Les accusations de crimes de guerre se multiplient depuis le début du conflit en Ukraine, le 24 février. Plusieurs milliers de civils ont été tués ou blessés, souvent en violation du droit international. Des actes qui pourraient, à terme, conduire les responsables devant des tribunaux nationaux ou devant la Cour pénale internationale. Explications.
Deux mois après le début de l’invasion russe en Ukraine, le bilan humain ne cesse de s’alourdir pour les civils. Au 26 avril, 2 665 personnes ont été tuées et 3 053 blessées, selon les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'Homme, et ce malgré les traités internationaux censés garantir la protection des civils.
Alors que des ONG documentent depuis plusieurs semaines des exactions – présentées comme venant principalement de l’armée russe –, des enquêteurs sont aussi déployés sur le terrain pour collecter des preuves en vue de possibles futures poursuites judiciaires. Devant quelle juridiction ? Pour quels motifs ? À quelle échéance ? Et que risque Vladimir Poutine ? France 24 fait le point.
Les responsables d’exactions en Ukraine sont susceptibles d’être poursuivis devant trois types de juridiction : la Cour pénale internationale (CPI), la justice ukrainienne et les juridictions nationales de plusieurs États ayant ouvert des enquêtes.
Moins d'une semaine après le début de l’invasion russe, le procureur de la CPI a annoncé le 2 mars "l’ouverture immédiate" d'une enquête sur de possibles crimes de guerre. "Il existe une base raisonnable permettant de croire que des crimes relevant de la compétence de la Cour (ont) été commis" en Ukraine, a expliqué Karim Khan dans un communiqué, précisant par ailleurs que les investigations allaient concerner tous les actes commis dans ce pays "depuis le 21 novembre 2013" – date du début de la révolution de Maïdan et point de départ de l’insurrection dans le Donbass et de l’annexion de la Crimée.
Cette ouverture d’enquête se fonde sur l’article 53 du Statut de Rome, un traité international fondateur adopté en 1998 et auquel 123 pays sont actuellement "États parties". Ce règlement intérieur de la CPI codifie entre autres les prérogatives de la Cour et les qualifications juridiques des crimes sur lesquels portent les enquêtes dans des zones de conflit. "Quatre qualifications sont possibles pour les exactions commises : le crime d’agression, le crime de guerre, le crime contre l’humanité et le crime de génocide", explique Me Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit international et inscrit sur la liste des avocats près la CPI.
Ces quatre crimes – d’une gravité graduelle – définis par le Statut de Rome (articles 6, 7, 8 et 8 bis) pourraient-ils s’appliquer à la situation en Ukraine ? Pour Me Emmanuel Daoud, "si on n’est qu’à Boutcha – en ne parlant que des viols et des exécutions de civils –, ce sont à l’évidence des crimes de guerre. Mais si on est dans plusieurs villes, à plusieurs endroits de l’Ukraine et que c’est toujours la même ‘méthodologie’ employée par l’armée russe, on pourra parler de crimes contre l’humanité."
L’utilisation du terme de génocide divise, quant à elle, les soutiens de Kiev. "Ce sont des crimes de guerre, et ils seront reconnus par le monde comme un génocide", a déclaré début avril le président ukrainien Volodymyr Zelensky après la découverte des exactions ayant eu lieu dans la ville de Boutcha, au nord-ouest de Kiev. Des chefs d’État (l'Américain Joe Biden) ou de gouvernement (le Canadien Justin Trudeau) s’accordent aussi pour utiliser ce qualificatif, quand d’autres (le Français Emmanuel Macron et l'Allemand Olaf Scholz) se montrent plus mesurés à ce sujet. Me Emmanuel Daoud se montre lui aussi prudent : "On n’a pas réuni, à l’heure actuelle, les éléments juridiques pour le crime de génocide."
