La France est le deuxième pays européen à acheter le plus de pesticides, parmi lesquels le glyphosate, un herbicide considéré comme "probablement cancérogène". Dans l’Hexagone, la justice a été saisie sur des cas d’enfants malades après avoir été exposés à ce genre de produit. À l’Assemblée nationale, les députés se sont opposés à deux reprises cette année à l’interdiction du glyphosate. Depuis, la société civile se mobilise pour interpeller les consciences et convaincre les politiques d’agir.


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En sortant du collège Ponsard, niché en plein cœur de Vienne, dans l’Isère, Théo, 11 ans, traîne après les cours. Malgré un sac à dos rouge surchargé, le collégien aime flâner dans les rues de la ville, s’arrêter prendre une crêpe pour le goûter, ou trouver une boutique pour acheter un compas avant de rentrer à la "maison" – ou plutôt l’agence de voyages spécialisée dans la randonnée équestre de ses parents. "Il est prêt à tout pour éviter de faire ses devoirs", s’amuse sa mère, Sabine Grataloup, ravie de le voir enfin pointer le bout de son nez.

De sa bouille ronde et de son sourire d’ange, Théo ne laisse rien entrevoir des 53 opérations qu’il a subies. Seule sa voix gutturale laisse imaginer le calvaire qu’il a vécu depuis sa naissance. À peine sorti du ventre de sa mère en mai 2007, le nourrisson est opéré en urgence pour séparer les systèmes digestif et respiratoire qui communiquent. "Les six premières années de la vie de Théo ont été très compliquées", témoigne sa mère qui n’a rien oublié des premières semaines. "Il était en réa, avec les mains attachées pour éviter d’arracher le tube d’intubation, on ne pouvait pas le prendre dans nos bras. Sa sœur et ses grand-mères ne pouvaient même pas le voir", se souvient-elle. À trois mois, le bébé subit une trachéotomie, qui a laissé une perforation dans la gorge, qu’il dissimule avec un foulard blanc noué autour du cou, mais qui lui interdit toute activité aquatique.

Théo Grataloup, qui souffre notamment d’atrésie de l’œsophage, a subi 53 opérations. © France 24

Théo souffre d’une atrésie de l’œsophage de type 3, d’une malformation du larynx et d’une trachéomalacie. À l’âge de cinq mois, il peut enfin quitter l’environnement hypermédicalisé de l’hôpital et "arriver pour la première fois à la maison". Mais il vit sous la surveillance permanente d’au moins un de ses parents pour intervenir en cas de problème. "Si la canule se bouchait, il tombait inanimé", explique Sabine Grataloup, qui est restée aux côtés de son fils pendant trois ans.

Par la suite, quand l’enfant est scolarisé en maternelle, sa mère obtient une dérogation pour rester dans le couloir de la classe. "Au moins, je sortais de la maison et j’avais une petite table pour travailler", commente-t-elle. Il faudra attendre les cinq ans de Théo pour que sa canule lui soit retirée. La famille peut, enfin, respirer.

“Dès la naissance de Théo, les médecins ont pointé du doigt les pesticides”
– Sabine Grataloup

Le corps médical est formel : les malformations de Théo ne sont pas génétiques mais bien liées à un facteur extérieur. "Dès les premiers mois de sa naissance, les médecins ont pointé du doigt les pesticides", précise Sabine Grataloup qui, à l’époque, ne fait pas tout de suite le rapprochement avec le désherbant qu’elle utilise à son domicile, dans la carrière pour ses chevaux. "La prise de conscience est arrivée après", reconnaît-elle. En août 2008, précisément. Comme tous les ans, à la même époque, Sabine passe du Glyper, un herbicide à base de glyphosate. "Cela m’a fait un flash, je me suis souvenue de ce que le chirurgien m’avait dit en parlant des pesticides." En raison du caractère tératogène du glyphosate (qui implique des risques d’anomalie sur le fœtus) évoqué dans les études scientifiques, les médecins qualifient le lien avec les malformations de Théo de "hautement probable". "J’ai été exposée à un moment crucial de ma grossesse – dans les quatre premières semaines, commente-t-elle. Je ne savais même pas que j’étais enceinte, je n’ai donc pas pris de précautions particulières."

Pire, Sabine Grataloup choisit le produit en connaissance de cause. À l’époque, la mère de famille, de sensibilité plutôt écolo, se laisse séduire par la publicité de l’entreprise d’agrochimie Monsanto, qui vante les mérites de son produit, le Roundup, premier désherbant biodégradable. Pourtant, déjà en 2001, le géant américain est poursuivi en France pour publicité mensongère. L’entreprise, condamnée dès 2007 à 15 000 euros d’amende, fait appel. La peine est confirmée par la cour de cassation deux ans plus tard. "Pendant ce temps-là, le spot continuait d’être diffusé", vitupère la mère de Théo, qui a eu vent de ce procès "trop tard".

