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L es grandes purges lancées par le président Recep Tayyip Erdogan après la tentative de coup d'État de juillet 2016 maintiennent la société turque sous tension. France 24 vous propose un regard sur quatre vies bouleversées par l’arbitraire des révocations de fonctionnaires et d’élus.

Mehmet Şah teke,
la clandestinité dans la peau

  


L'image du président turc Recep Tayyip Erdogan haranguant une foule hystérique apparaît en gros plan sur l'écran de télévision. Mehmet Şah Teke, vieux routier des mouvements politiques kurdes en Turquie, opposant inlassable d'Ankara depuis plusieurs décennies, tend l'oreille depuis le canapé de son salon.

L'homme politique kurde veut entendre les arguments que va dérouler Erdogan pendant son meeting en faveur du "oui" au référendum constitutionnel, ce samedi 1er avril à Diyarbakir.

Son air absorbé laisse soudain place à une expression de surprise. Un sourire incrédule s'agrandit sous sa moustache grise, et Mehmet Şah finit par exploser de rire. "Mais quel idiot !", s'exclame-t-il au moment où le président turc rappelle dans son discours qu'il a été déchu de son poste de maire d'Istanbul et fait quelques mois de prison à la fin des années 1990.




Le président Erdogan lors de son meeting à Diyarbakir


"Comment Erdogan peut-il évoquer ça ici ? On dirait qu’il ne réalise pas qu'il parle dans une ville dont le maire a été suspendu par son propre régime ! Il y a 87 maires liés au HDP [Parti démocratique des peuples, politiquement à gauche et issu du mouvement politique kurde] qui ont été suspendus depuis 2015", explique Mehmet Şah.

Le responsable politique kurde de 56 ans est bien placé pour le savoir : élu maire en 2014, avec plus de 70 % des voix à Silvan, à l'est de Diyarbakir, il a été destitué après un peu plus d'un an, sur ordre du gouverneur, qui l'accusait de soutenir en sous-main les rebelles séparatistes du PKK.

Son limogeage s'inscrit alors dans le regain de tensions entre Ankara et le HDP, après les très bons résultats électoraux du parti de centre-gauche pro-kurde aux législatives de juin 2015. Ayant perdu sa majorité absolue au parlement, le président Erdogan avait décidé d'opérer un véritable tournant nationaliste en relançant la répression dans les zones majoritairement kurdes du pays. Une sorte de purge avant l'heure dans le sud-est du pays.




L'homme à la veste bleue fait une tête de loup avec sa main, le signe de ralliement des "loups gris", groupe ultra-nationaliste turc. L'homme au centre dresse quatre doigts, le signe ‘Rabia’ très répandu chez les islamistes.


Une stratégie couronnée de succès au niveau électoral. Le parti au pouvoir, AKP [Parti de la justice et du développement], obtient la majorité absolue lors d'élections anticipées en novembre 2015 – au détriment de la paix dans la région.

Dans cette région déchirée par des années de sale guerre entre militaires et séparatistes, les limogeages politiques prennent rarement la forme de lettres de licenciement. C'est donc par de grands coups de béliers contre la porte de son appartement, à l'aube du 19 août 2015, que le maire élu de Silvan apprend sa suspension.

"À 4 heures du matin, des policiers de l'unité anti-terroristes ont défoncé la porte de l'appartement où vit ma famille à Diyarbakir. Ils ont plaqué mon fils de 12 ans au sol, et pointé le bout de leur fusil d'assaut sur sa tête. Ils se sont vite rendu compte que je n'étais pas là", raconte Mehmet Şah.



"Le choix est simple :
la prison ou la clandestinité"

  Mehmet Şah montre son affiche de campagne électorale de 2014


Sa fille âgée de 30 ans et son bébé sont les seuls autres occupants de l'appartement ce soir-là. Des cris retentissent, les voisins arrivent, et les policiers finissent par repartir bredouilles, après avoir fouillé le logement. Mehmet Şah, qui était à Silvan pour jouer les médiateurs entre des militants armés du PKK et les autorités, apprend le raid quelques heures plus tard via un message sur WhatsApp.

"J'ai aussitôt décidé de disparaître", rapporte-t-il. "Et j'ai passé les dix-huit mois suivants à me cacher".

Le choix est simple à ses yeux : la clandestinité ou la prison. Sa colistière à la mairie de Silvan, Yuksel Bodagçi, a eu moins de chance. Rapidement interpellée, elle est restée en détention pendant sept mois dans une prison près d'Ankara.




La porte de l’appartement de Mehmet Şah montre encore les stigmates du raid policier du 19 août 2015.


Une lettre officielle annonçant la suspension de Mehmet Şah et Yuksel est finalement parvenue à la mairie de Silvan – la missive du gouverneur aura juste pris quelques jours de plus que les hommes en noir qui ont investi son appartement et menacé son fils.

Pour Mehmet Şah, c'est le retour à une existence d'homme traqué. Une vie à passer de planque en planque, tous les trois ou quatre jours, à sursauter dès que quelqu'un sonne à la porte. Difficile, mais supportable pour ce vétéran des luttes autonomistes kurdes, qui peut s'appuyer sur un réseau de solidarité rompu à l'action clandestine.

C'est pendant cette période de clandestinité qu'il apprend la tentative de coup d'État et les purges qui s'en suivent.



"C’est normal de savoir se cacher
pour un homme politique"

  La femme de Mehmet Şah, Nezahat Teke, est impliquée dans le mouvement des mères pour la paix.


Rien de bien nouveau sous le soleil pour ce vétéran de la cause kurde. Une carrière politique sans représailles du pouvoir, ni risques sur la vie privée lui semble presque inimaginable.

