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L es hommes sont repartis comme ils sont arrivés : sans bruit, ni fracas. Il est environ 7 heures du matin, à Lesbos, ce lundi 4 avril. Un pope égrène son chapelet face à la mer. Les mouettes ne sont pas encore réveillées. Les motards fous qui envahissent habituellement les rues de Mytilène n’ont pas émergé des rakis de la veille. Seul un attroupement de journalistes sur le port laisse deviner que cette journée n'est pas tout à fait comme les autres. Deux navires turcs viennent de lever l'ancre pour emmener 136 migrants et leurs escortes policières vers Dikili, en Turquie. Ils n'ont pas bronché, pas reculé. Juste jeté un dernier coup d'œil sur l'île blanche où ils avaient trouvé refuge, avant de tourner leur regard vers l'horizon, où se dessinent distinctement ces côtes turques qu'ils avaient quittées à leurs risques et périls quelques semaines plus tôt, en espérant ne jamais y retourner.

C'est un nouveau jour qui se lève sur l'Europe et la Grèce. Un jour plus noir, sûrement. Le départ de ces hommes vers la Turquie marque l'entrée en vigueur de l'accord entre l'Europe et la Turquie que certains nomment "l’accord de la honte". Il a scellé, depuis Bruxelles, le sort de centaines de milliers de migrants. Il prévoit que tous ceux arrivés en Grèce à compter du 20 mars et qui n'ont pas déposé une demande d'asile soient renvoyés vers la Turquie ; en échange de chaque Syrien renvoyé, un autre Syrien doit être accueilli dans l'Union Européenne (UE), dans une limite de 72 000 places. L'opération vise à endiguer le flux de migrants syriens, irakiens, afghans, mais aussi pakistanais, bangladais ou africains en partance pour l’UE. Chargée de la mise en œuvre de l’opération, Athènes se trouve face à un défi impossible : orchestrer le renvoi de milliers de migrants coincés sur ses terres, tout en respectant les droits de l'Homme.

Lesbos :
la face sombre
de l’île blanche

   © Sarah Leduc / France 24

Nous commençons notre reportage à Lesbos, dans cette Grèce acculée. Elle a vu déferler sur ses mers et sur sa terre plus d'un million de migrants en dix-huit mois, transformant peu à peu le pays en "hangar des âmes", selon les dires de son Premier ministre, Alexis Tsipras. Ou, avec moins de lyrisme, en un vaste camp de réfugiés coincés aux portes de l'Europe.


En ce début de mois d'avril, un air de fin de partie flotte sur Lesbos. Avec le départ des navires turcs, une page se tourne pour l'île grecque de 90 000 habitants : celle d'une crise au cours de laquelle l'île a vu débarquer jusqu'à 12 000 migrants par jour. En dix-huit mois, plus de 500 000 sont passés sur ce bout de terre grecque. Les stigmates laissés par cette marée humaine sont partout : sur les plages à l'Est et au Nord où s'entassent des milliers de gilets de sauvetage, sur les panneaux des agences de voyages, traduits en arabes, dans les cimetières où plus d'une centaine de migrants, morts noyés, ont été enterrés, et sur les collines où les tentes blanches marquent encore l’emplacement des camps humanitaires. Aujourd'hui, la plupart sont désertés. Le 20 mars, les autorités grecques ont vidé les "hotspots" des îles pour les transformer en camps de détention pour les nouveaux entrants. Quant aux migrants qui y séjournaient, ils ont été répartis entre le Pirée et les différents camps de la Grèce continentale.


 Des centaines de gilets de sauvetage gisent devant les poubelles de "Better days for Moria", à Lesbos. © Sarah Leduc / France 24

Sham passe ses journées à traîner entre les tentes de "Better days for Moria", ancien centre humanitaire laissé sans vie depuis dix jours. Des jouets sont entassés dans un coin, des centaines de gilets de sauvetage gisent devant les poubelles, les derniers volontaires plient bagage. On rencontre le jeune homme et "son frère" par hasard, sous le panneau "Welcome", multilingue et multicolore, suspendu à l'entrée du camp qui accueillait encore 1 000 personnes la veille de la signature de l'accord UE-Turquie. Ce beau jeune homme loquace et souriant tombe dans les bras de notre fixeur [guide pour les journalistes], Andreas, qui l’a rencontré lors de précédents reportages. Sham connaît tout le monde, accueille tous les journalistes, a enregistré dans son téléphone une liste de contacts qui pourraient le mener aux quatre coins du monde. Et personne ne saurait quitter le camp sans lui donner l'accolade. Sham est ici un peu chez lui.


