Joséphine Baker, une femme libre aux mille visages
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Danseuse, chanteuse, actrice, résistante, militante antiraciste... Joséphine Baker a porté bien des casquettes. Quarante-six ans après sa disparition, cette grande dame fait son entrée dans le temple des "Grands Hommes". Une cérémonie pour honorer un parcours hors normes depuis son Missouri natal et une vie à la rencontre des autres et au service du plus grand nombre. Portrait d’une femme flamboyante, engagée et généreuse.

"Je me souviens de l’horreur des émeutes raciales d’East Saint-Louis. (…) Je me vois encore debout sur la rive ouest du Mississippi, regardant la lueur des incendies des maisons des Noirs éclairant le ciel. Nous, les enfants, étions blottis les uns contre les autres, abasourdis, incapables de comprendre l'horrible folie de la violence de la foule."
Discours à Saint-Louis, le 3 février 1952.

Freda Josephine McDonald en 1908 © Wikimedia

C’est sous le nom de Freda Josephine McDonald que la future Joséphine Baker voit le jour, le 3 juin 1906 à Saint-Louis, dans le Missouri, un État du Midwest américain. Sa mère, Carrie McDonald, est lavandière, tandis que son père, Eddie Carson, est un musicien de rue itinérant. Ce dernier abandonne très vite sa famille, qui vit dans une grande pauvreté. Pour apporter un peu d’argent aux siens, Joséphine, surnommée "Tumpie", est placée dès l’âge de huit ans comme domestique dans des familles de Blancs qui lui intiment de "ne pas embrasser leur bébé".

Marquée par la misère, la jeune fille prend également très tôt conscience des discriminations. Au cours de son enfance, elle assiste aux émeutes raciales d’East Saint-Louis en 1917, parmi les plus sanglantes de l’histoire des États-Unis. Trente-neuf Noirs sont tués et plusieurs milliers sont laissés sans abri.

"Pourquoi je suis devenue danseuse ? Parce que je suis née dans une ville froide, parce que j’ai eu très froid durant toute mon enfance, parce que j’ai toujours désiré danser au théâtre."
"Les mémoires de Joséphine Baker", recueillis par Marcel Sauvage (1949).

Joséphine Baker photographiée dans les années 1920 par Henri Manuel © Wikimedia

À 13 ans, Joséphine quitte l’école pour se marier avec un certain Willie Wells, mais les noces ne durent pas. En parallèle, la jeune fille, qui a été plongée très tôt dans un bain culturel, rejoint un trio d’artistes de rue, le Jones Family Band. Elle se fait remarquer par son talent pour la danse et ses facéties. Lors d’une tournée, elle rencontre à Philadelphie Willie Baker, qu’elle épouse en 1921 et qui lui donnera son nom pour la postérité.

Le mariage n’est pas plus heureux, mais Joséphine a d’autres rêves. À 16 ans, elle quitte son nouveau foyer et part tenter sa chance à New York. Elle commence comme habilleuse à Broadway. Dans l’ombre, elle observe et apprend toutes les danses par cœur. Lorsqu’une "girl" tombe malade, elle est choisie pour la remplacer. Avec ses grimaces et son sens de l’humour, elle devient très vite populaire. Le public l’aime. Elle est alors approchée par Caroline Dudley Reagan, la femme de l’attaché commercial de l’ambassade américaine à Paris. Celle-ci veut monter un spectacle en France intitulé la "Revue nègre". Elle propose à Joséphine d’en faire partie et lui offre un salaire de 250 dollars par semaine, le double de ce qu'elle gagne aux États-Unis.

"J’ai bien vite compris Paris et je l’aime passionnément. D’abord Paris m’a adoptée dès le premier soir. Il m’a fêtée, comblée... aimée aussi, j’espère. Paris, c’est la danse et j’aime la danse."
"Les mémoires de Joséphine Baker", recueillis par Marcel Sauvage (1949).

