Comme de nombreuses agglomérations moyennes françaises, Saint-Brieuc, "capitale" des Côtes-d’Armor, en Bretagne, souffre d’une désertion de ses commerçants de proximité qui menace la pérennité de son centre-ville. Comment l'un des chefs-lieux d’une région comptant parmi les plus attractives de France a-t-il sombré dans un tel marasme commercial ? Visite au cœur d’une ville qui doit se réinventer pour ne pas mourir.

De battre son cœur s’est arrêté

  

Soudain, l’annonce du contrôleur. "Mesdames, Messieurs, nous arrivons en gare de Saint-Brieuc." Pris de court, le voyageur n’a même pas eu le temps d’aller chercher son second café matinal au wagon-bar. Depuis que la ligne Paris-Brest est passée à la grande vitesse en juillet dernier, le chef-lieu des Côtes-d’Armor n’est plus qu’à deux heures et quinze minutes de train de la capitale française. Il y a quelques semaines encore, il fallait compter trois heures.

Le deuxième café du matin, c’est donc dans un établissement de Saint-Brieuc qu’il faudra le prendre. Las, le Bar de l’Ouest qui fut longtemps le premier commerce de la ville à accueillir l’usager du rail n’est plus en service. L’enseigne est toujours là qui fait face à la gare mais la façade vitrée, elle, a disparu derrière un énorme panneau publicitaire vantant les tarifs d’une compagnie de location de véhicules. Comme si, à peine arrivé, on nous invitait déjà à repartir.




Rue de la Gare, le bar-hôtel de la Banque a cessé ses activités.



En ce lundi d’octobre, trouver un débit de boissons ouvert à Saint-Brieuc relève du jeu de l’aiguille et de la botte de foin. Dans la rue qui relie la gare au centre, le bar-tabac L'Entract' et le bar de la Banque ont eux aussi cessé leurs activités. C’est plusieurs centaines de mètres plus loin, sur la place de la Résistance, qu’on finira par trouver notre bonheur. Dans le bar-PMU sis entre le théâtre et le bureau de poste.

Nous voilà dans le centre-ville. Ou plutôt dans le cœur de ville, comme on désigne ici ce qui est censé faire battre le quotidien des Briochins. "Censé" car le cœur de Saint-Brieuc est un cœur malade. La capitale costarmoricaine souffre de ce mal qui affecte depuis bientôt dix ans une grande partie des centres-villes français : la fermeture de ses commerces. Elle figure même parmi les cas les plus graves de l’Hexagone, aux côtés de Nevers, Dax, Châtellerault, Saint-Étienne ou encore Montargis.

De fait, Saint-Brieuc enregistre le taux de vacance commerciale le plus élevé de toute la Bretagne, région considérée comme l’une des plus attractives de France. En février, la ville comptait 189 magasins fermés sur un parc de 595 boutiques potentiellement actives, d’après les chiffres du "Journal des entreprises des Côtes d’Armor". Concrètement, c’est un magasin sur trois qui a actuellement le rideau baissé, estimait en mars dernier la publication qui, depuis 2011, s’attèle au recensement des vitrines briochines vides. Et le constat est douloureux : en six ans, le déclin commercial n’a fait que s’accélérer avec un taux de vacance qui a plus que doublé entre 2011 et 2017, passant de 15,1 % à 32,1 %.





"La dévitalisation des centres touche la plupart des villes moyennes françaises. Or Saint-Brieuc a longtemps bénéficié d’un tissu commercial plus important que ses homologues, tempère Alain Ecobichon, adjoint au maire chargé de l’attractivité du centre-ville. Comme nous partions avec un nombre important de surfaces commerciales, les effets conjugués de la crise économique de 2008 et des nouveaux usages de consommation, notamment numériques, ont été d’autant plus visibles."



