Le 14 mai 1941, les autorités françaises procèdent à la rafle dite "du billet vert" à Paris et dans sa proche banlieue. La veille, plusieurs milliers de juifs étrangers ont reçu une convocation signée du commissaire de police, les invitant à se présenter pour "examen de leur situation". En quelques heures, 3 700 hommes, principalement de nationalités polonaise et tchèque, ou des apatrides, sont arrêtés. Conduits à la gare d’Austerlitz, ils embarquent dans des trains de voyageurs à destination des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande dans le Loiret. Ils y resteront internés pendant un an avant d’être déportés à Auschwitz. Quatre-vingts ans après, France 24 revient à travers des témoignages et des archives sur cette première grande rafle de juifs organisée en France.
Sur les visages, l’angoisse se lit. L’incompréhension aussi. Un dernier regard échangé. Une valise qui passe de main en main. Sur le trottoir, un homme et une femme s’enlacent pour un ultime baiser. Nous sommes le 14 mai 1941 devant le gymnase Japy, dans le 11e arrondissement de Paris. Pour la première fois depuis l’armistice signé en juin 1940, le régime de Vichy et les autorités allemandes viennent de procéder à une arrestation massive de juifs en zone occupée.
La veille, quelque 6 500 hommes, principalement d’Europe de l’Est, âgés de 18 à 60 ans, ont été convoqués par la préfecture de police à l'aide d'un billet vert : ils sont "invités à se présenter en personne", le lendemain à 7 heures, "pour examen de leur situation", accompagnés d’un parent ou ami. Ces hommes, pour beaucoup des pères de famille, engagés volontaires au début de la guerre et ayant donc combattu pour la France, s’attendent à une régularisation de leur situation. Nombre d'entre eux sont persuadés qu’il ne s’agit que d’une simple formalité. Le 14 mai, ils sont environ 3 700 à se rendre à cette convocation. Plusieurs adresses à Paris sont prévues pour les recevoir, dont la caserne Napoléon (4e arrondissement), la caserne des Minimes (3e) ou encore le gymnase Japy (11e). Des policiers procèdent au contrôle des papiers et les gardiens de la paix assurent l’encadrement sous l’œil de Theodor Dannecker, représentant d'Adolf Eichmann et chef du service des affaires juives de la Gestapo à Paris, ainsi que de l’amiral François Bard, fraîchement nommé préfet de police de Paris. Les juifs de proche banlieue, moins nombreux, sont convoqués directement dans les commissariats et postes de police. La souricière vient de se refermer. Ils sont tous immédiatement retenus.
Des clichés inédits
Quatre-vingts ans après, des photographies de cette rafle dite "du billet vert" viennent de refaire surface grâce au Mémorial de la Shoah. L’institution a acquis auprès de collectionneurs 98 clichés pris par les services de propagande allemands. Si sept d’entre eux étaient déjà connus et avaient été diffusés à l’époque dans la presse, les autres sont inédits. "Après tout ce temps, c'est extraordinaire de pouvoir découvrir autant de photos", souligne Jacques Fredj, le directeur du Mémorial de la Shoah.
Les cinq pellicules éclairent cette terrible journée du 14 mai 1941. "C’est le reflet de la collaboration", note ainsi Jacques Fredj. "On y voit la présence importante de la police française qui facilite le travail des nazis, même s’il y a aussi des Allemands ce jour-là, comme Theodor Dannecker." Sur les clichés, on peut également observer des scènes qui n’étaient alors connues qu’à travers les témoignages des survivants ou des familles. Les photos montrent les hommes arrêtés au gymnase Japy à Paris et parqués dans les gradins à l’étage, tandis qu’une file de femmes et d’enfants attendent pour donner des valises à leur proche. "Ces habitants du 11e arrondissement n’imaginaient pas que la France pouvait les livrer à l’occupant nazi. On peut lire dans leurs yeux qu’ils ne comprennent pas ce qui est en train d’arriver", observe le directeur du Mémorial de la Shoah.