"C'est normal pour les hommes politiques de savoir comment entrer en clandestinité", affirme tranquillement Mehmet Şah. Le sourire sur son visage s'élargit de nouveau, mais le propos est sérieux. Très sérieux.

Sa famille a déjà plusieurs fois eu à subir les conséquences de son engagement politique. Le moment le plus difficile de sa vie a été la perte de sa fille Nesrin, qui s'est immolée par le feu en juin 2000 pour dénoncer les conditions de détention du chef du PKK, Abdullah Öcalan. Elle est décédée après trente-neuf jours de coma. Deux de ses six enfants restants ont déjà fait de courts séjours en prison pour leur militantisme. Le petit dernier, Tirêj, est en bonne voie aussi : Mehmet Şah le soupçonne de sécher les cours parfois pour aller manifester.

Avec un tel historique, la notion d'État de droit en Turquie lui semble aussi improbable qu'une rose en plein désert. Les lettres officielles du gouvernorat annonçant le renouvellement de sa suspension, tous les deux mois, sont jetées à peine ouverte, et les recours légaux considérés comme une perte de temps et d'argent.




Mehmet Şah regarde la photo de sa fille Nesrin, décédée après s’être immolée par le feu.


Après le putsch raté, c'est plutôt la surprise des Turcs de l'ouest face à la répression qui l'étonne.

"Nous avons essayé plusieurs fois de dénoncer les menaces (pour les droits de l'homme) que constitue ce gouvernement, mais les gens en Turquie de l'ouest pensaient que nous exagérions. Maintenant ils sont réveillés et comprennent ce qu'est la peur", explique Mehmet Şah. "Peut-être que dans le futur ils seront plus prêts à nous soutenir dans les moments difficiles", ajoute-t-il.

En attendant, Mehmet Şah continue à parler de la répression, des arrestations arbitraires, de la brutalité policière comme de phénomènes habituels. Dans ces régions à majorité kurde, on est biberonné dès la plus tendre enfance à la méfiance envers l'Etat turc. Son fils Tirêj n'a-t'il pas suivi son baptême du feu à seulement 12 ans, avec l'irruption violente de policiers en noirs au milieu de cette chaude nuit d'août 2015 ?




Une photo de Tirêj, le fils adolescent de Mehmet Şah.


Échapper à la police devient alors une seconde nature dans la famille. Au point de donner lieu à des scènes cocasses. À peine Mehmet Şah sort-il de la clandestinité, début février 2017, que c'est l'un de ses fils plus âgés, Mazlum, qui doit se cacher.

"Je ne sais pas où il est à l'heure actuelle", annonce Mehmet Şah. "C'est moi qui l'ai prévenu de ne pas rester à la maison la veille du 15 février. C'est le jour anniversaire de la capture d'Öcalan et je sais d'expérience que la police rafle souvent des militants présumés en cette journée symbole", continue le responsable politique.

"On a prévenu les autres forces politiques. Ils ont pensé que nous exagérions, maintenant ils connaissent la peur"

Profitant du fait qu'il n'est plus personnellement recherché – son avocat lui a assuré début février qu'il ne risquait plus la prison –, Mehmet Şah s'est investi dans la campagne pour le "non" au référendum sur le renforcement des pouvoirs présidentiels.

La machine électorale du HDP s'est mise en branle, dans l'espoir de délivrer un camouflet à Erdogan le 16 avril. Malgré les nombreuses arrestations dans ses rangs, dont celle de son leader charismatique, Selahattin Demirtas, la formation pro-kurde est toujours en ordre de bataille.

Mehmet Şah pense que l'issue du référendum n'aura pas d'impact direct sur la situation à Diyarbakir et ses environs. Mais face à Erdogan et sa soif de pouvoir, toute victoire électorale est bonne à prendre.



Mehmet Şah en campagne pour le "non" au référendum du 16 avril

  


La menace de la répression continue pourtant de planer sur sa famille. La police rode toujours autour de son domicile dans l'espoir d'interpeller Mazlum, le fils qui avait échappé à l'arrestation grâce à l'instinct de survie de Mehmet Şah. "Les autorités continuent de le rechercher, car il est suspecté d'avoir participé aux affrontements de 2016 dans le district de Sur, le cœur de la vielle ville", explique-t-il.

Une bâche bleu clair marquée du sigle "Polis" barre depuis plusieurs mois l'accès à ce district de Diyarbakir. Derrière ce voile jeté par les autorités turques, on aperçoit un minaret encore debout et un vaste champ de ruines. Des tractopelles sont à l'œuvre sous l'œil morne d'un garde équipé d'un gilet pare-balles et d'une kalachnikov.

"Dans les années 1980, ils ont brûlé les campagnes. Maintenant ils détruisent les villes. J'ai eu envie de pleurer quand j'ai vu les images de la destruction", nous confie Mehmet Şah en évoquant sa maison natale et les ruelles étroites maintenant disparues. C'est là qu'il avait commencé son militantisme pro-kurde, dans les années 1970, avant la fondation du PKK.

Mehmet Şah ne confirmera évidemment pas que son fils Mazlum s'est battu sur les barricades de la vieille ville. Mais à voir le district ravagé de Sur, où père et fils ont lutté à quelque quarante ans d'écart, une chose devient claire : les cycles de répression - rébellion qu'engendrent les grandes purges ne produisent souvent qu’un tas de ruines fumantes.




Vue générale de la destruction de la vieille ville de Diyarbakir. Cette partie du district de Sur a été gravement endommagée durant les combats entre l’armée et le PKK, avant d’être complètement démolie par les autorités.