Dans un climat de violence inédit, les Brésiliens s'apprêtent en octobre à élire leur président. En tête des sondages, rarement deux personnalités ont incarné des valeurs aussi opposées. Incarcéré puis blanchi par la justice, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva entend sauver le Brésil d'une dictature d’extrême droite. Jair Messias Bolsonaro, élu à la présidence en 2018, menace, lui, de ne pas respecter le verdict des urnes si "les rouges" et "les corrompus" revenaient au pouvoir.
Combat frontal. Tous deux revendiquent des origines populaires et ont construit leur légende pendant des décennies. Avec des personnalités, des parcours, des approches de l’économie et de la politique internationale aux antipodes, ils ne laissent pas les électeurs indifférents : 70 % de ces derniers affirment qu’ils sont certains de voter pour l’un ou pour l’autre.
L’ombre des militaires. En prenant publiquement position contre Lula en 2018 et en investissant massivement le gouvernement de Bolsonaro après son élection, l’armée brésilienne est sortie de vingt-cinq ans de silence et laisse entendre qu’elle sera l’arbitre de cette élection.
Âge : 76 ans
Profession : ouvrier métallurgiste, syndicaliste
Parti politique : fondateur en 1980 du Parti des Travailleurs dont il assure la présidence jusqu’en 1994
Président : deux mandats, de 2003 à 2010
Slogans : "Pour un Brésil heureux à nouveau", "L’amour vaincra la haine"
Colistier pour la vice-présidence : Geraldo Alckmin, un ténor du centre-droit, candidat à la présidence du Brésil en 2006 et 2018
Religion : catholique. Proche du religieux dominicain Frei Betto, inspirateur de la théologie de la libération
Vie privée : après le décès en 2017 de Marisa Leticia, son épouse durant plus de quarante ans, avec qui il a eu quatre enfants, Lula s’est remarié en mai 2022 avec Rosangela da Silva, une sociologue âgée de 56 ans
L’identité de Jair Bolsonaro
Icône de la gauche à l’échelle de la planète, l’ouvrier métallo devenu président d’une puissance émergente fascine bien au-delà du Brésil. Bête de scène jamais rassasiée des bains de foule et des embrassades, orateur captivant, Lula a marqué près d’un demi-siècle de vie politique au Brésil, célébrant sans cesse la bonté des Brésiliens et la beauté d’un pays "béni de Dieu".
Né au Pernambouc, une région aride et pauvre du Nordeste, Lula a fui la misère en émigrant vers les usines de Sao Paulo. Cireur de chaussures, puis ouvrier dans une usine automobile, il perd un doigt de la main gauche, happé par une machine dans un accident.
Syndicaliste puis leader de la gauche brésilienne, Lula accède à la présidence en 2003 et lance des programmes de lutte contre la faim et d’allocations familiales, qui feront sortir 30 millions de Brésiliens de la pauvreté.
Son gouvernement adopte également des mesures de discrimination positive pour favoriser l’accession à l’université des Afro-Brésiliens. En matière d'environnement, son gouvernement freine la déforestation en Amazonie mais s’attire les critiques de nombreux écologistes et des communautés indigènes qui ne lui pardonnent pas d'avoir autorisé la construction du méga barrage hydroélectrique de Belo Monte dans l'État du Pará.
Fin négociateur, artisan des compromis impossibles, il quitte le pouvoir fin 2010 avec une côte de popularité de 87 %. Lors de ses deux mandats (le maximum consécutif autorisé par la Constitution), plusieurs de ses ministres et de ses proches furent accusés, et parfois condamnés, dans des affaires de corruption. : À partir de 2016, il devient la cible du juge Sergio Moro [qui deviendra le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro, NDLR] et des procureurs de l'opération "Lava Jato", qui le désignent comme le chef d’un système de corruption à grande échelle. Le 7 avril 2018, Lula est incarcéré dans une prison de Curitiba et la Cour suprême prononce son inéligibilité en vue de la présidentielle d’octobre, pour laquelle il s'était déclaré candidat. Un an et demi plus tard, en novembre 2019, l’infatigable guerrier est blanchi par la Cour suprême. Libéré de prison, il retrouve ses droits civiques et se lance dans sa sixième campagne présidentielle.