Ces convocations individuelles ont pu être rédigées grâce au fichier de recensement établi à partir de septembre 1940 par les autorités françaises sur ordre des Allemands. "Ces juifs étrangers ont été choisis parce que dans la propagande de Vichy et des nazis, ils vivaient au crochet de l’économie nationale et profitaient des richesses de la France", explique Jacques Fredj. "Nous sommes en 1941. Nous ne sommes pas encore dans la 'solution finale' mais dans l’exclusion raciale. Le mécanisme se met en place par étapes", précise-t-il. Vers midi, ces hommes sont finalement conduits dans des autobus à la gare d’Austerlitz puis ils embarquent dans des trains de voyageurs de troisième classe. Ils sont emmenés dans des camps situés dans le Loiret, à 90 km au sud de Paris : 1 700 sont internés à Pithiviers et 2 000 à Beaune-la-Rolande.
Les camps du Loiret
"C’est ici qu’ils sont arrivés", présente Dimitri Landré, médiateur pédagogique au Centre d'étude et de recherche sur les camps d'internement du Loiret (Cercil), devant l’ancienne gare de Pithiviers. Cette ville et celle de Beaune-la-Rolande, distante d’une vingtaine de kilomètres, n’ont pas été choisies par hasard. "Toutes les deux possédaient une gare et, surtout, elles étaient proches de Paris. Elles disposaient également déjà de camps qui devaient au départ héberger la population parisienne en cas de bombardements. Après l’armistice, ils ont surtout accueilli des soldats français faits prisonniers par les Allemands", retrace Dimitri Landré. "Il faut aussi noter que le préfet d’Orléans, Jacques Morane, était très zélé et a donné son accord." Début mars 1941, les militaires sont évacués et prennent le chemin des stalags, les camps de prisonniers en Allemagne. "Les camps du Loiret sont vidés pour les rafles à venir", résume le médiateur du Cercil.
En ce début d’après-midi du 14 mai 1941, l’arrivée de milliers d’hommes ne passe pas inaperçue dans les rues de Pithiviers. Une photo prise par la propagande allemande montre le triste cortège encadré par des gendarmes français et se dirigeant vers le camp. Sur le trottoir, des habitants assistent à la scène. "J’y étais, dans la marmaille, là", raconte Lucien Pelloy en pointant du doigt le cliché. "J’étais là quand les internés ont débarqué." L’octogénaire, qui avait 7 ans à l'époque, ravale ses larmes avant de s’excuser : "Je suis désolé. Ce sont des moments qui marquent…" Dans son salon, cet habitant de Pithiviers conserve des archives de l’ancien camp, dont de nombreuses photos. Le souvenir de cette journée ne l’a jamais quitté : "J’habitais la cité ouvrière juste à côté. Mon jardin était tout près des barbelés. Ce jour-là, ceux du bourg avaient dû nous avertir. On a tous été rameutés. Il se disait qu’il s’agissait de communistes qui avaient été condamnés, des ennemis notoires. Après, on a su que c’étaient des juifs, mais pour nous, cela n’avait pas de sens", se souvient le vieil homme.
Pendant plus d’un an, ces hommes vont rester internés dans ce camp ainsi que dans celui de Beaune-la-Rolande. À Pithiviers, ils sont répartis dans 17 baraquements. Dans plusieurs reportages, le journal collaborationniste "Le Matin" se félicite que Paris soit "débarrassé de nombreux juifs étrangers" et se moque de ces internés "qui font du camping forcé". Selon le quotidien, ces "enfants de Judas" jouissent d’un "certain confort" dont bien "des sinistrés de guerre" ne profitent pas. À grand renfort de photos tronquées et d’expressions nauséabondes, la propagande dépeint une réalité qui n’existe pas.
En réalité, les conditions de vie sont particulièrement difficiles. "Les baraquements étaient en bois avec un toit en tôle. Il y faisait extrêmement chaud l’été et très froid l’hiver. Il n’y avait pas d’aération et c’était très mal isolé. Le sol était en terre battue et la paille pour les lits était rarement changée", décrit Dimitri Landré. "Pour se laver, il n’y avait pas de douche, seulement des lavabos extérieurs. Pour les toilettes, il y avait des latrines. La nourriture était aussi de mauvaise qualité et en quantité restreinte", poursuit-il.
De ces bâtiments démantelés après la guerre, il ne reste plus rien, mis à part l’ancienne infirmerie. De nouvelles maisons ont été construites. Le jardin actuel de Lucien Pelloy donne directement sur l’emplacement de l’ancienne cuisine du camp. Mais à l’époque, depuis la cité ouvrière, il n’en voyait pas grand-chose : "Un baraquement masquait tout le reste et il n’y rentrait pas n’importe qui, en dehors du laitier et du charbonnier. Un jour, celui-ci avait retrouvé des lettres dans sa portière. On en avait aussi retrouvées dans notre jardin."
