Les 16 et 17 juillet 1942, 12 884 juifs sont arrêtés à Paris et sa proche banlieue par la police, à la suite d'un accord entre les autorités allemandes et le gouvernement de Vichy. Ils sont répartis entre le camp d'internement de Drancy, au nord-est de Paris, et l'enceinte sportive du Vélodrome d'Hiver, dans le 15e arrondissement. C'est cette dernière qui donnera son nom à cet épisode sombre de l'Histoire de France : la rafle du Vél d'Hiv.

Dans de nombreuses familles juives parisiennes, principalement originaires d'Europe de l'Est, les hommes avaient déjà été arrêtés un an auparavant, lors de la rafle dite "du billet vert", le 14 mai 1941. Cette fois, les femmes et les enfants se retrouvent également entre les mains de la police parisienne.

À l'occasion des 80 ans de la plus importante opération mise en œuvre en Europe de l'Ouest dans le cadre de la "Solution finale de la question juive", France 24 a recueilli les témoignages de six personnes victimes de cette rafle. Enfants à l'époque, ils racontent devant notre caméra cette terrible journée et celles qui ont suivies, et la façon dont chacun a eu la chance d'échapper à la déportation. Ils évoquent également un objet qui symbolise pour eux cette période.

Pendant longtemps, ces rescapés du Vél d'Hiv ont gardé le silence sur ce drame intime. Huit décennies plus tard, malgré le traumatisme, ils ont voulu prendre la parole et transmettre leurs souvenirs pour qu'ils ne soient pas oubliés par les générations futures.





née Sieradzki, 6 ans

Renée Borycki est née le 16 juillet 1936 à Paris, de parents d'origine polonaise : Mordka, coiffeur, arrivé en France en 1931, suivi par sa femme Bluma, couturière. Le 14 mai 1941, la vie de famille bascule quand Mordka est convoqué au gymnase Japy, dans le 11e arrondissement, pour "un examen de sa situation". Il s'agit en réalité d'un piège tendu par la police française : il est arrêté avec 3 700 autres hommes juifs étrangers lors de la rafle "du billet vert". Interné d'abord dans le camp de Pithiviers, dans le Loiret, il est ensuite déporté à Auschwitz-Birkenau.

Renée Borycki et sa mère Bluma. © Archives familiales

La veille du départ du convoi de Mordka, le 16 juillet 1942, sa femme et sa fille échappent par miracle à la rafle du Vél d'Hiv. Quand les policiers frappent aux portes de leur immeuble, Bluma et Renée réussissent à trouver refuge chez un voisin, avant de rejoindre une cousine à Livry-Gargan, au nord-est de Paris. Elles s'y cachent quelques jours, avant qu'une femme, qu'elles connaissent à peine, décide de les protéger. Pendant deux ans et demi, elles se terrent chez elle dans un cagibi et partagent une carte d'alimentation pour trois. Aujourd'hui encore, Renée garde des séquelles physiques de ce vécu d'"enfant caché".

À la fin de la guerre, elle connaît la joie de retrouver son père, rescapé d'Auschwitz-Birkenau, avec qui elle travaille ensuite dans un atelier de confection. Inlassablement, jusqu'à son décès en 1983, Mordka transmet son histoire avec l'association Convoi n°6. Aujourd'hui, Renée a repris le flambeau avec son fils Alexandre pour perpétuer la mémoire de la Shoah.



Voici les bougeoirs de mes grands-parents. C'était une coutume en Pologne : quand une jeune fille se mariait, elle recevait de ses parents des chandeliers pour qu'elle les allume à son tour à shabbat et se rappelle sa famille. Ma mère les a emmenés le jour de la rafle du Vél d'Hiv. Comment ? Je ne peux pas le dire. C'est en tout cas ce qu'elle a voulu sauver. Pendant la guerre, elle a tout vendu pour nous donner à manger, jusqu'à son alliance. Mais ma mère a conservé ses bougeoirs, comme souvenir de ses parents et comme souvenir de sa Pologne natale. C'est le seul lien que j'ai aujourd'hui avec mes grands-parents. Maintenant, quand je les allume pour les enfants, j'ai l'impression qu'ils sont là avec nous.

Renée Borycki tenant les bougeoirs de ses grands-parents polonais. © Stéphanie Trouillard, France 24

12 ans

Samuel Bliman est né le 15 juin 1930, à Paris. Ses parents, polonais, sont arrivés en France à la fin des années 1920 : Izrael est tailleur et Chawa tient un petit commerce de bouche. Quand la guerre contre l'Allemagne est déclarée, en septembre 1939, Izrael s'engage dans l'armée polonaise en France. Après la défaite française, il est démobilisé et rentre à Paris à la fin de l'année 1940. Cela n'empêche pas qu'il soit victime, quelques mois plus tard, de la rafle "du billet vert". Il est envoyé dans le camp d'internement de Beaune-la-Rolande, dans le Loiret, où sa famille parvient à le voir, avant sa déportation vers Auschwitz-Birkenau, le 28 juin 1942.

