Par Louise Wessbecher
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Entre fascination morbide et ressort scénaristique inépuisable, les troubles psychiques inspirent depuis toujours les auteurs de films et de séries. De "Orange mécanique" de Stanley Kubrick à "Split" de M. Night Shyamalan en passant par "Shutter Island" de Martin Scorsese ou "Homeland" d’Alex Gansa et Gideon Raff, on a tous déjà été captivés par l’histoire d’un héros schizophrène ou atteint de trouble bipolaire.

Comme souvent au cinéma ou à la télévision, ces représentations sont très éloignées de la réalité. Mais le hic, c’est qu’elles véhiculent des clichés et entretiennent des stigmates aux conséquences dangereuses pour les patients comme pour les professionnels de la santé mentale.

Jean-Victor Blanc, médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, tient depuis le début de l’année 2018 des conférences sur le thème "Culture pop et psychiatrie" avec l’objectif de sensibiliser à l’importance de la représentation des troubles psychiques dans l’espace public. Entretien.

"Vol au-dessus
d’un nid de coucou",
une référence qui dure
© Splendor Films

Quel a été le point de départ de cette série de conférences ?

En janvier 2018, la Fondation des États-Unis m’a invité à donner une conférence aux étudiants en tant que psychiatre et j’avais envie de traiter le sujet sous un angle un peu différent. Dans les conférences de santé mentale, on retrouve souvent les mêmes thématiques, traitées de la même façon. Mais je trouve que ce n’est pas très représentatif de mon exercice et que ça ne parle pas à ce public jeune qu’il faut pourtant absolument approcher.

En France, une personne sur cinq est atteinte d’un trouble psychique, et les pathologies se déclarent en général entre 15 et 30 ans, donc beaucoup de jeunes peuvent être touchés à divers degrés. D’où l’idée d’utiliser la pop culture pour parler de la santé mentale de manière moins anxiogène, plus ludique et surtout plus positive.

Toutes les voix ont le droit de s’exprimer sur le sujet, mais je trouve que dans l’espace médiatique, quand on parle de santé mentale aujourd’hui c’est souvent pour un fait divers violent ou sous un angle délétère, discriminant ou moqueur vis-à-vis des personnes souffrant de troubles psychiques. C’est assez violent pour les patients de se retrouver associés à de telles images.

"En proposant une hospitalisation à un patient qui devait avoir une vingtaine d’années, il m’a répondu : ‘Non je ne veux pas finir comme dans le film avec Jack Nicholson !’"

Parmi ces images qui sont devenues des références, il y a "Vol au-dessus d’un nid de coucou", sorti en 1975…

Plus de quarante ans plus tard, c’est encore le film qu’on nous cite lorsqu’on parle d’une hospitalisation en psychiatrie, avec l’image de la camisole de force et des fous dangereux. Et même chez les patients jeunes ! En proposant une hospitalisation à un patient qui devait avoir une vingtaine d’années, un soir de garde dans le service, il m’a répondu : "Non je ne veux pas finir comme dans le film avec Jack Nicholson" ! Ce n’est quand même pas possible qu’on en soit encore là en termes de représentation.

Bien sûr que chaque scénariste et réalisateur a le droit d’exprimer sa voix, surtout dans le domaine de l’art, mais ce qui est dommage c’est que ce soit toujours un peu la même parole qui est portée. On a l’impression que les soins en psychiatrie sont rarement bienveillants et toujours imposés au patient, or ce n’est que 5% des soins en France

Quelles sont les conséquences et l’influence de ces représentations sur les patients ?

Les personnages qui reviennent souvent à l’écran sont ceux de l’infirmière sadique, du psychiatre manipulateur qui s’immisce dans la vie du patient à la manière d’un gourou, etc. Et forcément les patients, quand ils arrivent à un moment où ils ont besoin de soins pour eux ou pour une personne de leur entourage, ils ont toutes ces images-là en tête. Il est évident que la pop culture infuse la représentation qu’ont les gens des soins.

"Toutes ces images entraînent un vrai frein à l’accès aux soins"


L’image de la thérapie de groupe par exemple, type Alcooliques Anonymes ou Narcotiques Anonymes, est certes un dispositif qui existe, mais qui reste très américain. Souvent les patients qui viennent voir un addictologue pensent qu’on va forcément leurs proposer de s’asseoir en rond avec d’autres gens.

Toutes ces images entraînent un vrai frein à l’accès aux soins. Or il faut que les patients puissent consulter le plus vite possible, parce que moins leur état s’aggrave et plus on pourra intervenir pour les aider. D’où l’idée d’augmenter les connaissances autour de la schizophrénie, du trouble bipolaire ou de la dépression, et de donner une autre image des troubles psychiques et des psychiatres pour favoriser les soins.