À voir, notre Entretien : Iryna Venediktova, procureure générale d'Ukraine, s'attend à "des preuves de génocide à Marioupol"
En plus de l’enquête internationale, des juridictions nationales sont aussi susceptibles de diligenter des poursuites contre des responsables russes soupçonnés d’exactions en Ukraine. À ce jour, la justice ukrainienne a ouvert plus de 7 000 enquêtes sur des crimes de guerre et plus de 3 000 autres sur des crimes connexes, comme l’a expliqué Iryna Venediktova, procureure générale d'Ukraine.
Des pays occidentaux investiguent aussi sur les exactions de l’armée russe, comme l’Allemagne qui recourt au principe de "compétence universelle" – permettant à un État de poursuivre les auteurs de crimes les plus graves, quels que soient leur nationalité et l'endroit où ils ont été commis. Berlin est d’ailleurs pionnier en la matière : ce même procédé a conduit à la condamnation à la perpétuité d’un ex-haut gradé du renseignement syrien, en janvier dernier.
La justice française est, elle aussi, impliquée : depuis le début du conflit, le Parquet national antiterroriste – compétent en la matière quand des faits concernent des Français à l’étranger – a ouvert quatre enquêtes pour crimes de guerre, dont une le 16 mars pour le décès du journaliste franco-irlandais Pierre Zakrzewski.
Avant d’envisager des poursuites, collecter des preuves et documenter les faits en Ukraine est essentiel. C’est le travail que mènent plusieurs professionnels sur place, que ce soit à des fins judiciaires – devant la CPI ou des juridictions nationales – ou en vue de rédiger des rapports indépendants – une démarche qui concerne plus les ONG et les associations.
"La particularité de cette guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et des preuves qui sont collectées, c’est que tout cela se fait en temps réel. C’est la première fois que cela se passe de cette manière dans l’histoire de la justice pénale internationale", souligne Me Daoud.
La CPI dispose de sa propre équipe d’enquêteurs en Ukraine, sous la houlette du procureur Karim Khan – qui, avant d’exercer cette fonction, a été à la tête de l'équipe d'enquêteurs des Nations unies chargée d’amener l’organisation État islamique à répondre de ses crimes commis en Irak entre 2018 et 2021. Des pays, comme les États-Unis ou la France, ont aussi alloué à la Cour des moyens supplémentaires afin de mener plus rapidement et efficacement ses investigations. Paris a notamment accordé à la CPI "un soutien financier exceptionnel de 500 000 euros" ainsi que "des magistrats, des enquêteurs et des experts" pour renforcer ses équipes, comme on peut le lire dans un communiqué du ministère des Affaires étrangères publié le 23 mars.
Par ailleurs, les autorités ukrainiennes et des pays soutenant Kiev ont rapidement déployé des équipes propres. Entre autres initiatives, la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine ont mis en place le 25 mars "une équipe d’enquête commune chargée d'enquêter sur les crimes internationaux commis", une démarche soutenue par Eurojust – l'Agence de l'UE pour la coopération judiciaire en matière pénale. La France a aussi envoyé sur place, le 11 avril, une équipe de gendarmes de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale afin d’aider à l’identification des victimes ukrainiennes et des causes de leur mort.
D’autres enquêtes, indépendantes du processus judiciaire, sont également menées en Ukraine par des ONG telles qu'Amnesty International et Human Rights Watch (HRW). Les deux organisations ont recours à une méthodologie similaire avec des enquêteurs de terrain et des experts qui exploitent, vérifient et recoupent les ressources numériques disponibles sur les réseaux sociaux ou qui peuvent leur être envoyées.
"C’est un travail qui repose notamment sur des interviews avec des victimes, des survivants et des témoins de possibles exactions", explique à France 24 Bénédicte Jeannerod, directrice France de HRW. "On complète ce travail de terrain avec des équipes qui vont utiliser les différentes sources disponibles sur les réseaux sociaux ainsi que les expertises de nos équipes – comme quand notre ‘division armes’ documente des frappes russes en définissant le type de frappe, le type d’armement utilisé, et précise si ces armements sont prohibés ou pas par le droit international."