 Sham, 19 ans, originaire du Penjab pakistanais, dans le camp "Better days for Moria", à Lesbos. © Sarah Leduc / France 24

Arrivé le 28 février sur l'île, il aurait dû être envoyé comme tous les autres sur le continent, quand Lesbos a été vidée. Mais le jeune homme originaire du Penjab pakistanais dénonce les lenteurs des procédures administratives qui l'ont empêché de déposer sa demande d'asile à temps, avant la date fatidique du 20 mars. "J'ai fait la queue trois jours d'affilée pour déposer ma demande, mais je n'ai jamais pu accéder au bâtiment. Il y avait trop de monde. Et quand j'ai insisté, les agents m'ont menacé et interdit de revenir. À force, il était trop tard". Il a donc été enfermé dans le camp de Moria, à Lesbos. Mais Sham est un oiseau qui ne se laisse pas mettre en cage : tous les matins, il se glisse sous les grilles du camp de détention pour s’en extraire et venir retrouver les derniers volontaires qui traînent encore dans le coin. "Dans le camp, on ne peut pas dormir, il y a trop de monde. Ma tente est prévue pour deux, mais on est quatre dedans ! Et la nourriture est trop mauvaise à l'intérieur !", explique Sham, qui tient conférence, accroupi sous un arbre sans feuilles.



Une Europe d'angoisse et de peurs

  © Sarah Leduc / France 24

De centres d'accueil et d'enregistrement, les "hotspots" des îles sont devenus des centres de détention fermés, retenant hommes, femmes et enfants dans des conditions dénoncées par le HCR (Haut commissariat de l'ONU aux réfugiés) et les ONG. Début avril, les détenus – principalement afghans, pakistanais, et syriens – se plaignent du manque de nourriture, d'eau ou de couchages. Prévu pour une capacité maximale de 2 000 personnes, le camp en détenait 2 500 le 1er avril, selon le HCR. "Mais l'armée ne sert des repas que pour 2 400 personnes", déplore Boris Cheshirkov, dont les équipes sont parmi les dernières à avoir un accès au camp, interdit aux journalistes ainsi qu'aux ONG.

 Devant les grilles du camp de rétention de Moria, à Lesbos. © Sarah Leduc / France 24

Les doigts crochetés dans les grillages, les migrants regardent passer les heures, rarement réticents à raconter leur calvaire. Un groupe de Congolais originaires de Kinshasa grogne, installé à l'écart sur des couvertures. "Goûtez ! Goûtez ! Vous verrez, c'est immangeable", crie Renata, insistant pour nous faire tester son demi-gobelet de soupe verdâtre. Plus loin, Ahmed, un Syrien d'une quarantaine d'années originaire d'Alep, est tout aussi remonté. "Le camp est bondé, les douches sont froides, les repas répugnants !", tempête-t-il, avant d'interpeller l’un des vendeurs à la sauvette qui pullulent aux alentours pour vendre cigarettes et paquets de gâteaux au prix fort. À côté de lui, un Afghan gère une autre urgence. Ce père console sa fillette de 3 ans qui a laissé échapper son bonbon. La moue triste et le regard noir, l'enfant fixe la douceur qui gît par terre, sale et hors d'atteinte, de l'autre côté de la barrière.



 Une fillette afghane, enfermée avec ses parents dans le camp de rétention de Moria, à Lesbos. © Sarah Leduc / France 24

"Il faut avoir le cœur bien accroché pour supporter cela, n'est ce pas?", commente le lendemain Lena Altinoglou, responsable de l’ONG Pikpa, qui organise l'accueil des demandeurs d'asiles vulnérables dans un ancien centre de vacances. Là aussi, les dortoirs sont quasi vides : il ne reste que 70 personnes, jugées trop fragiles pour être enfermées à Moria. Mais depuis le 20 mars, la mairie veut récupérer les lieux pour leur rendre leur fonction initiale. "C'est quoi l'idée maintenant ? Les gens qu'on héberge sont des demandeurs d'asile : donc on fait quoi ? On les enferme jusqu'à ce que leur demande soit étudiée ?", interroge dans un anglais parfait cette professeur au lycée de Lesbos.


Si les Européens sont aussi fiers de leur culture et de leur civilisation, ils devraient réfléchir à ce qu'ils sont en train de faire.
Lena Altinoglou, ONG Pikpa


"L'Europe se transforme en une terre d'angoisse et de peurs. Elle a favorisé le libéralisme qui a détruit mon pays, et donné le pouvoir aux multinationales et aux banques, s'asseyant sur les principes éthiques et sur la démocratie. Il devrait y avoir un grand mouvement de protestation partout en Europe, mais je ne vois pas cela. Pourtant, si les Européens sont aussi fiers de leur culture et de leur civilisation, ils devraient réfléchir à ce qu'ils sont en train de faire, et ce qu'ils vont laisser dans l'histoire", prévient Lena Altinoglou. "La seule chose que fait cet accord [entre Ankara et l'UE], c'est de rendre les migrants plus vulnérables encore, en les enfermant derrière des grilles. Mais il ne dissuadera personne de venir. Tant qu'il y aura des bombes, il y aura des réfugiés. Trouvez-moi un seul Européen qui accepterait de rester chez lui si son pays était sous les bombes ! Juste un seul !", rage Lena.

Une Syrienne enceinte traverse la cour de Pikpa. Une autre femme, la tête rasée, visiblement handicapée mentale, entre dans une danse solitaire, aux gestes incontrôlés et saccadés, protégée par sa folie intérieure du monde et de ses absurdités.



 Banderole "Stop à l’accord crade" brandie par des défenseurs des droits de l’Homme lors d’une manifestation à Lesbos contre les premiers transferts de migrants vers la Turquie, le 4 avril 2016. © Sarah Leduc / France 24