| Balade en images dans le centre-ville de Saint-Brieuc


"Visibles", c’est le mot. Sans être un désert commercial, le cœur de ville de Saint-Brieuc ressemble à un gruyère dont les trous auraient progressivement entamé la matière vivante. Dans la rue Saint-Guillaume, artère piétonne historique de l’hyper-centre, il est bien difficile de faire un pas sans qu’une vitrine n’arbore une affiche "à louer", "à vendre" ou "locaux disponibles". Même symptôme dans les rues commerçantes adjacentes où les devantures achalandées côtoient les pas-de-porte en quête de repreneurs. La contagion a opéré sans distinction : magasins de vêtements, parfumeries, poissonneries, salons de coiffure, instituts de beauté, crêperies, agences immobilières et bancaires... Le centre briochin semble avoir été amputé d’une moitié. L’autre continue toutefois à bouger. En espérant éviter la contagion.



Bienvenue dans la "zone"

  

Afin d’endiguer l’hémorragie, Saint-Brieuc a d’abord cherché à connaître la source du mal. Les raisons sont nombreuses, les coupables aussi. C’est la faute aux pouvoirs publics qui n’ont rien vu venir, aux propriétaires qui n’ont pas su – ou voulu – baisser leurs loyers quand il le fallait, aux agents de la voie publique qui ont la contravention facile, aux consommateurs qui préfèrent dépenser leur argent via Internet qu’en magasin.



Quand on voit du monde en ville, on dit que ça brasse du vent : il y a des gens mais pas de sacs. Ils se baladent mais n’achètent pas.
Mohamed Zouhar, commerçant du centre


"Les jeunes reconnaissent qu’il y a une belle offre en centre-ville mais ils n’entrent pas dans les boutiques car, au final, ils achètent depuis leur canapé", constate Emmanuel Chavanon, opticien briochin depuis près de vingt ans et président de l’Union des commerçants depuis quatre. "Quand on voit du monde en ville, on dit que ça brasse du vent : il y a des gens mais pas de sacs. Ils se baladent mais n’achètent pas", observe Mohamed Zouhar, ancien propriétaire de quatre magasins de vêtements qui a ouvert, il y a deux mois, "un truc plus tranquille" à l’abri de la concurrence de l’e-commerce : un coffee shop "de tendance anglo-saxonne".




Mohamed Zouhar, propriétaire du Fika, un coffee shop à l’anglo-saxonne qu’il a ouvert en août dernier dans la rue Saint-Guillaume, l’artère commerçante historique de Saint-Brieuc.



Certes, Internet est un géant particulièrement dur au combat mais, aux alentours de Saint-Brieuc, règnent des Goliath encore plus puissants : les zones d’activités commerciales. Toutes les communes qui entourent le chef-lieu des Côtes-d’Armor en détiennent peu ou prou une. Mais c’est celle de Langueux, la voisine du sud, qui fait figure de championne toute catégorie. Jugez plutôt la taille du mastodonte : 65 hectares, 150 commerces, dont un hypermarché Carrefour regroupant 35 boutiques de galerie marchande, 4 millions de visiteurs annuels, 1 400 salariés et un nombre incalculable de places de stationnement gratuites. Le tout desservi par la RN12, la très fréquentée voie express qui traverse le nord de la Bretagne de Rennes à Brest.

Ouverte dans les années 1970, la "zone", comme on la désigne à Saint-Brieuc, est l’expression costarmoricaine de l’étalement urbain qui a bouleversé les équilibres du territoire français. À cette époque, l’engouement pour les hypermarchés incite de nombreuses agglomérations françaises à repousser leur campagne pour y installer de grands centres commerciaux, synonymes d’emplois et de développement économique. "Les communes périphériques de Saint-Brieuc, qui étaient des communes rurales, étaient dotées d’un important foncier agricole qu’elles ont facilement cédé, rappelle Alain Ecobichon. Chacune d’elles voulait avoir ses équipements, qui plus est près d’une route nationale susceptible d’offrir une bonne visibilité. Au fil des années 1970, 1980 et 1990, la fougue de la grande distribution a donc eu raison des terres agricoles, et c’est bien dommage." Reste que l’expansion ne s’est pas arrêtée aux portes du nouveau millénaire. Comme l’a rappelé "Le Parisien", le 11 octobre : "En France, chaque mois, l’urbanisation consomme une surface équivalente à 6 400 terrains de football." Une "frénésie souvent injustifiée", aux yeux du ministre de l’Environnement, Nicolas Hulot, qui, selon le quotidien, verrait bien l’instauration d’une taxe pour les constructeurs dénaturant les espaces de biodiversité.