Pendant sa présidence, entre 2003 et 2010, Lula a constamment cherché l’appui du patronat, tout en mettant en place des programmes sociaux et éducatifs. Tout au long de sa campagne cette année, meeting après meeting, il a invoqué son bilan économique et social plutôt flatteur (une décennie de croissance économique et de réduction des inégalités) et promet un retour aux jours heureux des années Lula.
Gaspard Estrada, directeur de l'Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes de Sciences Po détaille : “Il veut étendre et reformuler les programmes d’aide sociale initiés sous sa présidence, réindustrialiser le Brésil avec une renégociation d’un éventuel accord entre le Mercosur et l’UE [...] et réorienter les prêts de la BNDES, la banque publique d’investissement, vers les PME plutôt que vers les grandes entreprises”.
Pour Oliver Stuenkel, professeur de relations internationales à la fondation Getulio Vargas à Sao Paulo, “Lula n’est pas un ardent défenseur du libre-échange. Il critique les réformes sociales intervenues ces dernières années, défend la cause de l'environnement et explique au milieu des affaires que le Brésil serait mieux représenté dans la globalisation avec lui à sa tête”.
Lors de sa présidence, Lula a été le champion d’un nouveau nationalisme brésilien au sein des grandes institutions internationales. Revendiquant le leadership régional du Brésil en Amérique du Sud, il a réclamé à plusieurs reprises un siège au Conseil de sécurité de l’ONU.
“[Sous Bolsonaro] le Brésil est devenu un paria international. Le retour de Lula à la présidence se traduirait par un changement de statut de la diplomatie brésilienne et acterait un retour du Brésil sur la scène internationale alors qu’aujourd’hui, aucun dirigeant de la planète ne souhaite aller au Brésil rencontrer Bolsonaro, et certainement pas les Européens” affirme Gaspard Estrada.
Le Parti des travailleurs est né pendant et contre la dictature militaire. Cependant, lors de ses deux mandats, Lula a choyé l’institution militaire en augmentant ses budgets, ou en permettant aux militaires brésiliens de diriger une force internationale de paix en Haïti sous l’égide de l’ONU à partir de 2004. En 2010, c’est même sous sa présidence qu’est inaugurée la première campagne de “pacification” militaire des favelas, au nord de Rio de Janeiro.
Fin négociateur, Lula n’est jamais entré en conflit avec l’institution militaire pendant sa présidence. En revanche, sa successeure, Dilma Rousseff, a réveillé l’hostilité des militaires à l’encontre de la gauche en lançant en 2011 une Commission nationale de la vérité, chargée de faire la lumière sur les crimes commis par la junte militaire, entre 1964 et 1985.
En 2018, le général Eduardo Villas Bôas, commandant en chef de l’armée, avait publié un tweet menaçant à destination de la Cour suprême si elle ne déclarait pas Lula inéligible à la présidentielle. Sur un ton martial, celui-ci affirmait “à la nation que l’armée brésilienne, comme tous les bons citoyens, partage le refus de l’impunité et le respect de la Constitution, de la paix sociale et de la démocratie, conformément à ses missions constitutionnelles ”.
Depuis, la rupture est consommée et Lula demande à l’armée de redevenir “la grande muette”, et de retrouver le rôle que la Constitution lui attribue.
Âge : 67 ans
Profession : capitaine réserviste de l’armée de terre
Parti politique : Jair Bolsonaro s’est affilié en 2021 au Parti libéral, petit parti ultra-conservateur. C’est le 9e parti auquel il s’affilie en trente-trois ans de vie politique
Président : un mandat, depuis 2018
Slogans : "Dieu, Patrie, Famille et Liberté", "Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous"
Colistier pour la vice-présidence : le général Walter Braga Netto, un des plus hauts gradés de l’armée brésilienne, chef de cabinet de la présidence, puis ministre de la Défense pendant le mandat de Jair Bolsonaro.
Religion : catholique. Baptême dans le Jourdain en 2016 selon le rite évangélique
Vie privée : sa troisième épouse, Michelle, fervente évangélique, participe activement à la campagne électorale tout comme trois de ses fils, Flavio, Carlos et Eduardo, élus de Rio de Janeiro
L’identité de Lula
Qualifié de “Trump tropical”, Jair Bolsonaro a effaré la planète durant son mandat par son extrémisme politique, son mépris des institutions ou de la science et la violence de ses propos déversés quotidiennement sur les réseaux sociaux.
