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Le barrage d’Idbar, aux portes de la ville de Konjic, en Bosnie-Herzégovine © Andrew Burr / composite France 24
Certains résumeraient peut-être les Balkans à une carte postale de ciel enfumé, tanks et maisons détruites sur fond de guerres de Yougoslavie. Mais ce territoire renferme en son sein 20 000 kilomètres de rivières, torrents, cascades : un incroyable système nerveux de bleu limpide, corseté par un écrin de verdure. Rares sur le continent européen sont les cours d’eau restés complètement sauvages, autrement dit non modifiés ou dérivés par une activité humaine. Au cœur de la péninsule balkanique, entre la Bosnie-Herzégovine et l’Albanie, cet incroyable maillage de cours d’eau se trouve actuellement menacé par 3 000 projets de construction de barrages hydroélectriques.
À Kalivaç, en Albanie, un site de construction de barrage. © Andrew Burr
Peu connue ailleurs en Europe, cette région sauvage peine à être défendue, entre une opacité du système de financement hydraulique, une corruption érigée en sport national et l’intrusion d’investisseurs étrangers. Dans le "Cœur bleu de l’Europe", tout le monde sait que ces installations sont non seulement néfastes pour l’environnement, mais aussi peu rentables en matière de production énergétique. Alors, comment expliquer l’existence d’un réseau d’acteurs prêt à tout pour sacrifier la nature et faire de la région un bastion hydraulique ?

Reportage en Bosnie-Herzégovine, à la rencontre de villageoises en lutte et d’ONG vent debout "contre la privatisation des biens communs" – dans le cadre de la campagne "Save The Blue Heart" pour laquelle la marque Patagonia engagée pour la protection de la planète nous a invités.




Des cascades sur la péninsule balkanique. © Andrew Burr
Une rivière sauvage en Bosnie-Herzégovine. © Andrew Burr

Les barrages hydroélectriques sur la péninsule balkanique

Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie, Macédoine, Kosovo, Serbie et Bulgarie : tous ces pays ont déjà vu fleurir sur leurs territoires de nombreux barrages hydroélectriques. Même s’ils pourraient parier sur cette énergie plus verte et plus abondante qu’est le photovoltaïque, les promoteurs privés préfèrent initier des chantiers hydrauliques, véritable réservoir à pots-de-vin.

© balkanrivers.net


Les villageoises de Kruščica occupent le pont afin de barrer la route aux investisseurs privés souhaitant démarrer les travaux. © Andrew Burr
À 90 km à l’ouest de Sarajevo, 55 femmes du village de Kruščica se relayent pour occuper un pont nuit et jour. Depuis maintenant 8 mois, elles empêchent ainsi les investisseurs privés d’accéder à la rivière en barrant le passage aux engins de construction. Avec un réchaud dans leur cabane en bois, du café en décoction et des biscuits qui se mâchent longtemps avant de s‘avaler, elles tiennent bon contre les acteurs privés et décideurs malgré la fatigue et le temps qui passe.

Les villageoises de Kruščica se relayent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour monter la garde. © Andrew Burr


Quand on lui demande pourquoi l’assemblée n’est constituée que de femmes, Nelina, une horticultrice de 37 ans, explique, avec une certaine émotion au fond de ses yeux clairs : "On s’est dit que les forces de l’ordre n’oseraient jamais lever la main sur nous. Nos maris, pères, frères et fils, eux, risquaient plus. Alors on a décidé de se mettre en petits groupes pour défendre cette zone nous-mêmes". Les choses ne se sont malheureusement pas déroulées comme prévu.

Un berger garde son troupeau près de la rivière Bënçë, en Albanie. © Andrew Burr


À chaudes larmes, Nelina se souvient : une nuit d’août 2017, la police intervient par surprise à 3 h du matin. Menacées de recevoir des amendes pour désobéissance, les femmes répondent qu’elles accepteront de les payer afin de continuer leur lutte. "Mais ça n’a pas empêché les policiers de fondre sur nous pour nous séparer alors que l’on se donnait solidement la main pour rester alignées", poursuit celle qui raconte avoir ensuite perdu connaissance puis terminé à l’hôpital, avec quelques autres manifestantes pacifiques. Malgré cette intervention musclée de 200 policiers qui ont voulu les déloger manu militari, elles sont revenues. Tant qu‘elles seront là, personne ne passera.

Derrière la lutte contre les barrages se trouvent des hommes comme des femmes. Mais puisque les premiers risquent de se faire tabasser par les forces de l’ordre, ce sont les secondes qui sont souvent le visage des manifestations. © Save The Blue Heart


Des générations d’habitants ont construit leur vie autour des rivières des Balkans. © Save The Blue Heart


Pour les habitantes et les habitants de Kruščica, la présence de la rivière irrigue toute l’identité du village. "Avant la guerre, le coin était même réputé pour être un lieu de villégiature grâce à la proximité de l’eau. Nous avons toujours eu envie de revenir à cet âge d’or, mais si demain un barrage est construit, nous devrons dire adieu à notre rêve", s’émeut Ilduza, institutrice de 45 ans aux longs cheveux blonds décolorés. Un peu plus loin, à l’entrée du pont bardé de banderoles et autres calicots griffonnés, Amira, grand sourire et tee-shirt noir, lève le poing. "J’ai 62 ans mais la nuit où la police est venue nous trouver, des hommes m’ont traînée sur plusieurs mètres. Mes vêtements étaient déchirés, mais ça ne les a pas empêchés de continuer… Quand je vois l’absence de volonté de communication avec nous, je me dis que nous devons être fortes et rester unies ici. Leur barrer physiquement le passage est notre seule issue", exhorte-t-elle.

