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  Manifestant qui proteste contre le coût de la vie, le 9 janvier à Tunis. © Fethi Belaid, AFP

I ls ont entre 20 et 30 ans. Ils n’avaient pas le droit de vote sous Ben Ali, ou s’ils l’avaient, ce n’était qu’une formalité, le pouvoir étant resté pendant vingt-trois ans aux mains d’un président tout puissant. Puis la colère est montée, Mohammed Bouazizi s’est immolé, et la révolution a éclaté. Une partie de la jeunesse tunisienne est descendue dans la rue dès décembre 2010, faisant ses classes citoyennes à coup de “Dégage !” et de manifestations. Un baptême du feu qui a abouti à la chute de celui que leurs aînés pensaient indéboulonnable.

Aujourd’hui, ces “enfants de la révolution” sont en première ligne des manifestations qui agitent la Tunisie depuis début janvier 2018, non pour chasser un président, mais pour dénoncer la cherté de la vie. “Des jeunes qui ont grandi avec les valeurs de la liberté et de la dignité, et qui savent dire non!”, selon la bloggeuse Lina Ben Mehnni.

Manifester est un art
  Manifestation des activistes de la campagne “Manech Masma” (“On ne pardonne pas”), devant le Parlement à Tunis, le 16 septembre 2017 © Fethi Belaid, AFP


“Le changement devait venir des quartiers“



S lim Ben Tawfik, 27 ans, fait partie de cette génération. “Avant 2010, je ne connaissais rien à la politique. En même temps, on était dans un régime dictatorial. Tout était fermé, mais on avait deux exutoires : les stades et la fac”. Des slogans anti-Ben Ali interpellent Slim lors de matches de football et c’est à l’université, où il étudie la sécurité informatique, qu’il commence à militer. “Le 14 janvier 2011, j’étais dans la rue avec tout le monde. Et après le départ de Ben Ali, on a commencé à se structurer”, se souvient-il.

Barbe fournie, lunettes de soleil et chemise en jean sous perfecto, Slim a tous les atours de la jeunesse tunisoise branchée. Comme près de 300 000 diplômés, il n’a pas de travail, ce qui lui laisse le temps de militer et de s’informer. Entre sit-in et terrasses de café, il se construit une culture militante. Il n’ose pas répondre aux questions en français, qu’il comprend pourtant parfaitement, mais il cite tour à tour Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Guy Debord, lorsqu’il évoque les “tenants de l’ordre” tunisiens. Mais le terrain reste, selon lui, le nerf de la guerre.


Slim Ben Tawfik, activiste de la campagne “Manech Msama” (en français, “On ne pardonne pas”, à Tunis, le 16 janvier 2018 © Sarah Leduc, France 24


“Nous avons toujours cru que le changement devait venir des quartiers ; au départ, les mouvements étaient très localisés. Puis en 2015, avec le projet de loi de réconciliation nationale, la campagne a pris un autre essor”, poursuit-il. Les militants de la première heure s’unissent sur le terrain, manifestant à Tunis devant le siège de l’UGTT, principal syndicat du pays. “Les politiques portaient cette loi pour pardonner à ceux qui étaient corrompus sous Ben Ali, mais nous, on a dit ‘on ne pardonne pas’ ”, explique Slim. C’est ainsi que naît le mouvement “Manech Msama” (en français, “on ne pardonne pas”).

“Nous avons réussi à fédérer autour de ce projet des gens de différents partis et syndicats, mais tous ont oublié leur étiquette pour se réunir sous le même slogan. Et ça, c’était une première en Tunisie”, s’enorgueillit Slim. La loi de réconciliation a finalement été adoptée, mais en septembre 2017, soit deux ans plus tard, et pas dans son intégralité. Dans sa première mouture, le texte prévoyait l’amnistie des hommes d’affaires et des fonctionnaires de l’ancien régime accusés de corruption. Face à la polémique, seuls les derniers ont finalement été amnistiés.

Nous avons apporté une nouvelle manière de manifester ”
Slim Ben Tawfik, activiste de Manech Msama

Une victoire en demi-teinte ouvrant néanmoins de nouvelles perspectives à cette jeunesse qui apprend à identifier et à exprimer ses problèmes. “Tous les jeunes en Tunisie ont les mêmes problèmes, mais tous n’ont pas les moyens de s’exprimer. Manifester est un art ! Avec Manech Msama, nous avons apporté une nouvelle manière de manifester : on chante, on danse, on est vivants ! ”, poursuit Slim.



Des campagnes, un mouvement



Une nouvelle forme de mobilisation émerge en Tunisie : aux grands mouvements structurés politiquement succèdent des groupes plus disparates, qui agissent anonymement via Internet et les réseaux sociaux. Les campagnes, qui ciblent une cause précise, se multiplient pour aboutir à autant de mouvements dans la rue. Comme “Moi aussi j'ai mis le feu à un poste de police”, en solidarité avec des contestataires poursuivis pour avoir incendié des commissariats lors de la révolution. Ou “Mansinekomch” (“On ne vous a pas oubliés”) en soutien aux martyrs de la révolution qui n'ont pas obtenu justice.




