Charles Aznavour, l’un des chanteurs français les plus connus à l’étranger, d’origine arménienne, est décédé lundi 1er octobre 2018, à l’âge de 94 ans. Retour sur la vie d’un monstre sacré, à l’œuvre pléthorique, qui a rejoint le panthéon des grandes voix françaises.
Il était l’homme de la démesure. Démesure de longévité, plus de 70 ans de carrière, démesure de talent, plus de 1 200 chansons enregistrées, démesure de succès, plus de 150 millions d’albums vendus à travers le monde.
Plus qu’un chanteur, Aznavour s’était inscrit, de son vivant déjà, dans le patrimoine hexagonal. Qu’on l’ait admiré ou détesté, tous les Français – ou presque – sont en mesure de fredonner l’un de ses tubes. "La Bohème", évidemment, ou "Emmenez-moi", pour n’en citer que deux. C’est dans doute ce qu’il voulait : qu’on se rappelle de lui en le chantonnant, le "cœur léger"... "Une fois que je serai mort, j’aimerais qu’on dise du bien de moi !", souhaitait-il, au micro de Thierry Ardisson en 2004. "Du bien, du bien ! J’aimerais qu’on me grandisse".
L’obsession d’être aimé. Quoi de plus normal quand on s’est longtemps plaint d’être le mal-aimé de la chanson française. À ses débuts, Charles Aznavour n’avait ni la voix, ni le physique pour percer. Les critiques ne se privaient pas de le lui rappeler. Il en gardera toute sa vie de la rancœur. "On m’avait dit que je n’avais rien pour réussir. J’ai prouvé que la critique n’avait rien pour faire de la critique", disait-il en 2014.
"On ne nous a jamais fait ressentir que nous étions étrangers"
Si les débuts ne furent pas faciles, ils ne furent pas non plus un chemin de croix. Né le 22 mai 1924, Shahnourh Varinag Aznavourian, de son nom de baptême, est venu au monde à Paris entouré d’un père musicien et d’une mère comédienne. Ses parents, Arméniens, étaient arrivés dans la capitale française quelques mois avant sa naissance. Ils venaient de quitter Marseille pour tenter leur chance d’artiste à Paris.
Le chanteur français d'origine arménienne, Charles Aznavour (D) discute avec le chanteur Gilbert Bécaud (G), le 8 octobre 1958 à Paris, après son concert à l'Alhambra. © AFP Archives
Charles Aznavour grandit entouré de chansons et de musique. Son père tenait un café rue du Cardinal Lemoine, dans le 6e arrondissement parisien, où de nombreux chansonniers populaires ont poussé la porte de l’établissement. Il gardait de son enfance une image douce. "On ne nous a jamais fait ressentir que nous étions des étrangers. Sauf une fois, où mon père parlait en russe dans les rues de Paris : un type, en l’entendant, lui a cassé le nez avec un coup de poing américain. La xénophobie, les tensions, je crois que c’était plus sensible à Marseille ou à Aix. Ce qui nous a beaucoup sauvés, c’est qu’on ne savait pas ce qu’étaient les Arméniens. Les Italiens, on les appelait les bouffeurs de pâtes ; les juifs, c’était les "youpins" ; les Polonais, c’était les "polaks", ceux-qui-se-mouchent-d’un-doigt. Mais les Arméniens, rien", avait-il expliqué aux Inrocks, en 1996.
Juste en face du café de son père, se trouve l’école des enfants du spectacle, une école de théâtre "où on y apprenait tout, le jeu, la comédie mais aussi la mise en scène, le maquillage, l’éclairage", racontera-t-il des années plus tard. C’est donc tout naturellement que le petit Charles traverse la rue pour s’y inscrire. À 9 ans, il fait ses premiers pas sur scène, à 17 ans, il intègre une troupe de théâtre. En pleine Seconde Guerre mondiale, il part jouer un peu partout, au nord de la ligne de démarcation.
Les premiers succès
Au sortir de la guerre, en 1946, il est repéré par Édith Piaf. Pendant les deux années qui suivent, il l’accompagne dans une tournée américaine, en passant par le Canada. Il a 22 ans, et c’est la révélation : il sera chanteur-compositeur. C’est l’heure aussi des premières déceptions, car le succès ne vient pas. La parution de six 78 tours, où apparaissent "J’ai bu", "Départ express", "Le Feutre taupe", est un échec commercial. Il pense alors à s’installer à Montréal, mais Piaf l’en dissuade.
Photo non datée de Charles Aznavour (à droite) avec Edith Piaf, accompagnée du compositeur français Michel Emer (à g.), de l'acteur américain Eddie Constantine (2e à dr.). © AFP Archives
Charles Aznavour devra attendre encore une dizaine d’années, vivant dans l’ombre de la Môme et écrivant des textes pour des grands noms de la chanson française comme Gilbert Bécaud, Charles Trenet ou Juliette Gréco, avant de décoller. "Confier son œuvre à un autre, aussi compétent soit-il, c’est abandonner à l’Assistance publique un enfant dont on est le père", avait-il dit.