Le procédé consiste à associer "deux méthodes complémentaires pour établir des faits avec certitude", souligne Cécile Coudriou, présidente d’Amnesty International France : "La première, utilisée dès les premiers jours de la guerre en Ukraine, consiste à faire une recherche à distance avec des personnes spécialistes des technologies numériques – le ‘laboratoire de preuves en cas de crise’. Elles peuvent vérifier et authentifier avec certitude les photos et vidéos qu'on a pu recevoir et collecter – soit en open source, soit en les comparant à des images satellites – et nous permettent vraiment d'établir des faits. La deuxième, ce sont nos chercheurs expérimentés sur le terrain de guerre, notre équipe de ‘réactivité aux crises’."
Ce travail de croisement des données et des témoignages sur le terrain a permis aux deux ONG de vérifier et établir une liste d’actions russes contraires au droit international en vigueur : le bombardement d’une école dans le nord-est de l’Ukraine avec des armes à sous-munitions – interdites par la Convention d’Oslo – ayant tué trois civils dont un enfant ; des violations du droit de la guerre concernant des civils dans les zones occupées des régions de Tchernihiv, Kharkiv et Kiev ; des exécutions sommaires et un viol à Boutcha ; des abus potentiels de soldats ukrainiens sur des prisonniers de guerre russes...
"Recueillir des preuves dans des zones de conflit, c’est compliqué : il y a des risques pour les experts, les enquêteurs et les juges, souligne Me Emmanuel Daoud. Plus tôt la guerre sera terminée, et plus tôt les preuves pourront être consolidées, inventoriées."
Si la fin rapide de la guerre pourrait faciliter le travail d’enquête conduisant des juridictions à engager des poursuites, les investigations en temps réel pourraient de leur côté raccourcir les délais de procédure. Selon Me Emmanuel Daoud, "collecter des preuves peut prendre du temps, de trois à cinq ans environ. Là, pour l'Ukraine, ce sera plus bref : le délai de traitement de toutes ces preuves pourra être écourté, de l’ordre d’un ou deux ans."
À titre de comparaison, le spécialiste de droit international rappelle les délais de procédure pour le génocide au Rwanda (en 1994) : "Le Tribunal pénal international pour le Rwanda a commencé à juger les premières personnes présumées génocidaires dix à quinze ans après les faits. Les premières plaintes en France ont, quant à elles, été déposées en 1997 et les premiers procès ont eu lieu récemment, il y a deux-trois ans. Pour l’Ukraine, cela ira plus vite grâce au travail de documentation et de collecte, d’inventaire des preuves."
Cette perspective judiciaire se dessine avec un grand point d’interrogation en toile de fond : qui sera finalement jugé pour les exactions commises en Ukraine ? La responsabilité de Vladimir Poutine dans l’invasion russe de l’Ukraine semble importer en premier lieu. Accusé mi-mars d’être un "criminel de guerre" par le président américain Joe Biden, le dirigeant de la Russie pourrait être techniquement poursuivi par une seule juridiction : la CPI. Cette dernière a le pouvoir, selon le Statut de Rome, de juger des chefs d’État en exercice (article 27) ou des chefs des armées (28).
"Vladimir Poutine s’est mis en scène comme le chef des armées : il a validé toutes les opérations militaires, il les a annoncées", estime Me Emmanuel Daoud. À cela s’ajoute le fait que le président russe a changé de chef d’état-major durant le conflit pour placer Alexandre Dvornikov, le "boucher de Syrie", à la tête des forces armées. Il a enfin décerné un titre honorifique à une brigade considérée par les Occidentaux comme responsable des atrocités commises contre des civils à Boutcha.
À lire : Alexandre Dvornikov, "le boucher de Syrie" aux commandes des forces russes en Ukraine
"Si Vladimir Poutine ne condamne pas les crimes qui sont commis, je prétends qu’il en assume la responsabilité", poursuit Me Emmanuel Daoud. "Et pour caractériser la responsabilité pénale au regard de ces crimes de guerre, on n’a pas besoin d’avoir du sang sur les mains : on peut être concerné pour avoir été celui qui a donné des instructions, celui qui a coordonné, celui qui a commandé, celui qui a planifié et même celui qui a inspiré ces crimes."