Les bons et
les mauvais exemples
de représentation
© Universal Pictures International France

Le personnage du psychopathe est au cœur de nombreux films. Est-ce que cette pathologie existe dans la réalité ?

Le trouble de la personnalité psychopathique ou sociopathique est effectivement une pathologie psychiatrique, mais elle reste assez rare. Ce sont des patients qu’on ne voit pas souvent car un des traits caractéristiques de cette pathologie est d’être plutôt dans la manipulation et dans l’absence de culpabilité, et donc l’évitement des soins.

"Le trouble de la personnalité multiple comme dans "Split", ça n’existe quasiment pas. Je n’en ai jamais vu"

Donc vous qui êtes psychiatre, vous en avez vus plus au cinéma que dans votre cabinet ?

C’est presque ça. Même si le cas emblématique de ce phénomène, c’est plutôt le trouble de la personnalité multiple, qui est extrêmement représenté. Par exemple dans le film "Split" ou la série "United States of Tara" avec des personnages qui auraient plusieurs personnalités à l’intérieur d’eux. C’est quelque chose qui n’existe quasiment pas, ça reste virtuel, je n’en ai jamais vus, et la plupart de mes collègues non plus. À tel point que le diagnostic fait l’objet de pas mal de polémiques pour savoir s’il faut continuer d’en parler ou pas, or il est très cinématographique. Alors les gens pensent que c’est une pathologie fréquente et confondent notamment avec la schizophrénie.

Le problème aussi, c’est que les pathologies psychiques sont souvent cantonnées au cinéma dans le genre de l’horreur…

C’est effectivement un ressort scénaristique beaucoup utilisé dans l’horreur, autour du personnage du psychopathe qui fait peur. Il y a clairement une surreprésentation des films sur la santé mentale à ce sujet-là. Et ce n’est jamais traité sous l’angle médical. Il y a très peu de films à ma connaissance qui montrent le parcours de quelqu’un souffrant d’une dépression sévère qui s’en sort grâce à une aide psychologique, psychiatrique ou médicale.




Est-ce qu’il y a tout de même de "bons exemples" de représentation de la pyschiatrie dans la pop culture ?

Bien sûr. Il y a notamment la série "HP", bientôt diffusée sur OCS, que j’ai pu visionner et qui est vraiment bien. C’est une comédie dramatique, sur un ton différent. La série reste imparfaite en termes de représentations puisqu’il y a des choses qui ne sont pas tout à fait réalistes mais dictées, c’est certain, par les impératifs d’une série comique. Par contre, il y a une bienveillance très touchante envers la psychiatrie et les patients psychiatriques.



Bradley Cooper donne la réplique à Jennifer Lawrence dans le film "Happiness Therapy" © StudioCanal

Cela montre bien qu’il est possible de représenter les choses de manière un peu différente, ludique et décalée, sans que ça colle stricto sensu à la réalité bien sûr. Et pour quelqu’un qui connait bien la psychiatrie à titre personnel, c’est quand même autre chose en terme d’estime de soi que de regarder un énième documentaire sur "Ces fous dangereux" ou la une de La Provence qui titrait en septembre 2017 : "Les barjots, les schizos et les autres… Comment la société les gère".

Parmi les autres exemples, on peut citer aussi "Happiness Therapy" où le personnage de Bradley Cooper est atteint d’un trouble bipolaire. Ce qui est intéressant dans ce film c’est qu’on est dans le registre de la comédie et que la pathologie reste en périphérie de l’histoire. Le personnage de Bradley Cooper n’est pas qu’un malade psychiatrique, il est aussi autre chose. D’ailleurs à mon sens, ce n’est pas pour rien que cela concerne le trouble bipolaire pour lequel il y a eu un vrai effort de destigmatisation au cours des cinq ou dix dernières années.



La schizophrénie,
une pathologie
qui fait peur
© Paramount Pictures France

Donc la représentation de certains troubles s’améliore, mais pour d’autres non ?

Depuis que le trouble bipolaire a changé de nom – on parlait avant de psychose maniaco-dépressive – il y a clairement eu un effort. Entre la série "Homeland" dont le personnage principal Carrie Mathison souffre d’un trouble bipolaire, et les prises de parole successives de Mariah Carey ou Kanye West, on sent un impact chez les patients. Le burn-out a également eu beaucoup de "succès" puisqu’il est associé à une personne qui travaille beaucoup, ce qui est valorisé socialement. À l’inverse de la dépression, plus souvent sujette à des moqueries ou associée à de la fainéantise. Enfin pour les addictions c’est un peu les deux : c’est très représenté dans les séries et les films mais un peu banalisé, ce qui fait que les jeunes patients arrivent plus facilement à venir en consultation pour parler de leur consommation de cannabis plutôt que de leur état de déprime ou de leur anxiété.