| C'est quoi Saint-Brieuc ?


Après avoir connu leurs "trente glorieuses", les zones d’activités commerciales font face, elles aussi, à une fin de cycle les obligeant à renouveler leur offre. En janvier dernier, Carrefour a ainsi entrepris d’agrandir son domaine de 4 650m2 de surfaces commerciales supplémentaires. Pas question cependant de reproduire l’hypermarché à papa : ici, on est dans le concept. Celui du "retail park", sorte de galerie marchande à ciel ouvert avec jeux pour enfants et allées verdoyantes propices à la promenade. Comme une ville sans la ville. "Le développement des zones commerciales, c’est affolant, c’est disproportionné, déplore Olivier Canet, propriétaire de BD West, l’une des dernières librairies indépendantes du centre de Saint-Brieuc. Notre clientèle se limite désormais aux Briochins, plus personne n’entre dans la ville. Les gens de l’extérieur viennent pour aller à la préfecture ou à la CAF. Le reste du temps, ils évitent Saint-Brieuc au maximum."



Saint-Brieuc, la terre du milieu

  

Avec ses quelque 46 000 habitants, Saint-Brieuc est ce qu’on appelle dans les cours de géographie une "ville moyenne". Mais nombre de Costarmoricains estiment que leur "capitale" n’est pas uniquement "moyenne" du fait de sa démographie. Le chef-lieu souffre d’un déficit d’image dans le département : trop gris, trop minéral, trop administratif, trop triste, en un mot : médiocre. Située entre Brest, la capitale officieuse d'un certain esprit breton, et Rennes, la capitale officielle de la région, Saint-Brieuc nourrit un complexe d’infériorité qui l’a comme dissuadée de se dépasser. Coincée entre ce que les historiens désignent comme la Basse-Bretagne bretonnante et la Haute-Bretagne romane, Saint-Brieuc s’apparente à une terre du milieu, une ville de l’entre-deux, sans identité propre, une ville par-dessus laquelle les voitures de la RN12 passent sans prévoir d'arrêt.





Il y a bien eu un club de football qui, au milieu des années 1990, lui permit d’attirer, le temps d’une rencontre, des "gens de l’extérieur". Durant trois saisons, le Stade Briochin a évolué en D2, l'ancêtre de la Ligue 2, avant de connaître des déboires financiers qui le renvoyèrent dans les limbes du football amateur. Quasi simultanément, à quelques kilomètres de là, c'est une autre commune des Côtes-d'Armor qui se fit connaître de la France entière en s’installant de manière définitive parmi l’élite du ballon rond. Depuis 1995 et sa première accession en Ligue 1, Guingamp fait désormais partie de ces petites villes que la plupart des Français peut placer sur une carte de l’Hexagone. Peut-on en dire autant de Saint-Brieuc ?

Il faut quasiment remonter jusqu’à 1972 pour trouver trace d’un événement briochin de portée nationale. Cette année-là, au terme de plusieurs mois de grève, les ouvriers de l’usine du Joint français qui réclamaient une revalorisation salariale parviennent à faire plier leur direction. Suivi de près par les médias nationaux, le bras de fer social valut à la ville la réputation d’un bastion ouvrier qui ne s’en laisse pas conter. Préfecture d’un département longtemps ancré à gauche, Saint-Brieuc fut d’ailleurs dirigée par plusieurs maires socialistes (et un communiste) de 1962 à 2001, année où la ville bascula au centre avec l’élection de Bruno Joncour, alors candidat Modem. Aujourd’hui, c’est une édile, également issue des rangs centristes, Marie-Claire Diouron, qui dirige la mairie. Ni trop à gauche ni trop à droite. L’entre-deux encore.