Samuel Bliman aux côtés de sa mère, Chawa, et de sa sœur, Suzanne. © Archives familiales

Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1942, à 7 h du matin, une voisine de Chawa hurle en yiddish que les policiers sont chez elle. La mère de famille comprend tout de suite le danger et ordonne à ses deux enfants et à sa sœur Sylvia de ne pas faire de bruit. Ils restent calfeutrés pendant deux semaines dans leur appartement, malgré les visites répétées des policiers, avant qu'une connaissance leur permette de fuir Paris. Cachés dans un wagon de marchandises, ils parviennent à rejoindre Tarascon, dans le sud de la France, puis Toulouse. Mais après l'occupation de la zone dite libre en novembre 1942, la menace se fait encore plus pesante et ils doivent encore fuir, cette fois vers l'Isère. Ils se cachent à Vizille, à quelques kilomètres de Grenoble.

En août 1944, après la Libération, la famille retourne rapidement à Paris, où Chawa reprend son commerce, attendant le retour de son mari. Mais Izrael, assassiné à Auschwitz-Birkenau, ne reviendra pas. Après avoir aidé sa mère, Samuel entame des études de physique et devient chercheur et professeur d'université.



Cette photo montre ma mère, assise, tenant par la main ma petite sœur, Suzanne, qui a trois ans à l'époque et, debout, le grand nigaud, le frère, moi-même, qui viens d'avoir 12 ans. Je porte l'étoile jaune, comme ma mère. Cette photo était destinée à mon père qui était au camp de Beaune-la-Rolande, en instance de déportation. Nous savions qu'il allait partir, sans savoir où. Nous voulions lui offrir une image de ce que nous étions et du bien que nous lui voulions. C'était l'espoir qu'il garde la mémoire de ses enfants et de sa femme. Ce cliché a été pris très peu de temps avant la rafle, en juin 1942. C'est la mémoire du temps d'avant la fuite permanente pour échapper aux dénonciations, aux rafles et à la déportation. Je ne peux pas l'oublier. Ce n'est pas possible. Voilà pourquoi cette photo m'est si chère et pourquoi chaque fois que je la vois, je revois tout ce qui a été vécu.

Samuel Bliman montre la photo de famille prise en juin 1942, quelques semaines avant la rafle du Vél d'Hiv. © Stéphanie Trouillard, France 24

née Wajnberg, 10 ans

Betty Grinbert est née le 16 mai 1932 à Paris, peu de temps après que ses parents arrivent de Pologne – Abraham est tailleur pour dames, aidé par son épouse, Cywia. Sa sœur Fanny naît en janvier 1934 et son frère Paul en mai 1941, ce qui permet à Abraham d'échapper alors à la rafle "du billet vert", puisqu'il se présente seul avec ses deux filles au commissariat, sa femme étant encore à la maternité. Il est finalement renvoyé chez lui par les policiers, qui ne savent pas quoi faire des enfants.

Betty Grinbert (au premier plan, à droite) aux côtés de son père Abraham,
de sa mère Cywia et de sa sœur Fanny. © Archives familiales

Mais un an plus tard, quand les coups résonnent à la porte au petit matin, Cywia se retrouve nez à nez avec deux agents en civil qui demandent à la famille de se préparer. Elle leur répond qu'elle préfère se suicider. Ne sachant quelle consigne appliquer, les policiers décident de revenir une demi-heure plus tard. Ils emmènent le père mais laissent le reste de la famille, car Paul a moins de trois ans. Interné à Drancy, Abraham est déporté à Auschwitz-Birkenau le 22 juillet 1942.

Cywia quitte l'appartement et trouve un lieu plus sûr pour y dormir dans le quartier de Belleville. Betty tombe alors malade, souffrant d'un souffle au cœur. Les enfants sont cachés à Chierry, dans l'Aisne, mais Paul succombe à la tuberculose en 1944, sans que sa mère, restée à Paris, ne puisse être présente. À la Libération, Cywia et ses deux filles, de retour à Paris, attendent, en vain, le retour d'Abraham, mort à Auschwitz-Birkenau. Betty suit les traces de son père et monte sa propre affaire de confection.