Des manifestants demandent la fin des barrages sur la Vjosa. © Save The Blue Heart
Ailleurs dans le pays, la sensibilisation sur la question des barrages hydroélectriques est une affaire qui dépasse rarement le niveau local. À Banja Luka par exemple, deuxième plus grande ville du pays après Sarajevo, les citoyens ne s’émeuvent que du cas du barrage le plus proche de chez eux. "Les autres sont légèrement en aval, à seulement 10 minutes en voiture du centre-ville. Mais comme on les voit moins, les habitants ont l’impression qu’ils n’existent pas vraiment", se désole le vice-président de l’ONG Center for Environment, Viktor Bjelic, en plissant les yeux pour scruter à travers les rayons du soleil la silhouette massive d’un vieux barrage construit en 1980. "C’était l’époque de la planification communiste. Personne n’a pensé à remettre en question ces grands travaux. Près de 40 ans après, on réalise enfin le désastre écologique de ces installations… ", poursuit celui qui n’avait que 3 ans à l’époque.
À Kalivaç, en Albanie, un barrage est actuellement en construction. © Andrew Burr
Dans l’imaginaire collectif, les barrages produisent une énergie verte. "Rien d’étonnant à cela : la présence d'une eau claire dans un réservoir donne l’impression qu’il n’y a pas de pollution", explique Ulrich Eichelmann, fondateur de l’ONG RiverWatch aux cheveux poivre et sel, basé dans la région. Mais le fait qu’elle ne génère pas le CO2 d’une centrale nucléaire ne veut pas dire que l’énergie hydraulique est écologique. Au contraire, l’impact environnemental des barrages n’est plus à prouver. En modifiant de façon irréversible l’écosystème alentours et parfois en allant même jusqu’à déplacer des populations locales, ces installations altèrent considérablement les milieux naturels et sociaux qu'elles investissent. Sur la péninsule balkanique par exemple, leur présence coupe les routes migratoires de certaines espèces endémiques telles que le huchon (le saumon du Danube) ou encore le lynx des Balkans. Surtout, avec l’affaiblissement du flux des rivières, le transport des sédiments présents dans l’eau est bloqué et érode considérablement l’aval des cours.


Ulrich Eichelmann. © Blue Heart Europe


Les débats sur les avantages et les inconvénients des barrages sont souvent houleux dans la société civile. On entend parfois que ces installations sont utiles pour réguler les crues. Selon Ulrich Eichelmann, l’idée n’est pas de refuser tout net que l’humain se serve de la force de l’eau pour créer de l’électricité, mais plutôt de réfléchir aux contextes dans lesquels une telle production se fait. "Il faut avoir en tête que tous les barrages sont néfastes pour l’environnement. Mais quitte à en installer, il est possible de le faire avec parcimonie et dans des endroits réellement stratégiques. Par exemple, au niveau de certains cours d’eau particulièrement rapides et un peu moins impactant pour le milieu naturel", poursuit le militant écologiste allemand.

Problème : en Bosnie, 91 % des barrages hydroélectriques sont de petites installations prétendument inoffensives parce que moins volumineuses… alors qu’elles n’endommagent pas moins l’environnement et ne génèrent que 13 % de la production hydraulique totale. "Tout ce qui est petit n’est pas nécessairement mignon", alerte Ulrich Eichelmann, qui résume ainsi l’absurdité de ces petits barrages : "Ils sont un non-sens : ils détruisent les écosystèmes tout en étant très peu lucratifs en électricité". Au total, seules 9 % des installations produisent 87 % du total hydraulique. Mais alors, pourquoi a-t-on construit autant de barrages si peu utiles ? À qui profite le crime ?
© Blue Heart Europe
Derrière cette situation absurde se cache un réseau d’individus à qui la construction de barrages hydrauliques, même peu efficaces, rapporte gros. Les investisseurs privés sont corrompus par des pots-de-vin versés par les constructeurs, au sein de contrats opaques qui tiennent liés lobby de l’hydraulique et acteurs d’ouvrages industriels. "Avec ses 300 jours d’ensoleillement annuels ou encore son emplacement de carrefour des vents, la région pourrait miser gros sur l’énergie solaire ou l’éolien", fait remarquer Olsi Nika, de l’ONG EcoAlbania. Mais là où des panneaux photovoltaïques ou des éoliennes s’installent en quelques mois, les travaux de barrages, eux, peuvent prendre plusieurs années. Et devenir ainsi une parfaite planque pour le blanchiment d’argent et la corruption des uns et des autres, comme nous l’explique Ulrich Eichelmann.
© Blue Heart Europe
Surtout, un montage financier permet très simplement aux investisseurs privés de recevoir des subventions du gouvernement dès lors qu’ils construisent de petites centrales hydrauliques dont la puissance est inférieure à 10 mégawatts. Par ailleurs, un système d’impôt impose même aux populations locales de participer au financement de ces barrages. Une aberration lorsque l’on sait que l’énergie créée ne leur est même pas proposée puisque certains villages jouxtant la Vrbas, qui coule à l’ouest de la Bosnie sur 192 km, vivent sans électricité. À titre de comparaison, notons qu’en France il existe 2 300 installations hydroélectriques représentant 12 % de la production d’électricité nationale. Or, les 3 000 projets de barrages en Bosnie s’additionnant à ceux qui produisent déjà 56 % de l’électricité nationale sont pour la plupart complètement inutiles. "Régulièrement alpaguée par des pétitions et des scientifiques inquiets, la classe politique fait la sourde oreille. Il faut dire que la culture politique du pays a ses spécificités. La Bosnie-Herzégovine est divisée entre la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska (République serbe). Chaque entité possède son propre Parlement, président et gouvernement. À l'échelle régionale, les élus semblent refuser de s'exprimer sur la question des barrages, préférant adopter une attitude de "laisser-faire" face aux acteurs économiques. Nous avons contacté des responsables politiques, sans réponse de leur part.