À l’heure où elle cherche urgemment à reconsolider le tissu commercial de son centre-ville, la municipalité semble plus que jamais manquer de repères. À l’image de ces panneaux de signalisation fléchant simultanément "les boutiques du cœur de ville" à gauche et à droite. "Saint-Brieuc ne s’est jamais dotée d’un outil de planification efficace et puissant. En l’absence d’une politique d’aménagement forte, la ville s’est façonnée par petits bouts, ce qui a produit un vrai bazar", analyse Christophe Gauffeny, directeur du Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement des Côtes-d’Armor (CAUE), dont l’une des missions est d’aider les collectivités locales à penser leur territoire. Résultats : le plan de circulation est inadapté, le parc immobilier vieillissant et l’agencement urbain confus. "Quand on se promène dans le centre, on se paume tout le temps. On n’a pas de repères puisque rien n’est pas attaché à un équipement majeur", commente l’urbaniste.



À la recherche de la locomotive magique

  

Si, à Saint-Brieuc, le promeneur est perdu, le défi consistant à redynamiser le centre ne l’est pas encore. C’est ce que veut croire en tout cas la municipalité qui a engagé des travaux d’aménagement destinés à remettre un peu d’ordre dans l’embrouillamini urbain. D’ici à 2020, la ville devrait être traversée par une voie est-ouest entièrement et exclusivement dédiée aux bus. Quant au quartier de la gare, il fait déjà l’objet d’un important lifting destiné à améliorer l’accueil des visiteurs venus par la nouvelle Ligne grande vitesse (LGV). "Quelque chose est en train de bouillonner tranquillement. La ville change, ça se sent, mais cela ne va pas se faire du jour au lendemain. Il faudra encore quelque temps pour voir Saint-Brieuc revivre. En clair, nous faisons de la chirurgie esthétique mais nous en sommes encore au stade des cicatrices", estime l’adjoint Alain Ecobichon. "La politique de la municipalité pour revitaliser le centre, ce sont des grands travaux comme la rénovation de la gare dont elle pense qu’elle fera venir des Parisiens. Mais, faut pas rêver, ce n’est pas avec ça qu’on va obtenir des résultats", râle le libraire Olivier Canet, qui craint d’être le dernier commerçant de la rue où il s’est établi il y a 11 ans. Durant l’année écoulée, quatre des six boutiques voisines ont fermé.




Olivier Canet, libraire de la rue Saint-Gilles dont quatre des sept magasins ont baissé le rideau durant l’année écoulée.



La LGV existe, soit. Mais ce que déplorent les Briochins, c’est l’absence d’une "locomotive". Comprendre : un équipement, une grande enseigne ou un site qui, par son attractivité, serait capable d’impulser une nouvelle dynamique dans le centre. Par exemple, pour Emmanuel Chavanon, le président de l’Union des commerçants, l’arrivée prévue de la Fnac à la fin de l’année constitue l’espoir de voir davantage de clients dans les rues de Saint-Brieuc. Sauf que tout le monde ne fait pas preuve du même optimisme. "Nous avons déjà des grandes enseignes comme H&M et Foot Locker, et cela ne donne rien de plus. Il n’y a pas de locomotives commerciales", tranche Mohamed Zouhar.

Yves Hennequin va même plus loin. "Le commerce n’est pas un enjeu", estime-t-il. Ancien ingénieur en cartographie numérique, ce géographe de formation officie depuis deux ans et demi comme coursier à vélo. Unique représentant de la profession à Saint-Brieuc, "Véloman", comme indiqué sur sa carte de visite, parcourt entre 60 et 80 km par jour dans la ville et sa périphérie. Ce qui en fait l’un des meilleurs connaisseurs du tissu urbain briochin. "Le commerce est opportuniste. Il va là où sont les gens. Se focaliser sur le commerce, c’est mettre un pansement sur une jambe de bois, ce n’est pas ça qui guérit. La première chose à faire, c’est faire revenir les habitants."




