hryvnias par jour (24,18 euros), soit presque dix fois plus qu’un employé de supermarché, qui touche 83 hryvnias (un peu plus de 2,80 euros), détaille Oleksandr Zadorozhniy.
De quoi démotiver plus d’un jeune à poursuivre de longues études pour, finalement, avoir du mal à joindre les deux bouts. “De nombreux jeunes, filles comme garçons, sont impliqués dans le trafic d’ambre et préfèrent faire ça plutôt que d’étudier”, regrette le député Vasyl Yanitskyy.

Les conditions de travail dans les mines d'ambre sont très pénibles. Les mineurs passent beaucoup de temps dans l’eau froide à manier des outils lourds et dangereux. Ceux-là touchent la plus petite part du gâteau. Les gérants de ces exploitations, piliers des réseaux mafieux, eux, accumulent de petites fortunes.
De nouvelles inégalités se creusent et l’argent n’est que très rarement redistribué. Certes, l’argent de l’ambre a financé la construction d’une aire de jeux pour enfants dans la petite ville de Klesiv, l’édification d’une église ainsi que la constitution d’un fonds de charité pour les soldats partis au front, à l’Est. Mais les sommes sont dérisoires comparées à ce que gagnent les trafiquants chaque année.



L’ambre, le joyau d’une région démunie

Capture d’écran d’une vidéo tournée le 11 mars 2016 dans la région de Rivne par les activistes du groupe AutoMaïdan, issu des révoltes de 2014. Crédit : AutoMaïdan


L’arrivée de cette nouvelle activité produit une richesse inespérée dans cette région reculée et peu attractive. Dans les rues modestes des villages, fleurissent commerces, nouvelles maisons et voitures de luxe. Le boom économique dû à l'ambre est manifeste, même s’il est difficile à chiffrer.

Auparavant, les habitants n’avaient pas conscience de la valeur de l’ambre.
Vasyl Yanitskyy

“Auparavant, les habitants n’avaient pas conscience de la valeur de l’ambre. Ils n’avaient pas idée de la vendre. Ils l’utilisaient même parfois pour allumer les feux de cheminée”, se souvient Vasyl Yanitskyy, député de Rivne, pour “Solidarité”, la coalition du président Petro Porochenko.
Au début des années 2000, des trafiquants chinois arrivent sur ce marché presque vierge. Afin de maintenir les coûts de production à un niveau relativement faible, ils privilégient des circuits courts avec peu d’intermédiaires. Une aubaine saisie immédiatement par les pouvoirs locaux et les habitants. La production augmente alors subitement. Ces nouveaux acheteurs fixent les standards de qualité en fonction de la taille, de la couleur et de l’opacité de la pierre. Le prix au kilo bondit pour atteindre aujourd’hui entre 150 et 4 500 dollars (140 à 4200 euros).


Un collier de perles en ambre, représentant la variété des teintes présentes dans le sol ukrainien. Crédit : France 24

Selon l’économiste Igor Vinnychuk, de l’Université de Tchernivtsi, le business illégal de l’ambre représenterait 330 millions de dollars (302 millions d’euros) par an. De son côté, le procureur général d’Ukraine, Yuriy Lutsenko, a déclaré en 2016 que les gains des mineurs illégaux étaient équivalents au budget militaire national, soit près de 5 milliards de dollars (4,58 milliards d’euros). Mais l’État ukrainien ne profite pas de cette “ruée vers l’ambre” alors que le soutien à l’effort de guerre creuse la dette et ne permet pas au pays de s’affranchir de la tutelle du FMI.
Après avoir interviewé plusieurs villageois, Oleksandr Zadorozhniy, conseiller municipal de Dubrovystya, estime le coût de la corruption à 50 000 dollars par jour pour les trois régions de Rivne, Volhynie, Jytomyr, soit plus de 18 millions de dollars par an.




La corruption en héritage

Jusqu’à la révolution de Maïdan, en novembre 2013, l’exploitation de l’ambre était organisée autour d’une chaîne de corruption impliquant police, élus locaux et membres du gouvernement.
Selon un responsable politique local et plusieurs militants interrogés par France 24, cette "chaîne de corruption" remontait jusqu’au président Viktor Ianoukovitch. Pour l’instant, le manque d’investigation sur ce sujet empêche de décrire en détail le fonctionnement du système.
Sulfureux meneur de la Révolution orange, Viktor Ianoukovitch aurait mis la main sur la production d’ambre à coup de pots-de-vin, au détriment des trois entreprises minières d’État aujourd’hui trop petites pour faire face à une demande croissante. Lors de sa destitution, le 22 février 2014, la chaîne de corruption ne s’est pas effondrée pour autant. Les mineurs et élus locaux, libérés des commissions présidentielles, ont continué de s’enrichir hors de toute réglementation.


Des tuyaux et perches en métal saisies et stockées à Sarny par les forces spéciales chargées de démanteler le trafic d’ambre. Crédit : France 24

De plus, les autorisations d’exploitation sont toujours aussi difficiles à obtenir et les contrôles de police quasi-inexistants. “La loi ne nous autorise pas à arrêter des personnes qui extraient de l’ambre. Lorsque nous en repérons, nous saisissons le matériel et leur communiquons que cette activité est illégale”, explique Ivan Otupor, responsable adjoint du commissariat de Dubrovystya. Selon l’article 314 du code pénal sur l’utilisation illégale des ressources nationales, enfreindre les règles de l’extraction de minerai est passible d’une amende avec sursis de 850 hryvnias, soit 29 euros. Les infractions les plus graves peuvent faire monter ce chiffre à 6 000 hryvnias, soit 207 euros, et inclure des peines de prison avec sursis. En 2016, l’équipe d’Ivan Otupor a saisi 40 kg d’ambre, soit presque rien par rapport à ce qui est extrait dans la forêt tous les jours. Selon le policier, les ressources tant humaines que financières ne sont pas suffisantes pour couvrir l’étendue des exploitations minières. Et ce sans compter le poids de la corruption au sein même des services de police, qui protègent les plus gros exploitants.