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“Le glyphosate peut perturber le système hormonal des enfants”
– François Veillerette, président de Générations futures

Vaporisé par les agriculteurs depuis plus de 40 ans, le produit représente un risque pour la population, assure François Veillerette, président de Générations futures, l’association dédiée à la lutte contre les pesticides. "Plus particulièrement pour les enfants et les fœtus qui ont des organismes en plein développement, précise-t-il. Ils ont aussi une sensibilité particulière car le glyphosate peut perturber leur système hormonal." Depuis mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a classé l’herbicide comme "cancérogène probable".

Aujourd’hui, l’exposition au glyphosate est de plus en plus répandue. En août 2018, une étude conduite par 60 Millions de consommateurs a révélé que parmi douze types de couches pour bébé testées, un tiers contiennent des traces d’herbicides. Un an plus tôt, Générations futures en avait retrouvées dans l’alimentation, dans des produits tels que les céréales, les lentilles et les pois chiches.

En octobre 2017, la famille Grataloup a décidé d’aller plus loin en assignant en justice Novajardin, qui commercialise le Glyper, ainsi que Monsanto. Le déclic ? L’affaire des "Monsanto papers" révélée quelques mois plus tôt. Une procédure juridique aux États-Unis a mis au jour des documents internes de la société attestant que, dès le début des années 1980, la firme avait de sérieux doutes sur la sûreté de son produit. Une étude commanditée en 1983 notait par exemple que des souris exposées au glyphosate développaient une tumeur rénale rare. L’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA) avait alors classé le glyphosate dans la catégorie "cancérogène possible". Mais l’entreprise a fait intervenir un chercheur "dans le but de convaincre l’agence que les tumeurs observées n’ont pas de rapport avec le glyphosate". L’herbicide sera rapidement blanchi par l’EPA.

En octobre 2017, la famille a décidé d’assigner en justice Novajardin et Monsanto. © France 24

"Ils savaient mais ils ont continué à vendre le produit pour faire de l’argent", résume Théo, qui se dit "en colère" contre l’entreprise, aujourd’hui rachetée par Bayer qui vend, chaque année, l’équivalent de 4 milliards d’euros de Roundup. En France, les herbicides à base de glyphosate représentent 47 % du marché des pesticides.

Pour les Grataloup, l’objectif de cette procédure judiciaire est de créer une jurisprudence pour que d’autres familles dans leur cas puissent s’en servir. "Il faut que les deux entreprises soient condamnées pour que cela alerte les pouvoirs publics et qu’il y ait une prise de conscience des risques encourus", estime la mère.

Déterminée à tirer la sonnette d’alarme sur cet herbicide omniprésent à la dangerosité avérée, la famille Grataloup s’est longtemps heurtée à des fins de non-recevoir de la part des autorités publiques, "peu soucieuses de ce cas isolé". Or, il n’existe pas de registre national pour recenser les anomalies congénitales. Seuls six centres de recensement régionaux (Bretagne, Paris, Antilles, La Réunion et deux en Auvergne-Rhône-Alpes) sont mis en place, mais ils ne couvrent que 19 départements et 19 % des naissances. "Pour prendre conscience du phénomène, il faudrait pouvoir le mesurer", réagit Sabine Grataloup.

“Les enfants au contact du grillage avaient du produit sur les mains”
– Me François Ruffié, avocat de la Sepanso

Reste qu’une autre procédure judiciaire en cours en France concerne des cas d’enfants victimes de pesticides. En Gironde, des élèves de deux classes d’une école primaire ont été pris de maux de tête à la suite de l’épandage de pesticides sur les vignes aux alentours. L’affaire se déroule le 5 mai 2014 dans le petit village de Villeneuve-de-Blaye, à une heure de route au nord de Bordeaux.

"Quand les enfants sont arrivés à l’école, un tracteur était déjà en train d’épandre. Au moment de la récréation, les élèves ne se sont pas senti bien et sont retournés en classe avec la maîtresse", relate Me François Ruffié, l’avocat de la Sepanso, association de défense de l’environnement qui s’est portée partie civile dans le dossier. "Quand ils sont ressortis, l’institutrice a été prise d’un malaise, elle a perdu connaissance et les enfants ont souffert d’irritations et se sont mis à pleurer." Les pompiers ont dû intervenir. "Ce sont des enfants qui sont victimes, c’est un degré de gravité qui n’est pas admissible", souligne l’avocat, qui cite le rapport du médecin scolaire attestant d’un lien très probable entre les pesticides et l’état de santé des élèves.