Joséphine Baker vêtue de sa célèbre ceinture de bananes lors du spectacle "Un vent de folie" aux Folies Bergère en 1927 © Wikimedia

Le 22 septembre 1925, à l’âge de 19 ans, Joséphine Baker débarque à Cherbourg. En quelques heures, elle se retrouve à Paris. Les répétitions de la "Revue Nègre" débutent au théâtre des Champs-Élysées. La jeune Américaine est même choisie pour l’affiche. La première a lieu le 2 octobre. Presque nue, vêtue d’un simple pagne et d’une ceinture ornée de bananes (depuis devenue iconique), Joséphine se lance dans un charleston. L’imagerie de cette "Danse sauvage" emprunte des codes racistes, mais la descendante d’esclaves savoure sa liberté et captive le public. Les spectateurs sont conquis et le show devient l’un des événements artistiques de l’année.

La légende est lancée. La danseuse commence à se produire un peu partout en Europe et devient la muse des cubistes. Deux ans plus tard, elle mène sa propre revue aux Folies Bergère. Elle s’essaye aussi au cinéma, puis à la chanson. En 1931, elle rencontre un immense succès avec le titre "J’ai deux amours". En quelques années, elle est devenue l’une des artistes les mieux payées en Europe. Cinq ans plus tard, elle retourne aux États-Unis, mais le succès n’est pas au rendez-vous et la jeune femme doit de nouveau faire face aux discriminations. Pour les Blancs, elle est trop noire, pour les Noirs, elle est trop blanche. Elle rentre en France le cœur brisé, mais retrouve l’amour auprès de Jean Lion, de son vrai nom Lévy, un industriel, qu’elle épouse en 1937, obtenant ainsi la nationalité française. Le couple s’installe alors dans le château des Milandes, en Dordogne.

"J'ai fait ce que je devais faire… Devinez… J'ai chanté de temps à autres, mais surtout je faisais de la Résistance. Parce que j'avais une seule chose en tête : aider la France à remontrer ce qu’elle était avant, que ce qu'elle avait perdu avec le commencement de la guerre, ce n’était qu’un petit moment de malheur".
Interview au JT de 13 h de TF1, le 26 mars 1975.

Joséphine Baker, en uniforme militaire, répète la chanson "J’ai deux amours" avec l’auteur de la chanson Vincent Scotto, en octobre 1944 dans un restaurant parisien © AFP Archives

Joséphine Baker aime sa patrie d’adoption. Lorsque la guerre éclate en septembre 1939, elle n’hésite pas. Contactée par le capitaine Jacques Abtey, un officier des services secrets français, elle accepte de devenir un agent du 2e Bureau, le service du contre-espionnage. L’artiste profite de sa notoriété pour recueillir des informations lors de ses déplacements, tout en levant des fonds au profit des troupes françaises. Dans le même temps, elle organise le départ de son mari, d’origine juive, et de sa famille pour les États-Unis.

Après la défaite de 1940, elle s’engage dans les services secrets de la France Libre. Elle dissimule notamment des messages codés dans ses partitions ou joue de ses charmes pour soutirer des renseignements auprès des attachés militaires étrangers. Elle s’installe l’année suivante au Maroc où elle se lance, malgré de graves problèmes de santé, dans une tournée de Marrakech au Caire, puis au Moyen-Orient, pour soutenir les troupes alliées et américaines. Elle intègre alors l’armée de l’air avec le grade de sous-lieutenant. À la Libération, elle débarque à Marseille en octobre 1944. Pour ses services rendus à la France, elle recevra la Légion d’honneur, la Croix de guerre avec palme et la médaille de la Résistance avec rosette.

"Vous savez, mes amis, que je ne vous mens pas quand je vous dis que je suis entrée dans les palais de rois et de reines et dans la maison de présidents. Et bien plus encore. Mais je ne pouvais pas entrer dans un hôtel en Amérique et demander une tasse de café. Cela m’a rendue folle. Et quand je m’énerve, vous savez que j’ouvre ma grande bouche."
Discours du 28 août 1963 à Washington.