Au contraire, la schizophrénie n’est jamais bien représentée, tant en terme de représentation clinique que de pronostic. C’est toujours quelque chose d’effrayant dans les films. La dépression, sous l’angle médical et notamment sur le rétablissement, est aussi mal représentée. L’idée qu’on puisse avoir une pathologie psychiatrique, un besoin d’aide puis qu’on puisse aller bien après n’existe pas. Et aucun film ne traite la dépression sous l’angle de la guérison.

"Lorsqu’on entend parler de la schizophrénie, c’est souvent dans les faits divers"

Pourquoi est-ce que ça coince, dans le cas de la schizophrénie notamment ?

À la fois parce que cette pathologie fait peur, qu’il y a peu de connaissance dessus et que les seules représentations qu’on a sont celles de la violence. À chaque fois qu’on en entend parler, c’est soit dans le sens médical et associé à des faits divers, soit dans un sens mésusé pour parler de l’ambivalence de quelqu’un Et voir le nom de sa pathologie utilisé dans les médias pour qualifier la conduite d’un président ou une collection de mode brouille le message…

Est-ce que le témoignage d’une célébrité sur sa maladie psychique peut changer les choses ?

En 2011, la prise de parole de Catherine Zeta-Jones a entraîné un nombre très important de recherches sur Google autour du mot "trouble bipolaire" aux États-Unis, donnant une exposition médiatique massive. Idem pour Mariah Carey, en avril 2018, lorsque la chanteuse révélait en une du magazine People son combat contre cette maladie psychique. Les prises de parole de célébrités ont un vrai effet, et quand c’est fait de manière positive comme c’est le cas de ces deux exemples, je pense que ça peut vraiment faire avancer les choses.




Sur la pochette de son album "Ye" sorti en juin 2018, Kanye West évoquait avec humour sa bipolarité. Mais est-ce qu’il n’y a pas un risque de "glamourisation", voire de banalisation, des troubles psychiques ?

Il y a vraiment deux façons de voir les choses. Lorsque Kanye West inscrit la phrase "i hate being bi-polar it's awesome", en français “je déteste être bipolaire, c’est génial" sur sa pochette, je trouve ça intéressant qu’il se réapproprie cette phrase – ou plutôt cette injure, qui fait partie des lieux communs sur le trouble bipolaire –, lui dont les difficultés ont été largement médiatisées, entre son séjour en clinique, ses propos incohérents en plein concert ou ses tweets. Il change la donne en prenant lui-même la parole sur ses troubles psychiques. Mais une de mes patientes me disait qu’elle avait trouvé ça dommage que quelqu’un de sa communauté utilise cette phrase extrêmement bateau.

© Getting Out Our Dreams, Inc./Def Jam Recordings

Un patient est-il déjà venu vous voir parce qu’il s’était reconnu dans un personnage de film ?

Pas encore, parce que je pense que les représentations restent assez fantaisistes et mauvaises. Mais par contre, une fois que le diagnostic est annoncé, j’utilise la pop culture avec mes patients. On a un groupe de psychoéducation dans le service de psychiatrie de l’hôpital Saint Antoine au cours duquel on peut regarder un film avec les patients sur le trouble bipolaire. La première fois c’était "Happiness Therapy" d’ailleurs. Ils arrivent à prendre de la distance, à dire ce qui leur ressemble et ce qui ne leur ressemble pas.

"Le pouvoir des images, de la mise en scène, de la narration est extrêmement puissant"

Leurs réactions sont variées, certains patients adorent, d’autres pas du tout. Mais cela peut être un outil intéressant, d’abord pour l’estime de soi du patient qui voit sa maladie "incarnée" à l’écran par Bradley Cooper, et aussi pour parler de leur maladie avec leurs proches. Le pouvoir des images, de la mise en scène, de la narration est extrêmement puissant et permet de donner une représentation plus équilibrée que certaines unes de journaux.



La France
en retard
© Edward Berthelot/GC Images/Getty Images

Parmi les exemples que vous citez, il y a essentiellement des personnalités ou des films américains, la France est-elle moins ouverte à ces sujets ?

Il y a beaucoup plus de tabous autour de la santé en France qu’aux États-Unis, où ils sont dans une approche plus pragmatique de la santé, des médicaments et des traitements. Il y a clairement cette composante-là qui joue, peu importe le domaine médical.