J'ai retrouvé le portefeuille de mon père à la mort de ma mère. Le jour de la rafle du Vél d'Hiv, il est parti avec sa carte d'identité, mais il a laissé son portefeuille. J'y ai trouvé par exemple la facture de sa machine à coudre Singer. C'est la seule chose qu'il me reste de lui, avec deux buffets qui sont dans mon salon, mais j'ai plus d'amour pour ce portefeuille car il l'avait sur lui et il le touchait. Je le caresse encore. J'ai adoré mon père. Je ne peux pas expliquer l'adoration que j'ai eu pour lui. Ma mère disait toujours que j'étais tombée malade à cause de son absence, car je le pleurais. Je n'ai pas arrêté de le pleurer à partir de ce jour-là.

Betty Grinbert tient le portefeuille de son père, Abraham, qu'il a laissé derrière lui le jour de la rafle du Vél d'Hiv. © Stéphanie Trouillard, France 24

née Psankiewicz, 8 ans

Rachel Jedinak est née le 30 avril 1934, à Paris. Ses parents Abraham et Chana ont quitté leur Pologne natale dans les années 1920 pour fuir la misère et l'antisémitisme. Abraham, menuisier ébéniste, s'engage dans la Légion étrangère quand la guerre éclate. La moitié de son régiment est décimée lors de l'invasion allemande dans les Ardennes en mai 1940. Démobilisé, il rentre à Paris, mais le 14 mai 1941, il est convoqué à la caserne des Tourelles, dans le 20e arrondissement, lors de la rafle "du billet vert", puis interné dans le camp de Beaune-la-Rolande, d'où il sera déporté vers Auschwitz-Birkenau le 28 juin 1942.

En l'absence de son mari, Chana trouve tant bien que mal des petits travaux pour nourrir ses enfants. Et quand elle entend des rumeurs qui font état d'une nouvelle rafle, elle confie ses deux filles à leurs grands-parents. Mais, dénoncée par la concierge, elle voit revenir dès le lendemain, Rachel et sa soeur Louise, âgée de 13 ans, escortées par des policiers. La famille est ensuite conduite à la Bellevilloise, à Ménilmontant, où sont regroupés les juifs du quartier avant d'être emmenés au Vélodrome d'Hiver. Chana, comprenant tout de suite le danger, ordonne à ses filles de fuir par l'issue de secours et dans un ultime geste d'amour, gifle Rachel pour qu'elle obéisse. Chana est envoyée au camp de Drancy, puis déportée à Auschwitz-Birkenau le 29 juillet 1942.

Rachel Jedinak (à droite) pose avec sa sœur, Louise. © Archives familiales

Rachel et Louise, elles, profitent que des policiers détournent la tête pour s'enfuir de la Bellevilloise et retrouvent leurs grands-parents. Elles échappent une seconde fois à une autre grande rafle, le 11 février 1943, où elles se sauvent du commissariat. Elles sont ensuite cachées séparément à Château-Renault, près de Tours, avant de retrouver leur grand-mère à Paris à la Libération. Pendant de longs mois, elles attendent le retour de leurs parents, mais Abraham et Chana sont tous les deux morts à Auschwitz-Birkenau.

Rachel, mariée avec un fils de déportés, s'engage dans les années 1990 dans l'association Comité Tlemcen, qui pose notamment des plaques dans les écoles parisiennes en hommage aux 6 200 enfants juifs déportés de la capitale. Elle continue aujourd'hui inlassablement de témoigner auprès des plus jeunes.



J'ai pu récupérer quelques photos de mes parents. Sans cela, j'aurais oublié leurs visages. Sur ce cliché, je suis bébé, dans les bras de ma mère. Mon père et ma sœur sont à côté. C'est une photo des moments heureux qui m'a permis de rester en contact avec mes parents malgré tout ce qui leur est arrivé. Je garde le souvenir vivant d'eux. Pour moi, cela a une importance extraordinaire. Mon père chantait des airs d'opéra et je chantais parfois avec lui. Je me souviens beaucoup de ces moments.

Rachel Jedinak montre une photographie de famille où elle figure bébé avec ses parents, Abraham et Chana, ainsi que sa sœur, Louise. © Stéphanie Trouillard, France 24

née Ruger, 8 ans

Agnès Buisson est née le 8 septembre 1933, à Paris. Son père Srul et sa mère Chuma, originaires de Varsovie, en Pologne, émigrent à Paris en 1925 avec leur fils Victor. Imprimeur, Srul est contraint de se reconvertir dans la maroquinerie et Chuma travaille dans la couture. En septembre 1939, Srul part sur le front comme engagé volontaire pour la France. Démobilisé après l'armistice de juin 1940, il rentre à Paris auprès de sa famille. Quelques mois plus tard, leur fils, Victor, est victime de la rafle "du billet vert", puis interné dans le camp de Beaune-la-Rolande, dont il réussit à s'échapper. Il rejoint la zone non occupée à Lyon et s'engage dans la résistance, où il deviendra commandant chez les Francs-tireurs et partisans français (FTPF).