Ralph Bunche, prix Nobel de la Paix et futur secrétaire général adjoint des Nations unies pour les affaires politiques, remet à Joséphine Baker son statut de membre à vie de l’Association pour la promotion des personnes de couleur (NAACP), le 20 mai 1951, lors du Joséphine Baker Day © AFP Archives

Après la guerre, elle se lance corps et âme dans un nouveau combat : la lutte contre le racisme. En 1951, lors d’un voyage aux États-Unis, durant lequel l’Association nationale pour la promotion des personnes de couleur (NAACP) décrète un "Josephine Baker Day", elle milite en faveur des Noirs. Mais les discriminations la rattrapent. Alors qu’elle se rend au Stork Club, l’un des cabarets les plus populaires de New York, pour y dîner après une représentation, sa commande n’arrive pas. L’artiste crie au scandale et accuse un journaliste présent, Walter Winchell, de ne pas l’avoir défendue. Vexé, il se lance dans une campagne contre la star, l’accusant d’être communiste et d’avoir aidé Mussolini durant la guerre.

Son engagement en faveur de plus d’égalité culmine en 1963, lors de la Marche sur Washington organisée par Martin Luther King. Vêtue de son ancien uniforme de l’armée de l’air française et arborant fièrement ses médailles de résistante, elle y prononce un discours où elle décrit la liberté dont elle jouit en France. Elle s’engage aussi en France dans l’action de la Ligue internationale contre l'antisémitisme (Lica) qui deviendra la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra).

"J'ai eu cette idée parce que j'ai vu tellement d'incompréhension entre les êtres humains, les soi-disant adultes. Et j'étais sûre qu'avec des tous petits enfants innocents, ils pourraient donner un exemple absolu de la fraternité mondiale."
Interview dans l’émission "Cinq colonnes à la Une" en décembre 1960.

Joséphine Baker pose avec ses enfants adoptés lors de la présentation de son livre "La tribu arc-en-ciel", le 25 octobre 1957 à Paris © AFP Archives

À la fin des années 1940, Joséphine Baker épouse son quatrième mari Jo Bouillon, un chef d’orchestre très populaire. La danseuse rêve d’une famille nombreuse, mais elle a dû subir une hystérectomie (ablation de l’utérus) pendant la guerre après une grave infection. Après avoir racheté le château des Milandes en 1947, le couple imagine alors une "tribu arc-en-ciel" composée d’enfants de nationalités et de religions différentes.

Au fil des tournées de Joséphine, ils adoptent dix garçons et deux filles : Akio de Corée, Janot du Japon, Jari de Finlande, Luis de Colombie, Marianne et Brahim d’Algérie, Moïse, Jean-Claude et Noël de France, Koffi de Côte d’Ivoire, Mara du Vénézuela, et Stellina du Maroc.

Tous grandissent avec les enfants du village de Castelnaud-la-Chapelle où se trouve leur résidence. Joséphine, qui se veut "une mère universelle", ouvre également le parc du château aux gamins des environs.

"Je vais continuer à lutter comme je l’ai toujours fait, parce que les Milandes représentent pour moi un idéal tellement profond et important. Ce n’est pas le moment de lâcher maintenant."
Interview de Joséphine Baker, le 19 février 1968 pour Rhône Alpes Actualité.

Joséphine Baker en convalescence à la clinique d’Aubervilliers après avoir été expulsée de son château des Milandes © AFP Archives

Mais ce rêve d’harmonie entre les peuples se heurte à la réalité. Trop généreuse et dépensière, l’artiste engloutit sa fortune dans un train de vie dispendieux. Criblée de dettes, elle n’arrive pas à gérer son argent et est aussi la victime d’artisans peu scrupuleux. Ces difficultés font voler en éclats son couple. Jo Bouillon part s’installer en Argentine. Pour renflouer ses caisses, Joséphine Baker court après les cachets, mais elle doit rembourser deux millions de francs. En 1964, le château est sur le point d’être vendu. La star lance alors un appel pour sauver la propriété où vivent ses 12 enfants. Bouleversée par sa détresse, Brigitte Bardot, alors au sommet de sa gloire, lui répond à la télévision et invite les Français à l’aider.