Officier formé à la lutte anticommuniste pendant dix ans, parlementaire pendant trente ans, Jair Bolsonaro a révélé au monde un Brésil jusque-là méconnu : celui “des bœufs, des balles et de la Bible” (BBB). En d’autres termes, celui de l’agro-business, celui de l’obsession pour les armes dans un pays marqué par la violence et la délinquance, et celui des temples évangéliques.
“Par ses extravagances et ses outrances, beaucoup ont considéré que Jair Bolsonaro était marginal, qu’il avait été élu par une conjoncture favorable en 2018. Au contraire, je pense qu’il est le reflet d’un certain Brésil d’extrême droite, radicalisé, qui est de plus en plus évangélique, conservateur et en faveur du droit à porter des armes ou à détruire la nature. [...] Le ‘bolsonarisme’, c’est une façon de faire de la politique sans limites dans les mots. C'est une libération des instincts et une destruction du système démocratique brésilien” affirme Bruno Meyerfeld, correspondant du Monde au Brésil.
Certes, moins flamboyant que celui de Lula, le parcours de Jair Bolsonaro plonge lui aussi dans les profondeurs d’un pays-continent. Il est le fils d’un “dentiste sans diplôme” officiant dans les petites bourgades rurales de l’arrière-pays de Sao Paulo. Depuis la bourgade d’Eldorado, dans une ambiance très coloniale, le jeune Bolsonaro ne rêve que d’une chose : intégrer l’armée et laisser derrière lui ses modestes origines. À 15 ans, il guide des soldats qui traquent un guérillero dans sa localité et intègre l’année suivante une école de cadets de l’armée.
En 1977, il sort sous-lieutenant de l’école des officiers d’Agulhas Negras. En 1988, il est renvoyé de l’armée après avoir publié des articles dans la presse réclamant de meilleures paies pour les soldats et parce qu’il était soupçonné d’avoir trempé dans un complot visant à poser des bombes dans des lieux publics. L’ex-militaire entre alors en politique sous l'étiquette du Parti démocrate-chrétien, petite formation de droite défendant les valeurs chrétiennes et principalement composée de parlementaires ayant soutenu la dictature militaire. Il est élu député fédéral de Rio de Janeiro en 1990, et sera réélu sans discontinuer jusqu’à son élection à la présidence en 2018.
Pendant sa longue carrière parlementaire, Jair Bolsonaro se fait périodiquement remarquer par des propos misogynes, homophobes et racistes. Ouvertement nostalgique de la dictature militaire (1964-1985), il rend hommage au colonel Brilhante Ustra, l'officier qui avait torturé Dilma Rousseff, à l’occasion du vote ayant entraîné en 2016 la destitution de la présidente, héritière politique de Lula.
Dans un climat de rejet des élites politiques traditionnelles et d’offensive judiciaire avec une “opération mains propres” visant politiques et dirigeants de grandes entreprises, Jair Bolsonaro lance sa première candidature à l’élection brésilienne en 2018 et se hisse en tête des sondages. Le 6 septembre, il est poignardé en pleine rue par un militant de gauche souffrant de problèmes psychologiques.
Moins de deux mois plus tard, il est élu avec 55 % des voix face au candidat du Parti des travailleurs et promet de “changer le destin du Brésil”. “Nous ne pouvons plus continuer à flirter avec le socialisme et le communisme”, déclare-t-il après l’annonce de sa victoire.
Pendant sa présidence, Jair Bolsonaro s’illustre par son déni lors de la crise sanitaire provoquée par l’apparition du Covid-19, qui a fait plus de 680 000 morts dans le pays. Opposé à la vaccination de la population pendant des mois, il entre en conflit ouvert avec des gouverneurs qui l’avaient jusque-là soutenu, et qui parviennent à lancer localement la production et la diffusion des vaccins contre la volonté de l’État fédéral.
En 2021, le jour de la fête nationale, il incite des milliers de ses partisans à encercler la capitale, Brasilia, et à investir par la force la Cour Suprême, qui avait ordonné une enquête contre lui pour ses déclarations, mettant en doute le système de vote. Mis sous pression par certains militaires et responsables politiques, il finit par renoncer.