L’éditeur Raoul Breton, qui croit en son talent, lui achète régulièrement des chansons. Il se produit, un peu, mais à chaque prestation scénique, les critiques se font acerbes. "Jusque-là, personne ne s’était vraiment intéressé à moi. On m’ignorait beaucoup. J’ai entendu des directeurs de salle ou des impresarios me dire : ‘Vous ? Vous n’êtes pas assez sérieux.’" Son premier succès arrive en 1956 avec "Sur ma vie", écrit en trois heures. Lui que le public n’avait pas envie d’entendre, se trouve soudain propulsé en haut de l’affiche.
La notoriété internationale
En 1960, il se produit à l’Alhambra, à Paris, l’un des temples du music-hall. Le test est impitoyable : si le show passe, sa carrière a une véritable chance de décoller. Si le "Tout-Paris" n’adhère pas, l’artiste peut sombrer dans l’oubli. Il frôle la catastrophe. Le soir de la représentation, pas un applaudissement ne retentit. En coulisses, Aznavour déprime. Mais retournant une dernière fois saluer le public, il fait face à une ovation. Charles n’en revient pas. Il a 36 ans. "Az-no-voice" comme le surnommaient ses détracteurs, devient Aznavour.
Après l’Alhambra, sa bonne étoile le suivra partout. C’est le début des tournées, des disques d’or. Il enchaîne les succès musicaux : "Hier encore", "Les Comédiens", "La Mamma", "For me Formidable"… Il se produit aussi à New York, et fait salle comble. En 1972, il brise le tabou de l’homosexualité, avec "Comme ils disent". À cette même époque, il est engagé par François Truffaut pour jouer dans "Tirez sur le pianiste", un rôle qui lui confère une aura supplémentaire. En 1979, le long-métrage "Le Tambour" de Volker Schlöndorff, dans lequel il joue, remporte la Palme d’or à Cannes, ex-æquo avec "Apocalypse Now" de Francis Ford Coppola.
Charles Aznavour et Johnny Hallyday sur le tournage du film "Horace 61", à Saint-Germain-en-Laye, le 4 août 1961. © AFP Archives
Les polémiques
Alors bien sûr, à tant écrire, Aznavour ne sort pas que des chefs-d’œuvre. Mais qu’importe, sa notoriété dépasse les frontières, son public est acquis, il n’a plus rien à prouver. Au contraire, il fédère. Lors du terrible tremblement de terre de 1988 en Arménie, il mobilisera tout le gratin de la chanson française autour de sa fondation "Aznavour pour l’Arménie". La chanson "Pour toi Arménie" est numéro 1 des ventes. Elle permettra d'apporter des fonds à la reconstruction du pays.
Mais qui dit exposition médiatique, dit aussi rumeurs et scandales. Dans les années 1970, il s’installe en Suisse. Ce départ, vu comme un exil fiscal, fait polémique. Il se dit en effet "harcelé" par le fisc mais explique à plusieurs reprises qu’il est un simple résident helvète et qu’il s’acquitte de ses impôts en France. Et pour défendre son honneur, Aznavour se promène constamment avec sa feuille d'impôts dans la poche pour prouver sa bonne foi à ceux qui la mettraient en doute.
Charles Aznavour lors de sa nomination d’ambassadeur arménien en Suisse, 30 juin 2009 à Berne. © Edouard Rieben, AFP
Jusqu’à sa mort, la pilule "fisc" ne passera pas. En 2013, il jette un pavé dans la mare en confessant aux médias avoir corrompu des politiques de tout bord en échange d’un coup de main pour assainir ses relations houleuses avec Bercy. En 2016, nouveau scandale : Aznavour est accusé, à l’instar de Johnny Halliday, ou encore Zazie d’avoir touché des subventions de l’État pour les "jeunes créateurs" : 165 000 euros, pour être précis.
Les migrants, une chance extraordinaire pour la France
Mais que restera-t-il de ces incidents de parcours ? Sûrement pas grand-chose au regard de la carrière d’un homme qui n’a jamais oublié d’où il venait. Dans les dernières années de sa vie, Aznavour l’immigré avait pris position sur des sujets d’actualité sensibles. Il s’était notamment dit prêt à accepter des migrants chez lui. "J'imagine mes parents lorsqu'ils ont quitté l'Arménie. Je serai toujours du côté de ceux qui tapent à la porte, et non de ceux qui la ferment", avait-il déclaré en 2015.
"J’ai les moyens d’acheter un mobile home et j’ai de la place pour l’installer chez moi. Je sacrifierai sans problème deux oliviers." Un poil démago mais incontestablement sincère. "Il ne faut pas oublier tout ce que les immigrés ont apporté à ce pays, les Picasso, Cioran… C’est une chance extraordinaire pour la France. Il y a peut-être parmi eux de futurs Aznavour, qui sait ?"