Cela donne une idée de l’éventail des responsables qui pourraient, outre Vladimir Poutine, être mis en cause à moyen terme dans des procédures judiciaires : du gouvernement aux militaires gradés et haut-gradés, toute la chaîne de commandement de l’armée russe pourrait avoir affaire à la justice. Les soldats aussi : dix d’entre eux ont été mis en examen pour des crimes de guerre présumés à Boutcha, a annoncé le 28 avril la procureure générale d'Ukraine. "Ce qui prend le plus de temps et qui est le plus difficile, c’est de remonter la chaîne de commandement jusqu’à son sommet", souligne le spécialiste de la justice internationale.
Un constat que fait aussi la directrice d’Amnesty International France, Cécile Coudriou : "Pour être tout à fait réaliste, il est sans doute plus probable que nous réussissions à déterminer un jour des responsabilités de donneurs d’ordres dans l'armée russe que de Vladimir Poutine. Mais il est important, en tout cas, de viser aussi l'interpellation de tous les responsables, y compris les plus hauts."
La future mécanique judiciaire internationale pourrait cependant s'enrayer. "Il y a deux freins pour la CPI : son propre courage et la coopération des États", explique Me Emmanuel Daoud.
"La CPI a un courage à géométrie variable", explique l’avocat. "Elle a pu être très efficace et déterminée lorsqu’il s’agissait de poursuivre d’anciens chefs d’État – notamment africains – ou des chefs de milice en République démocratique du Congo. Mais elle a aussi rendu d’autres décisions qui font qu’un certain nombre de pays ne croient pas beaucoup en son impartialité. Espérons qu'elle fonctionne cette fois-ci pour l'Ukraine, car c'est la seule juridiction internationale permanente à notre disposition."
Des décisions de la CPI ont pu être matière à controverse, comme quand la Cour a déclaré, fin 2020, qu’elle n’enquêterait pas sur des crimes de l’armée britannique en Irak durant les années 2000. La procureure d’alors, Fatou Bensouda, disait posséder des éléments sur des traitements inhumains infligés à des civils, de la torture, des homicides, des viols et des violences sexuelles. Mais les autorités britanniques ayant enquêté sur ces faits – sans pour autant décider de poursuites –, la CPI n’a pas pu se saisir de l’affaire.
Un autre obstacle repose dans la coopération – ou la non-coopération – des États avec la CPI. "Tout État partie au Statut de Rome a l’obligation de livrer toute personne sur son territoire faisant l’objet de poursuites par la CPI", explique Me Emmanuel Daoud. "Mais il n’y a pas de sanction prévue contre lui s’il ne respecte pas cette obligation – et a fortiori lorsqu’il s’agit d’un État qui n’a pas ratifié le Statut de Rome, comme la Russie."
Conséquence : un mandat d’arrêt international peut être émis contre un chef d’État ou contre un haut responsable politique ou militaire sans que celui-ci ne soit ensuite extradé pour être jugé devant la CPI à La Haye (Pays-Bas). Actuellement, douze personnes mises en cause par cette juridiction sont "en fuite" – dont l’ancien président du Soudan, Omar el-Béchir, poursuivi pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.
Concernant Vladimir Poutine, l’hypothèse d’une extradition – si un mandat d’arrêt international était émis à son encontre – paraît improbable, comme l’explique Cécile Coudriou : "La CPI n'ayant pas de pouvoir de police, elle n’aurait pas la possibilité d'interpeller Vladimir Poutine en Russie. Et si ce dernier ne quitte pas son pays, des États parties ne pourraient pas l'interpeller puis l'extrader vers La Haye."
Un autre scénario reste cependant possible concernant Vladimir Poutine, dans l’hypothèse où il quitterait un jour le pouvoir en Russie et à condition que son successeur envisage une coopération internationale. C’est celui qu’a connu l’ancien président yougoslave Slobodan Milosevic. Inculpé en 1999 par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de 66 chefs d’accusation pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, l'ancien dirigeant a été déchu politiquement dans son pays en 2000, avant d'être arrêté l'année suivante par la police et remis au TPIY par le Premier ministre serbe.