"Un souvenir de Pithiviers"
Malgré tout, les internés ont quelques contacts avec les habitants de Pithiviers. Certains sont autorisés à travailler à l’extérieur, dans des fermes ou des usines des alentours. Au cours des premiers mois, leurs familles peuvent aussi leur rendre visite. Claudine Bibes, née Krystal, se rappelle être venue dans le camp avec sa mère et son frère pour voir son père Jacques. Elle avait quatre ans : "J’étais vraiment toute petite quand il a été arrêté. De lui, je n’ai que très peu de choses. Il me reste un souvenir de Pithiviers. Il revenait de son travail à la sucrerie et comme je n’arrivais pas à suivre, il m’avait pris sur ses épaules. C’est la seule image que j’aie de mon père."
Né à Varsovie, Jacques Krystal trouve refuge avec sa famille à Paris dans les années 1920 pour fuir les persécutions antisémites en Pologne. Après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il s’occupe de l’accueil des juifs allemands, les aidant dans leurs démarches pour avoir des papiers ou pour trouver un appartement. N’ayant pas lui-même encore obtenu la nationalité française, il rejoint les engagés volontaires étrangers au début de la Seconde Guerre mondiale et se bat du côté de la France. Démobilisé, il crée ensuite une petite fabrique de gants avec son père et son frère. Le 14 mai 1941, après avoir reçu le fameux "billet vert", il ne se méfie pas et se rend à la convocation en pensant simplement régulariser sa situation. Jacques Krystal ne reviendra jamais chez lui. Arrêté, il est envoyé à Pithiviers et commence à travailler à la sucrerie locale. Sa fille a conservé les photos prises avec ses camarades d’infortune lors de cette captivité. C’est tout ce qu’il reste de lui. Claudine a beau fouiller dans les tréfonds de sa mémoire, elle ne remonte que quelques bribes de souvenirs : "Quand ma mère y allait, elle lui apportait toujours des affaires de rechange. Il paraît qu’il aimait être bien habillé et qu’il était toujours élégant."
Au cours de ces premiers mois d’internement, certains des "travailleurs" profitent de ce temps passé à l’extérieur pour déguerpir. Des habitants des environs leur offrent aussi leur aide, comme les membres de la famille Tessier, qui seront faits "Justes parmi les Nations", ou comme l’infirmière de la Croix-Rouge Madeleine Rolland. Près de 700 réussissent à s’évader des deux camps. La famille de Jacques Krystal essaie aussi de le faire sortir. "Ma tante avait réussi à trouver quelqu’un pour l'aider à s'échapper, mais mon père n’a pas voulu pour ne pas nous mettre en danger", selon sa fille Claudine.
Après ces nombreuses évasions, la surveillance est renforcée. Les proches ne sont plus autorisés à rendre visite aux internés. Au début de l’année 1942, des bruits commencent à courir à propos d'un possible départ vers l’est pour y travailler. Le 25 juin 1942, un premier convoi de 999 hommes est finalement constitué. "Ma main tremble, de mes yeux coulent de lourdes larmes, cependant il me faut t’annoncer la nouvelle que je fais partie des 1 000 hommes qui doivent partir", écrit ce jour-là, dans une dernière lettre, Majer Kreinig, un interné polonais, à sa femme. "J’aurais voulu t’écrire longuement, très longuement, mais je ne peux pas car mes mains tremblent et la lettre est mouillée."
Ces hommes sont emmenés à la gare de Pithiviers, d’où ils partent directement pour Auschwitz. Parmi eux se trouve Jacques Krystal. Avant d'être déporté, il réussit à prévenir sa femme du danger qui la guette et lui conseille de quitter Paris. Claudine Krystal est cachée chez des religieuses à Saint-Junien en Haute-Vienne. Sa mère, ses grands-parents, l’une de ses tantes et sa cousine trouvent refuge à Megève. Dénoncés, ils sont arrêtés le 10 octobre 1943 et déportés eux aussi à Auschwitz.