Le domaine de l’ancienne égérie des années folles est temporairement sauvé. Mais en 1968, le château est de nouveau mis aux enchères et elle doit plier bagage. Furieuse, Joséphine Baker n’a pas dit son dernier mot. Après la trêve hivernale, elle se barricade à l’intérieur, mais en est finalement expulsée le 11 mars 1969. L’image fait le tour du monde. Affaiblie, elle se retrouve hospitalisée. C’est finalement auprès de son amie la princesse Grace de Monaco qu’elle trouve du soutien. L’ancienne actrice américaine lui offre un logement à Roquebrune, sur la côte d’Azur, et l’invite dans la principauté pour des spectacles de charité.

Vivre, c'est danser, j'aimerais mourir à bout de souffle, épuisée, à la fin d'une danse ou d'un refrain."
"Les mémoires de Joséphine Baker", recueillis par Marcel Sauvage (1949)

Joséphine Baker lors de son dernier spectacle, le 26 mars 1975 à Bobino © Pierre Guillaud, AFP

À soixante ans passés, la diva du music-hall continue de se produire sur scène. Elle retrouve L’Olympia, puis chante à Belgrade, au Carnegie Hall de New York, au Tivoli de Copenhague ou encore au Palladium de Londres. Elle se marie même une cinquième et dernière fois en 1973, avec un collectionneur d’art américain, Robert Brady, mais la relation ne dure qu’un an.

En 1975, pour fêter ses 50 ans de carrière et d’amour avec les Français, un spectacle est monté à Bobino. Devant le tout Paris, Joséphine Baker fait un triomphe. Sa revue retrace les grandes étapes de sa vie, les épisodes heureux et malheureux. Mais en coulisses, la "Vénus d’ébène" est épuisée. Le 10 avril, après quelques représentations, elle est retrouvée inanimée dans son appartement. Victime d’une hémorragie cérébrale, elle est plongée dans le coma et meurt deux jours plus tard, à l’âge de 68 ans à l’hôpital de la Salpêtrière. Ses obsèques rassemblent plus de 20 000 personnes dans les rues de Paris et sont retransmises à la télévision. L’émotion est forte lors du passage du cortège funéraire jusqu’à l’église de la Madeleine. Le gouvernement français l’honore d’une salve de 21 coups de canon. C’est la première femme américaine enterrée en France à recevoir les honneurs militaires. Elle repose depuis au cimetière de Monaco.

"Et mon dernier souhait, (…) est de devenir comme une fée, selon mon cœur, la bonne fée d'un petit village de France."
"Les mémoires de Joséphine Baker", recueillis par Marcel Sauvage (1949)

Le Panthéon à Paris, où Joséphine Baker fait symboliquement son entrée © Lionel Bonaventure, AP

Après sa mort, l’artiste continue de fasciner. Devenue le symbole de la femme libre, elle fait l’objet de nombreux ouvrages, de films ou de documentaires. Les hommages ne cessent de pleuvoir. Des rues, des places, des crèches, une résidence universitaire et même une piscine portent son nom. En 2013, l’écrivain Régis Debray émet l’idée de la faire entrer au Panthéon. Le projet n’aboutit pas, mais il est relancé au printemps 2021 par une pétition sur les réseaux sociaux intitulée "Osez Joséphine" et lancée par l’essayiste Laurent Kupferman.

Le succès est au rendez-vous et cette demande est finalement entendue. Le président Emmanuel Macron annonce le 21 août que Joséphine Baker va devenir la première femme noire à reposer dans la nécropole laïque, et seulement la sixième femme à y prendre place. "À travers ce destin, la France distingue une personnalité exceptionnelle, née américaine, ayant choisi, au nom du combat qu’elle mena toute sa vie pour la liberté et l’émancipation, la France éternelle des Lumières universelles", justifie l’Élysée. Le 30 novembre, cette femme engagée qui fut de tous les combats, fait son entrée au Panthéon, jour anniversaire de sa naturalisation française, 84 ans auparavant. La dépouille de l’ancienne résistante, restera toutefois à Monaco, au cimetière marin où elle est enterrée. C’est par un cénotaphe avec une plaque qu’elle sera immortalisée à l’intérieur du tombeau des grands hommes et des grandes femmes de France. Il sera rempli avec de la terre de sa ville natale de Saint-Louis, de sa ville d’adoption Paris, de son château tant aimé des Milandes et de sa dernière demeure Monaco.