Membre de la campagne “Fech Nestanew” (en français, “Qu’est-ce qu’on attend”) déguisé en clown, le 14 janvier 2018, à Tunis © Sarah Leduc, France 24


Début 2018, un groupe d’activistes lancent “Fech Nestanew”, (en français, “Qu’est-ce qu’on attend ?”), une campagne visant à la révision de la loi de finances 2018. Comme les initiatives précédentes, “Fech Nestanew” se dote d’une structure horizontale, sans porte-parole attitré, sans local fixe. Pourtant, l’organisation n’a rien d’anarchique, et la stratégie de communication est bien rodée : une campagne lancée sur Facebook, la création d’un hashtag, des opérations de tractage et l’organisation de manifestations. Un modèle qui permet au mouvement d’essaimer dans tout le pays.

Notre force, c’est la conjonction de la rue et des réseaux sociaux ”
Henda Chennaoui, journaliste et activiste

“On ne se préoccupe pas des aspects formels. La seule chose dont on a besoin, c’est d’une page Facebook. Notre force, c’est la conjonction de la rue et des réseaux sociaux”, explique à France 24 Henda Chennaoui, activiste au cœur du mouvement. “Ce sont les jeunes de la révolution qui ont pris l’habitude d’agir sur le terrain que l’on retrouve dans cette campagne, poursuit Henda. Alors avec les années, on a acquis une certaine expérience”.



Un contre-pouvoir ?
  Des manifestants confrontent la police devant les bureaux du gouvernorat de Tunis, le 12 janvier 2018 © Sofiene Hamdaoui, AFP


“On a juste osé dire ‘non’ !”



À 34 ans, Henda n'en est pas à sa première campagne. Étudiante en journalisme en 2010, elle intègre les syndicats étudiants et s’intéresse aux libertés d’expressions. Alors qu’elle travaille pour Shems FM, une radio privée lancée par Cyrine Ben Ali, fille de l’ex-président, elle décide d’agir de l’intérieur pour changer la manière dont les Tunisiens sont informés et de documenter la colère qui commence à agiter son pays. Le mouvement prend en interne : pendant la révolution, Cyrine Ben Ali fuit le pays et la radio donne la parole aux contestataires.




Henda Chennaoui (au centre) lors d’une réunion avec le noyau dur de “Fech Nestanew”, à Tunis, le 15 janvier 2018 © Sarah Leduc, France 24


Depuis, le militantisme est au cœur de la vie et du travail d’Henda. Quand elle n’écrit pas des tribunes engagées dans des journaux contestataires comme Takriz, un site qui “donne de l’urticaire au régime tunisien”, la jeune femme – qui vit de son métier de journaliste aujourd’hui - est sur le terrain. En 2015, elle est fer de lance de Manech Masma et elle est désormais engagée dans “Fech Nestanew”. “On n'a pas besoin de choisir : on a tous les mêmes objectifs. Avec Manech Masma, on a réussi à faire tomber deux tiers de la loi alors qu'avant ça, le projet n'avait rencontré aucune opposition au sein du Parlement ou de la société civile. On a juste osé dire “non”!”, explique la militante. “Là c'est pareil. Avant ‘Fech Nestanew’, il n'y avait aucun débat sur la cherté de la vie ou sur la loi de Finances 2018”.



Les jeunes Tunisiens en ont marre de voir des vieux qui parlent à leur place ”
Henda Chennaoui, journaliste et activiste

Ces mouvements issus de la société civile pèsent dans le débat public. “Nous sommes plus écoutés que l'opposition”, assure-t-elle. “Nous pesons parce que nous ressemblons à la majorité tunisienne qui est jeune. Et les jeunes en ont marre de voir des vieux à la télé qui parlent à leur place, tranche-t-elle. Ils en ont marre également d'être récupérés et manipulés par les partis politiques”.







“La peur est révolue”



U n contre-pouvoir, certes, mais qui a ses limites. Ces initiatives citoyennes se structurent autour d'objectifs bien définis et, selon certains observateurs, ce n’est pas suffisant. “Jusqu’à présent, ces campagnes ne présentent pas d'alternatives. Le problème, c'est que le jour où elles atteindront leurs objectifs, elles n’auront pas d'idées pour la suite. On ne fait pas un projet de société en contestant une loi”, explique Alaa Talbi, directeur du Forum tunisien des droits économiques et sociaux qui déplore également la criminalisation et la banalisation du mouvement par les autorités tunisiennes.



On ne fait pas un projet de société en contestant une loi ”
Alaa Talbi, directeur du Forum tunisien des droits économiques et sociaux


Manifestant qui soutient les martyrs de la révolution, le 14 janvier 2018, à Tunis © Sarah Leduc, France 24


Entre la menace terroriste, la “diabolisation” de la contestation de la part des médias et des autorités et surtout la persistance du chômage, la frustration reste mais la mobilisation a ses hauts et ses bas. “On a connu des revers”, admet Henda Chennaoui. “2016 a été une année record pour ce qui est des mouvements sociaux, mais 90 % de nos demandes n'ont pas abouti. Alors, c'est sûr, que parfois, on fatigue”, reconnaît-elle.





Mais aujourd'hui, cette jeunesse estime qu'elle n'a plus rien à perdre. “Le vrai acquis de cette révolution c'est que les jeunes et les régions défavorisées marginalisées ont appris à ne plus se taire. La peur est révolue, assure la jeune femme. Les jeunes ont une conscience politique et citoyenne très forte et ça ce sera très difficile de l'enlever. Le combat continue. Le gouvernement se trompe s'il pense qu'on va lâcher : on ne va pas lâcher, on ne va pas quitter le pays, et on va poursuivre le combat”.




Jeunes diplômés du Capes qui manifestent pour l’obtention d’un poste d’enseignant, à Tunis, le 16 janvier 2018 © Sarah Leduc, France 24




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