À la Libération, la petite fille retrouve son frère Charles-André, qui avait également été mis à l’abri, mais ses deux parents ne reviendront jamais. Pendant longtemps, elle les a attendus : "Une de mes tantes est rentrée des camps. Un jour, cachée derrière la porte, je l’ai entendue dire que ma mère était passée par les chambres à gaz et le four crématoire. Elle a aussi dit que mon père avait dû subir le même sort. J’avais huit ans. C’est comme cela que j’ai appris la mort de ma mère et probablement celle de mon père."
Les autres hommes de la rafle "du billet vert" seront eux aussi déportés directement à Auschwitz par trois convois du 28 juin 1942 et six du 17 juillet 1942. Les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, vidés de leurs occupants, seront très vite de nouveau remplis. Les femmes et les enfants remplaceront leurs maris et leurs pères dans ces mêmes lieux, après la rafle du Vel' d’Hiv' des 16 et 17 juillet 1942 organisée à Paris et dans sa banlieue. Ils sont parqués dans les mêmes baraquements avant d’être eux aussi déportés à Auschwitz, entre juillet et septembre de cette même année.
"Cela s’est joué dans notre pays"
Pendant longtemps, la mémoire des internés de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande se cantonne aux familles des victimes et aux cérémonies organisées par des associations de la communauté juive. Dans le Loiret, le silence est presque total. L'épisode est refoulé. "Il a fallu un article du journaliste Éric Conan dans 'L’Express' en avril 1990 pour révéler au plus grand nombre le sort des raflés du Vel' d’Hiv', qui était jusque-là peu connu", explique Annaïg Lefeuvre, la directrice du Cercil. Intitulé "Un crime oublié", le reportage provoque alors une onde de choc dans la région. "Il a mis en lumière la responsabilité française et l’amnésie locale. Mais les habitants d’ici se sont sentis salis car on a pointé du doigt ceux qui n’en avaient pas parlé", ajoute-t-elle.
Trente ans plus tard, à Pithiviers, la gêne est encore palpable. Devant l’ancienne gare, désaffectée en 1969 et qui va accueillir dans les prochains mois un lieu de mémoire sur la déportation, un sexagénaire observe les travaux. Il n’est pas opposé à ce nouveau musée, même s’il aurait préféré le retour d’une "gare de trains". Mais ce natif de la ville ne cache pas que d’autres habitants "un peu racistes" ne font pas preuve de beaucoup d’enthousiasme. Pour eux, "on n’entend parler que des juifs". Lucien Pelloy, l’enfant qui avait vu l’arrivée des internés, se désole aussi du manque d’intérêt de certains de ses voisins : "Il y en a beaucoup dans notre rue qui ne savent même pas ce qu’il s’est passé ici. Cela me choque et cela me fait mal."
Cette ignorance n’est cependant pas représentative. La rafle du Vel' d’Hiv' tient aujourd'hui une place particulière dans la mémoire collective des Français. "Elle est devenue emblématique des arrestations des juifs”, estime Jacques Fredj. Celle du "billet vert" reste en revanche dans l’ombre. "Les personnes qui ne sont pas des spécialistes de cette période ignorent qu’il y a eu d’autres rafles en 1941 comme celle du 'billet vert', comme si le régime de Vichy était tout de suite passé d’un extrême à l’autre", estime le directeur du Mémorial de la Shoah. Grâce à la récente découverte des photos inédites, il espère mieux faire connaître cette tache indélébile de l’histoire de France : "C’est un événement qui s’est déroulé dans Paris sous les yeux de nos ancêtres. Cela s’est joué dans notre pays, dans des lieux que l’on connaît et qu’on continue de fréquenter. C’est en cela qu’il ne faut pas oublier la rafle 'du billet vert', la première grande rafle", insiste-t-il.
Claudine Bibes a longtemps enfoui ce passé dans un coin de son esprit. "J’ai fait un déni. Je n’en parlais pas. Je racontais le strict minimum", avoue-t-elle. Ce n’est que depuis une dizaine d’années que la fille de Jacques Krystal ose s’intéresser à cette histoire douloureuse. Elle s’est rendue à Pithiviers pour une cérémonie et au Cercil, à Orléans, pour montrer les photos de son père au centre d’archives. Mais pour l’orpheline de guerre, la blessure n’a jamais cicatrisé : "Je n’ai pas de tombes proprement dites. Pour moi, mes parents sont morts sans être morts. On a beau être vieux, cela ne passe jamais."