Des élèves de l’école de Villeneuve-de-Blaye ont été pris de maux de tête après l’épandage dans les vignes environnantes. © France 24

"Les enfants au contact du grillage avaient du produit sur les mains", note Me Ruffié, qui rapporte également les propos d’une petite fille "qui témoigne avec ses mots d’enfants. C’est saisissant", poursuit-il.

Une enquête, menée conjointement par les services de protection de l’agriculture et de la forêt (DRAAF) de Nouvelle-Aquitaine et la gendarmerie, a conclu à une forte infraction des viticulteurs en raison de la force du vent. Mais en avril 2015, l’affaire est, dans un premier temps, classée sans suite par le procureur de Libourne.

“La santé des enfants vaut bien un procès”
– Me François Ruffié, avocat de la Sepanso

À la demande de la Sepanso, l’affaire est rouverte, mais un non-lieu est prononcé deux ans plus tard. L’association environnementale, qui a fait appel, a obtenu gain de cause en juillet 2018 auprès de la cour d’appel de Bordeaux, qui ordonne le renvoi des deux viticulteurs devant le tribunal correctionnel de Libourne. "C’est une bonne nouvelle. La santé des enfants vaut bien un procès", s’est réjoui l’avocat, qui s’étonne toutefois de l’absence et du silence des parents dans le dossier.

Devant l’école de Villeneuve, les quelques parents rencontrés, qui travaillent pour la plupart dans le monde viticole, sont surpris de voir l’incident porté devant la justice. Une mère de famille, dont la fille était présente ce jour-là, parle même d’"emballement médiatique". "Ma fille a été suivie médicalement et les résultats n’ont rien montré, commente-t-elle. Les enfants se sont monté le bourrichon entre eux, en voyant le malaise de la maîtresse. Rien de plus."

En quatre ans de procédure, l’avocat de la Sepanso Me Ruffié constate une évolution des mentalités du point de vue des professionnels. © France 24

Aujourd’hui, devant les nombreux scandales sanitaires qui touchent les vignobles bordelais, la chambre d'agriculture recommande aux professionnels de porter des gants, une combinaison étanche, des lunettes et autres protections lors de la diffusion des pesticides, afin d'éviter d'être intoxiqués. "Ce qu’on poursuit et ce qu’on condamne, ce n’est pas l’agriculture ni la viticulture, c’est l’excès, argue Me Ruffié. On demande juste l’application de la loi, à savoir ne pas dépasser les limites de sa parcelle."

En quatre ans de procédure, Me Ruffié constate une évolution des mentalités du point de vue des professionnels, de la viticulture et des instances dirigeantes. "Le discours a changé, commente l’avocat. Maintenant, il faut que les pratiques changent", tranche-t-il.

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“L’inscription dans la loi n’est pas garantie d’efficacité”
– Jean-Baptiste Moreau, député LREM

Mais les politiques français semblent peu enclins à légiférer sur l’usage des pesticides. Alors qu’Emmanuel Macron s’est engagé, en 2017, à interdire le glyphosate d’ici trois ans, les députés de la majorité ont repoussé, à deux reprises, l’inscription dans la loi Agriculture et alimentation de l’amendement proposant l’interdiction de l’herbicide. Pour justifier ce double discours, François Veillerette pointe du doigt "les lobbys de l’industrie des pesticides et la FNSEA [principal syndicat agricole] qui ont pesé de tout leur poids pour ne pas l’inscrire dans le dur de la loi", et craint que "le glyphosate ne soit encore là pour quelques années".

Sur ce point, le député LREM de la Creuse Jean-Baptiste Moreau, rapporteur du projet de loi, réaffirme l’engagement du président. "Cette promesse-là sera tenue à 100 %", affirme-t-il en se défendant de toute "entourloupe". "Mais on a choisi la confiance et le travail avec des scientifiques et les agriculteurs pour accompagner l’ensemble de la profession vers une sortie du glyphosate à l’horizon de ces trois ans, avec des points d’étapes, comme des réductions de doses progressives", nuance-t-il. "L’inscription dans la loi n’est pas garantie d’efficacité. Ce qui est efficace, c’est de donner les moyens d’atteindre les objectifs."