Yves "Véloman" Hennequin officie comme coursier à vélo à Saint-Brieuc et sa périphérie. Il est le seul à exercer cette activité dans la ville.



Depuis le début des années 2010, Saint-Brieuc voit régulièrement une part de sa population migrer vers sa périphérie. Consciente, là encore, du problème, la municipalité a entrepris une politique de rénovation de l’habitat du centre dont la vétusté avait fini par faire fuir un certain nombre de locataires. Mais au-delà de l’offre locative et commerciale, c’est tout un cadre de vie qui demanderait à être revalorisé. Environnement, culture, gastronomie, patrimoine sont autant de wagons qui ont besoin, eux aussi, de leur locomotive. "Comme on a tendance à disparaître de la carte, il faut montrer qu’on existe", préconise le coursier briochin.

Ainsi, chaque année au printemps, c’est Art Rock qui fait office de moteur culturel de Saint-Brieuc. Doté d’un budget de 2,5 millions d’euros, le festival de musique aux nombreuses têtes d’affiche (Julien Doré, Christine and The Queens, Placebo y sont récemment passés) parvient à attirer, en seulement trois jours, 100 000 amateurs de rock, d’électro, de jazz, de chanson française ou encore de "street art". L’événement est particulièrement bien choyé par les collectivités locales qui contribuent à hauteur de 30% à son financement. Mais il est un cas à part de la culture briochine. Aucune autre manifestation ne fait l’objet d’une aussi importante campagne promotionnelle qu’Art Rock. Aucune autre manifestation ne bénéficie d’une couverture médiatique qui dépasse les frontières du Grand Ouest.



Vivons heureux, vivons cachés

  

Saint-Brieuc a ceci de breton qu’elle est taiseuse. En ces temps de sur-communication, le chef-lieu des Côtes-d’Armor pratique, elle, la sous-communication. Un exemple parmi d’autres : la première heure gratuite dans les principaux parcs de stationnement du centre. La mesure a été adoptée en 2015 sous l’impulsion de l’Union des commerçants mais rares sont les automobilistes qui en ont connaissance. Rien dans la ville n’indique en effet une quelconque gratuité. Ce n’est qu’une fois arrivé à la barrière du parking, sur la borne affichant les tarifs, que l’information est donnée.

Plus largement, que connaissent les Briochins de leur ville ? "Par exemple, il existe ici un patrimoine qui est comme caché car il n’est pas du tout mis en valeur", constate Yves Hennequin. Combien sont-ils à savoir en effet que le centre-ville abrite un ensemble d’anciennes maisons datant du XVIe siècle, dont un hôtel des Ducs de Bretagne classé aux Monuments historiques ? Combien savent que la préfecture cache derrière ses bureaux un peu plus de 2 hectares d’espace vert parfaitement aménagés ? "Tout a été fait pour que les Briochins ignorent son existence", regrette Anne Romain, une riveraine. Et pour cause, le parc est depuis toujours fermé aux habitants. Propriété du Conseil départemental, le secret le mieux gardé de la ville fait en réalité partie de la résidence du préfet, qui, pour des raisons de sécurité, rechigne à le rendre accessible au public.




L’Hôtel des Ducs de Bretagne, bâtiment du XVIe siècle classé aux Monuments historiques.