Nataša Crnković, de l’ONG Center for Environment basée à Banja Luka. © Blue Heart Europe


Une rivière sauvage. © Blue Heart Europe
"Il y a quelques années encore, il était difficile de sensibiliser l’opinion publique en alertant sur les dangers de ces petits barrages", constate Nataša Crnković, de l’ONG Center for Environment basée à Banja Luka, la deuxième plus grande ville de Bosnie. "Mais aujourd’hui, nous avons dans la région plusieurs exemples de leur impact sur la nature. Alors les populations dont le village est menacé par un projet de barrage vont voir au village d’à côté pour se rendre compte de la réalité de l’hydraulique. Ils reviennent convaincus d’une chose : ils n’en veulent pas chez eux", poursuit-elle.
© Blue Heart Europe
Corruption, difficile changement de mentalité, contrats scellés depuis des années avec l’industrie hydraulique, pyramide économique profitant à tous sauf aux locaux… Comment mesurer aujourd’hui les chances des communautés face aux 3000 projets de barrages ? Pendant que des deals sont signés, la Vjosa, plus long cours d’eau sauvage d’Europe serpentant sur 272 km entre l’Albanie et la Grèce, menace de disparaître. "Le fait que la Bosnie veuille produire de l’énergie supplémentaire ne devrait pas se faire au détriment de son avantage comparatif régional, c’est-à-dire la beauté de sa nature. Mais cela, la plupart des Bosniens n’en ont pas conscience. Tous voient nos rivières et nos torrents sans nécessairement savoir qu’on ne trouve pas d’aussi beaux cours d’eau ailleurs en Europe...", alerte Ulrich Eichelmann. Selon l’environnementaliste, il est donc urgent de faire connaître la singularité de l’écosystème balkanique. Mais cela ne suffira pas, "à l’heure où des experts en écologie sont grassement payés pour donner leur bénédiction dans des rapports pro-hydraulique".

La Vjosa, vue du ciel. © Andrew Burr


Un autre levier pourrait véritablement donner du poids à la lutte anti-barrages : la régulation européenne. Alors que la Bosnie-Herzégovine est en pleine procédure d’adhésion à l’Union européenne depuis 2016, elle devrait bientôt se plier aux directives de protection de l’environnement déjà mises en place. Pourtant, le pays ignore jusqu’à présent totalement le cadre législatif supposé protéger l’eau du continent. Pire : sous couvert d’aide au développement et d’énergie renouvelable, nombreux sont les projets de barrages hydroélectriques à recevoir des prêts de banques internationales, de groupes énergétiques et de sociétés privées (Banque européenne pour la reconstruction et le développement, Banque européenne d'investissement, Banque mondiale ainsi que des banques commerciales telles que la banque autrichienne Erste Bank et le groupe italien Unicredit).
Une cascade sur la péninsule balkanique. © Blue Heart Europe
Face au pouvoir de l’argent et au refus des acteurs de voir l’urgence écologique qu’il y a à préserver les Balkans, une dernière solution subsiste, mais elle prend du temps : transformer la région en zone protégée et parcs nationaux. En France, le long de la Loire, un certain nombre de projets de barrages ont été annulés quand d’autres déjà existant ont même été démantelés. "C’est la preuve que la mobilisation peut marcher. À condition que la détermination des citoyens ne s’use pas avec le temps", espère Ulrich Eichelmann, à l’ombre d’un large épicéa. Au loin, le bruit de la Neretva, rivière qui passe par la ville de Konjic, tasse le fond de l’air. En Bosnie, l’eau se rappelle toujours aux oreilles des gens. Elle n’est jamais loin.

Le célèbre musicien Golik Jaupi et sa troupe ont participé à une mobilisation contre les barrages en Albanie. © Andrew Burr