Mais cette position n’est, semble-t-il, pas comprise de Sabine Grataloup, qui y voit "une rupture de confiance". "Pourquoi ce produit reconnu comme dangereux n’est pas interdit alors que toute la population est exposée ? L’État ne la protège pas."

“Il faut reconnaître l’écocide dans le droit international”
– Tribunal citoyen Monsanto

Faut-il attendre que la France devienne, comme l’Argentine, le théâtre d’un "génocide silencieux" ? Ce terme avait été évoqué par des associations de victimes de pesticides lors du Tribunal citoyen Monsanto, qui s’est tenu en octobre 2016 à La Haye. Durant deux jours, cinq magistrats professionnels internationaux avaient entendu une trentaine de témoins, d’experts, de victimes, d’avocats. La firme Monsanto avait refusé d’être représentée. Le procès n’avait aucune reconnaissance officielle, son but étant de faire avancer le droit.

À la fin des auditions, la cour, sous la présidence de Françoise Tulkens, ex-juge à la Cour européenne des droits de l’homme, avait rendu un avis consultatif – qui n’avait pas valeur de condamnation au sens juridique du terme – en demandant la reconnaissance de "l’écocide" dans le droit international.

"C’est là que j’ai compris qu’on n’était pas seuls", note Sabine Grataloup, qui a pu témoigner aux côtés d’Argentins touchés, eux aussi, par les pesticides. Dans ce pays où les deux tiers des surfaces agricoles cultivent du soja et du maïs transgéniques et où quelque 240 000 tonnes d’herbicides à base de glyphosate y sont déversées chaque année – contre 10 000 en France, les dégâts sur la santé sont considérables : les cancers infantiles sont multipliés par cinq et les malformations par quatre.

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Dans cette optique, Générations futures appelle à restructurer le système agricole basé sur l’utilisation très intensive de pesticides et juge indispensable qu’un mouvement populaire mette la pression sur les politiques. "Nous voulons revenir à une agriculture qui respecte plus l’environnement, la nature et la santé", assure François Veillerette, co-auteur du livre "Nous voulons des coquelicots".

De cet ouvrage est né, en septembre 2018, un mouvement du même nom et une pétition qui a déjà rassemblé plus de 250 000 signatures. Objectif : se rassembler devant chaque mairie de village chaque premier vendredi du mois. Dans le 19e arrondissement de Paris, le premier rendez-vous a réuni une centaine de personnes arborant pour la plupart des fleurs rouges en papier. "Il faut qu’on soit audible en tant que citoyens pour que nos dirigeants prennent conscience de l’ampleur de la problématique, a lancé une manifestante, Aurélie Le Floch, venue avec sa fille de 7 ans. C’est un combat qui commence dès aujourd’hui, il n’est jamais trop tard."

“Nos enfants nous accuseront”
– Sabine Grataloup

Présente au milieu de la foule, la présidente de Génération écologie et ex-ministre de l’Écologie, Delphine Batho, voit cette mobilisation comme "le seul moyen de faire échec au poids des lobbys, au conservatisme, à l’inertie des pouvoirs publics". La députée des Deux-Sèvres, qui avait écrit le premier amendement retoqué sur l’interdiction du glyphosate en mai dernier, veut croire en la force de la société civile, comme ce fut le cas lors de la loi sur l’interdiction des néonicotinoïdes – pesticides qui tuent les abeilles – en 2016. "En fait, on a fait passer ce texte car des députés ont gagné la bataille de l’Assemblée nationale, mais il y avait aussi 700 000 citoyens qui s’étaient mobilisés."

Le mouvement des coquelicots appelle à se rassembler devant les mairies des villes. © France 24

Ainsi, elle espère que la mobilisation fera fléchir le gouvernement français sur la question du glyphosate. "Rien n’est décidé et cela devient insupportable", tranche-t-elle. Mais Olivier Mugler, coordinateur du rassemblement va plus loin : "Il faut éradiquer tous les pesticides, parce que si on fait des combats molécule par molécule, l’une remplace l’autre comme une ritournelle…", argue-t-il, déterminé à obtenir gain de cause grâce aux représentations citoyennes qui vont se répéter durant 24 mois.

De son côté, la famille Grataloup soutient ce mouvement : "On fait cela pour nos enfants", lâche Sabine qui, depuis la naissance de son fils, garde en tête un film, "Nos enfants nous accuseront", de Jean-Paul Jaud. "Ce titre est quasiment ce qui me fait avancer. Je n’ai pas pu protéger Théo dans mon ventre, poursuit-elle. Je ne veux pas qu’un jour Théo puisse m’accuser de ne pas avoir préservé les autres enfants."