Anne, Fred, Laetitia et Evelyne militent au sein d’un collectif dont le nom a le mérite de la clarté : "Ouvrir le parc de la préfecture pour Saint-Brieuc". Résidents du centre pour la plupart, ils se désespèrent de ne pouvoir disposer d’un espace vert digne de ce nom qui soit accessible à pied, la ville étant seulement dotée de "promenades", sur une surface modeste, près du palais de justice. Depuis peu cependant, le domaine de la préfecture ouvre ses portes à l’occasion des Journées du patrimoine et de visites guidées temporaires. Insuffisant, rétorque l’association qui réclame une mise à disposition permanente : "Nous avons besoin d’un parc et il existe. Notre démarche est de rendre un espace au public qui, il faut le rappeler, le finance. Dans une ville qui a un problème d’attractivité, tout converge vers cette proposition qui fait sens. Mais on se heurte à une logique d’un ancien temps, celle d’une privatisation, voire d’un privilège. Pour le préfet, c’est normal que ce soit comme ça, car ça toujours été comme ça."



Personne ne se vante d’habiter Saint-Brieuc et, pourtant, beaucoup se disent satisfaits d’y vivre. Il n’y a pas d’ego ici, si bien qu’ils pensent que la ville ne se raconte pas à l’extérieur, d’où peut-être le fait qu’ils ne voient pas la nécessité de communiquer.
Christophe Gauffeny, urbaniste et architecte


Du côté de la mairie, qui n’est pas décisionnaire, on dit comprendre les deux parties. "Dans les conditions actuelles de sécurité, il faut aussi être raisonnable, mais les choses pourront évoluer. Le préfet a été saisi de cette envie des citoyens, la municipalité y est également sensible, mais il faut que cela se fasse dans le respect du niveau de sécurité qu’on nous demande aujourd’hui de renforcer", tente de calmer Alain Ecobichon. Faute d’interlocuteur capable d’arbitrer la question, les membres du collectif entendent s’en remettre au ministère de l’Intérieur. Car il y a urgence, selon eux. De guerre lasse, raconte Laetitia, "l’une de nos adhérentes est en train de faire ses cartons. Elle et sa famille ont décidé de quitter la ville parce qu’ils n’avaient nulle part où se promener. Ils vont aller vivre à Rennes." Un deuxième parc vous manque et tout est dépeuplé…




Vue du parc de la préfecture dont l’accès au public reste très limité. © Collectif « Ouvrir le parc de la préfecture pour Saint-Brieuc »


La verdure, pourtant, couvre une partie non négligeable de Saint-Brieuc. Il suffit de jeter un œil sur une carte pour s’en rendre compte : trois coulées vertes se jetant dans la Manche, dont une qui transperce l’entrée est du centre-ville. Il s’agit de la vallée du Gouédic, vaste étendue naturelle menant tout droit au Légué, le port de Saint-Brieuc. Mais, là encore, les Briochins, et encore moins les Bretons, ne semblent avoir pris la mesure du potentiel qu’offre ce "Central Park" local. Depuis que la mairie a entrepris des travaux d’aménagement améliorant son accessibilité, Joggeurs et randonneurs se le réapproprient timidement. Mais les familles, elles, n’osent franchir le pas, comme encore marquées par l’image d’un "no man’s land" mal famé où il ne faisait pas bon traîner de jour comme de nuit.



| C'est quoi le Saint-Brieuc de demain ?


"Il faut que les pouvoirs publics fassent en sorte que les Briochins aient davantage envie d’aller dans la vallée, estime Yves "Véloman" Hennequin. Et cela doit se faire avec beaucoup de soins, comme pour un aménagement routier. Pour construire une rocade, ils prennent en compte le moindre paramètre, mais lorsqu’il s’agit de nouvelles pratiques, ils agissent partiellement, de manière annexe. Quand on sait que nous avons là une connexion directe à la mer, cela vaudrait le coup de mettre le paquet."

Le centre-ville est mort !
Vive le centre-ville !