Le bilan économique de la présidence Bolsonaro est marqué par le retour de la faim, de l'inflation, et du chômage. En 2018, le chef d’État nouvellement élu nomme un banquier ultralibéral à la tête du ministère de l’économie. Défenseur de la libre-entreprise, de la réduction des impôts et de la bureaucratie, ennemi de l’assistanat, Jair Bolsonaro a des orientations économiques qui relèvent avant tout de l'opportunisme.
Avec la crise du Covid, il renoue avec des politiques d’aide sociales. “Bolsonaro a entrepris ces mesures en raison des élections, pour gagner des voix parmi l’électorat pauvre. Avant la pandémie, il n’avait jamais soutenu de programmes de dépenses sociales”, souligne Oliver Stuenkel. “Le programme économique de Bolsonaro est extrêmement léger. Il consiste à maintenir les acquis qu’il a accordés à ses bases électorales, à savoir les églises évangéliques, l’agri-business [en mettant fin à toutes les politiques publiques de lutte contre la déforestation et l’exploitation illégale de l’Amazonie, NDLR], ou les corps de police, qui sont nombreux au Brésil” ajoute Gaspard Estrada.
Après l’avoir fortement soutenu en 2018, les milieux d’affaires de Sao Paulo prennent leurs distances avec l’ancien capitaine, inquiets de l’image négative qu’il projette à l’étranger.
Jair Bolsonaro ne craint pas de faire la girouette et d’affirmer qu’il ne comprend rien à l’économie. “Dans son programme de campagne, il affirme vouloir privatiser certaines entreprises publiques. Cela dit, en 2018, il affirmait vouloir privatiser l’ensemble des entreprises publiques, mais la réalité s’est imposée à lui : ces entreprises [dont il a pu nommer les dirigeants, souvent des militaires NDLR] lui ont permis de soutenir sa campagne de réélection” ajoute Gaspard Estrada.
Pendant son mandat, Jair Bolsonaro a tourné le dos à l’ambition de faire du Brésil une puissance mondiale émergente, se contentant d’un nationalisme isolationniste et ombrageux. Cependant, en 2020, il perd son principal allié et soutien sur la scène internationale, Donald Trump.
“Il s'est retrouvé isolé [...] et il met maintenant en avant la défense du système multilatéral des Nations unies. Or, c’est ce qu’il dénonçait en 2018. Il qualifiait alors l’ONU de ‘marxisme globaliste’. Mais le mal est fait. Le Brésil est totalement décrédibilisé dans les grandes négociations climatiques où le Brésil était un acteur clé” explique Gaspard Estrada.
“Sa rhétorique anti-globalisation, anti-environnement, anti-LGBT, anti-multilatéralisme, anti-occidentale ou anti-chinoise a coupé le pays du reste du monde”, ajoute Oliver Stuenkel.
Jair Bolsonaro est le président brésilien qui a le moins voyagé depuis le retour de la démocratie au Brésil. Sur 22 déplacements internationaux, il s’est cependant rendu à six reprises aux États-Unis.
Avec son élection en 2018, Jair Bolsonaro a permis le retour sur le devant de la scène politique des militaires brésiliens, qui l’avaient quittée à la fin de la dictature en 1985. Au cours de son mandat, jusqu’à un tiers des ministres étaient des généraux et plus de 6 000 militaires ont été nommés au sein de l’administration. Si l’institution militaire a profité de l’élection de Bolsonaro pour s’installer au cœur du pouvoir, elle entretient pourtant des rapports parfois distants avec le président, notamment quand il tente de suspendre les institutions et mettre en place une junte militaire.
Soucieuse de préserver ses positions et ses intérêts nouvellement acquis, elle tente de se projeter en arbitre dans la confrontation entre Lula et Bolsonaro.
Périodiquement, des officiers évoquent des risques de fraude électorale. “L’armée estime que c’est son rôle de dire si l’élection s’est déroulée de façon équitable ou non, ce qui n’est pas dans ses prérogatives constitutionnelles. Elle parle ouvertement d’organiser un système de décompte parallèle. La grande question qui se pose est de savoir si l’armée forcera Jair Bolsonaro à quitter le palais présidentiel et accepter le résultat s’il perd le second tour avec 48 ou 49 % des voix” alerte Oliver Stuenkel. Et d’ajouter : “Bolsonaro a bien retenu la leçon du 6 janvier 2021 aux États-Unis et estime que le plus grand problème de Trump était qu’il n’avait pas le soutien de l’armée”.