Je pense qu’il y a aussi des réticences parce qu’il n’y a pas encore eu en France de prise de parole consciente de personnalités d’envergure. Les quelques exemples qu’on a sont des gens qui ont soit été forcés de s’exprimer après une fuite dans les médias, soit qui en parlent de façon un peu glamourisée. Comme lorsque Renaud évoquait avoir eu un problème avec "des vieux démons" de sa "vie rock’n’roll", un discours qui renforce le côté "style de vie" plus que pathologie autour des substances.

En fait, cela rejoint la question plus large de la représentation de la diversité de notre société. On parle de plus en plus des couleurs de peau, des orientations sexuelles mais il faudrait aussi parler de la représentation des maladies mentales…

C’est tout à fait ça. Ce qu’on constate en tant que médecin, c’est que les discriminations s’accumulent et se ressemblent beaucoup. Et certains patients additionnent plusieurs facteurs de discrimination, avec clairement des effets délétères sur la santé mentale. L’idée c’est justement de se servir de ce mouvement qui tend vers quelque chose de plus panaché dans les représentations, malgré le retard de la France. Kanye West est Noir, Mariah Carey est métisse, et ce n’est pas pour rien que ce sont ces célébrités qui sont aux avant-postes pour parler de ce stigma, eux qui ont déjà été confrontés à la discrimination dans la société américaine.

"Nos malades suscitent moins d’empathie, ils sont clairement moins priorisés au niveau politique"

Dans le monde, une personne sur cinq est atteinte d’un trouble psychique d’après l’OMS. Et les études tendent vers le même constat en France. Pourquoi la santé mentale n’est pas considérée comme un enjeu de santé publique ?

Au niveau politique clairement ça coince, parce que ce sont des populations peu valorisées, qui sont en général précaires au niveau socio-économique, et cela touche plus les minorités ethniques ou sexuelles. Et on le ressent à tous les niveaux du système de soin. Nos malades suscitent moins d’empathie, ils sont clairement moins priorisés au niveau politique que les patients atteints de cancer ou d’infarctus, etc. Le tabou est aussi à ce niveau-là.

Et puis les troubles psychiques ne sont pas forcément perçus comme une maladie mortelle. Or la dépression diminue l’espérance de vie de dix ans, et la schizophrénie d’une quinzaine d’années. Les addictions tuent également à travers les overdoses, les tentatives de suicide. Toutes ces pathologies sont handicapantes et peuvent être mortelles dans un certain nombre de cas.

Sigmund Freud, 1856-1939 © Ann Ronan Pictures/Print Collector/Getty Images

Il y a aussi, dans ces conférences, l’idée de destigmatiser le personnage du psychiatre ?

Il y a clairement un gros travail à faire sur l’image des psychiatres. Quand je rencontre des personnes en soirée, on continue de me dire que je n’ai "pas une tête de psychiatre". Car dans l’imaginaire, le psychiatre est encore très attaché à l’image de Freud, une personne âgée, austère, taciturne ou un peu loufoque. Parfois les patients font la même réflexion, comme s’il ne fallait commencer à exercer qu’à 60 ans avec une barbe et des lunettes ! Sans oublier que souvent les gens ne connaissent pas la différence entre le psychiatre, le psychologue et le psychanalyste.

"Il faut aussi continuer d’augmenter les connaissances du grand public"

D’après vous, quelles sont les solutions possibles pour une meilleure représentation de la psychiatrie ?

Même si on a l’impression que ça avance, notamment grâce aux exemples américains, il y a plusieurs axes sur lesquels on peut encore travailler. J’ai par exemple été sollicité pour donner mon avis sur une série française en cours d’écriture qui traite des addictions chez les adolescents. Je trouve que ça fait partie d’un travail de rigueur de la part des auteurs, qui n’entrave en rien le processus créatif et artistique. Et si ça pouvait être un peu généralisé, ce serait bien. Sans vouloir faire un documentaire ou une leçon de psychiatrie à chaque fois, il y a encore beaucoup de représentations qui restent ubuesques, et n’importe quel patient ou psychiatre pourra le dire.

Il faut aussi continuer d’augmenter les connaissances du grand public en parlant plus de ces sujets-là. Je rêve encore d’une prise de parole d’une célébrité française en vue qui pourrait amener une autre lumière sur les pathologies psychiques. Ça a déjà été le cas pour d’autres pathologies, comme notamment le VIH pour lequel il y a eu, à un moment, une vraie volonté politique de parler de ce virus par la voix de célébrités. Donc ce n’est pas impossible que cela arrive.






"Pourquoi y’a-t-il plus de psychopathes au cinéma que dans les cabinets de psy ?"
Un long format de Louise Wessbecher pour France 24 Découvertes

Textes Louise Wessbecher
Photos Getty Images / Splendor Films / Universal Pictures International France / Paramount Pictures France / Maureen Ragoucy
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