  

Dans le procès en frilosité instruit contre la municipalité, il est un chantier qui, paradoxalement, joue en faveur des élus. En 2016, la mairie a entrepris la démolition des si mal aimées Halles centrales, dont l’esthétisme en béton armé offensait quelque peu la cathédrale Saint-Etienne lui faisant face. Aujourd’hui débarrassée de sa "verrue", la place de la Grille n’est plus qu’un rectangle de terre battue sans fonction précise. "L’idée de la mairie est de dire : ‘on laisse la place à nu, on voit les usages qui se mettent en place et après on déterminera les choses", se réjouit Clément Palant, co-organisateur du festival Banc public, qui milite en faveur de la réappropriation citoyenne des espaces communs.

"À quelque chose malheur est bon." Parfois, c’est avec les vieux dictons qu’on lutte contre les vieilles recettes. Pour nombre d’habitants, le marasme commercial dans lequel Saint-Brieuc s’est enfoncé marque la fin d’un modèle qui a fait son temps, et offre l’occasion de repenser un cœur de ville maintenu depuis trop longtemps sous perfusion. "Nous n’arrivons pas à nous battre contre les grandes zones commerciales, constate Clément Palant. N’est-ce donc pas le moment de réfléchir le centre-ville autrement, de se réapproprier la rue piétonne en y installant autre chose que du commerce ? D’autres services, de la culture, de l’échange, par exemple."



| C'est quoi l'espace public ?


Riche d’un réseau associatif extrêmement actif (une association pour 55 habitants, selon les chiffres consacrés), Saint-Brieuc constitue un terreau favorable aux initiatives citoyennes dites "responsables". À Robien, derrière la gare, un comité de quartier œuvre au maintien du lien social, qui en défrichant une parcelle, qui en organisant des expositions de rue. Tandis qu’un peu partout dans la ville, l’association Incroyables Comestibles installe des potagers de rue que les habitants peuvent jardiner à l’envi.

"Saint-Brieuc est un bon terrain d’invention, d’expérimentation. Elle peut devenir le Detroit du Grand Ouest : une ville qui se refabrique sur elle-même, juge Christophe Gauffeny. Mais encore faut-il se l’autoriser et ne pas simplement dupliquer le modèle des grosses agglomérations voisines comme Rennes ou Nantes qui répondent à des logiques différentes."




À la jonction des vallées du Gouët et du Gouédic, le port du Légué connaît depuis quelques années un regain d’activités industrielle et plaisancière.


Saint-Brieuc, trop rurale pour se considérer urbaine, se serait-elle vainement démenée sans savoir qu'elle avait les meilleurs atouts en main ? Après avoir tourné le dos à son littoral et abandonné des hectares de terres agricoles aux impératifs du développement économique, l'agglomération pourrait trouver son salut dans ce que sa situation géographique a bien voulu lui offrir : la terre et la mer. Contre toute attente, le port du Légué connaît depuis quelques années un regain d'activités industrielle et plaisancier. Quant au foncier agricole, d'aucuns se prennent à rêver qu'il trouve sa revanche sur l’étalement urbain. "J’ai bon espoir qu’une économie alternative basée sur la ruralité puisse se propager dans la ville, que la ruralité contamine la ville. Mais il faut assumer notre caractère rural", plaide le directeur du Conseil d’urbanisme et d’architecture.

Avec les équipes de Christophe Gauffeny, des étudiants de l’École d’architecture de Rennes ont planché durant tout un semestre sur l'intégration de terres maraîchères cultivables à Cesson, quartier résidentiel du nord-est de Saint-Brieuc. Le fruit de leur travail jette les bases d’une cité hybride où ville et champ s’enchevêtrent comme les doigts de deux mains qui se rejoignent pour ne faire plus qu’un. Une ville de l’entre-deux. Encore. Mais un entre-deux qui aurait été pensé plutôt que subi. "Connais-toi toi-même", disait Socrate.

Les élus de Saint-Brieuc n’auraient pas été insensibles aux propositions des élèves rennais. Mais sauront-ils s’en inspirer ? "C’est bien de savoir que sa ville a des atouts, indique l’architecte-urbaniste. Mais, à un moment donné, on ne peut pas vivre que sur un potentiel, il faut embrayer."