Agnès Buisson pose avec ses parents, Srul et Chuma, peu de temps avant la rafle du Vél d'Hiv. © Archives familiales

Il encourage ses parents et sa sœur à le rejoindre, mais Srul ne veut pas croire qu'ils courent un danger dans le pays des droits de l'Homme qui les a accueillis quelques années auparavant. Pourtant, le 16 juillet 1942, les policiers frappent à la porte. Méfiante, Chuma ordonne à son mari de ne pas ouvrir, mais il obtempère face aux forces de l'ordre. La famille est emmenée au Vélodrome d'Hiver. Dans la file d'attente, après avoir prévenu son mari, Chuma prétexte un besoin pressant de sa fille, parlemente avec les policiers et parvient à s'éloigner. Elle arrache alors leurs étoiles jaunes et réussit à se faufiler jusqu'à la première station de métro. De son côté, Srul, qui a accepté son sort, pénètre dans le Vél d'Hiv. Interné à Drancy, il sera déporté le 19 juillet 1942 à Auschwitz-Birkenau.

La mère et la fille parviennent à Lyon, elles y retrouvent Victor puis se cachent à Méaudre, dans le Vercors, où Agnès tombe dans un profond mutisme. De retour à Paris à la Libération, elles apprennent que Srul a été assassiné à Auschwitz-Birkenau. Agnès, qui se révèle être une excellente élève, devient médecin et fonde une famille. L'école primaire de Méaudre porte aujourd'hui son nom.



Nous avons pris cette photo pour l'envoyer à mon frère en zone libre. Nous sommes vivants et six mois après, nous sommes morts. C'est un arrêt sur image. Mon père est mort quelques mois après. Barthes [un philosophe français, NDLR] disait que la photo montre que l'être humain a existé. Elle représente surtout le départ de mon père. Je n'ai jamais fait son deuil. Mon père m'a accompagnée tout le temps. Il était très vivant. On ne peut pas faire de deuil quand il n'y a pas de sépulture, c'est impossible.

Agnès Buisson montre le seul portrait qu'elle conserve d'elle avec ses parents. © Stéphanie Trouillard, France 24
Bernard Nusbaum en compagnie de sa mère, Ida. © Archives familiales

4 ans

Bernard Nusbaum est né le 4 juin 1938 à Paris, peu après que ses parents furent arrivés de Pologne. Le père, Matys, travaille dans la bonneterie et dans le cuir. Lors de la rafle "du billet vert", il est arrêté et conduit dans le camp de Pithiviers. Sa femme et son fils parviennent à lui rendre visite jusqu'à sa déportation vers Auschwitz-Birkenau, le 25 juin 1942.

Trois semaines plus tard, Bernard et sa mère, Ida, sont réveillés par des policiers qui leur ordonnent de préparer leurs affaires et les conduisent au Vélodrome d'Hiver. Bernard se rappelle encore avec effroi l'horreur de cet endroit, où vont s'agglutiner 8 000 personnes pendant plusieurs jours. Consciente du danger, Ida décide après une nuit de s'échapper à tout prix. Elle profite d'un changement de ronde pour se faufiler à l'extérieur et trouve refuge dans un café. Par chance, des policiers qui s'y trouvent font partie de la résistance et offrent leur aide. Après leur avoir arraché l'étoile jaune, ils reviennent comme convenu les chercher et les conduisent au métro.

Bernard entame alors une vie d'enfant caché. Après un séjour dans la Creuse, il est envoyé en région parisienne à Saint-Germain-en-Laye, puis à Montfermeil jusqu'à la fin de la guerre. À la Libération, il retrouve sa mère et pendant de longs mois, ils attendent en vain le retour de Matys, assassiné à Auschwitz-Birkenau. Bernard suit les traces de son père et travaille dans la confection, avant de se lancer dans une carrière politique. Il est aujourd'hui maire adjoint honoraire de la ville de Yerres, dans l'Essonne.



Ce cadre montre les rares photos que j'ai. En bas à gauche, il y a maman avec l'étoile, et moi. Il y a aussi mon père, qui a été gazé, et ma mère. Je n'avais que quatre ans, mais je le reconnais bien. Il y a aussi ce cliché de moi et de mes petites cousines Suzanne et Paulette, qui ne sont jamais revenues de déportation. C'est tout ce qu'il me reste d'elles, elles ne reviendront jamais plus.

Bernard Nusbaum pose avec un pêle-mêle réunissant les seules photos qu'il lui reste de sa famille. © Stéphanie Trouillard, France 24
Les photos de famille de Bernard Nusbaum prises avant la rafle du Vél d’Hiv. © Stéphanie Trouillard, France 24