La baie de Saint-Brieuc est frappée depuis le printemps 2019 par une prolifération massive des algues vertes, dont la toxicité est avérée. Un coup dur pour la région qui pensait avoir la situation sous contrôle.

Le responsable de l'association "Halte aux marées vertes", André Ollivro, sur la plage de l'Hôtellerie à Hillion.

Un petit coin de mer à soi tout seul, un cabanon les pieds dans l'eau. On pourrait croire que Jean-Paul Bertaud, retraité originaire de Choisy-le-Roi (Val de Marne), savoure le rêve estival de nombreux Français depuis sa petite baraque en bois perchée sur la plage du Valais, dans la baie de Saint-Brieuc, en Bretagne.

Et pourtant, avant même de regarder par la fenêtre, des relents d'œuf pourri trahissent la présence des algues vertes en putréfaction sur la plage.

"Ça fait 30 ans que je viens ici et je suis habitué aux algues vertes. Mais là, on voit que ça se rapproche. Il y a de moins en moins de sable sur la plage, les algues pourrissent sur place et ça fait des vasières qui peuvent être très dangereuses", explique-t-il en pointant du doigt des espaces un peu plus sombres entre les tas d'algues échoués sur la plage en contrebas.

Les propriétaires de ces cabanons n'y ont plus accès depuis que la mairie de Saint-Brieuc a interdit tout accès public à la plage du Valais.

La présence de ces vasières et les risques d'émanations de gaz toxiques depuis les massifs d'algues en putréfaction ont poussé la mairie de Saint-Brieuc à interdire l'accès à la plage. Tous les autres cabanons situés le long de la plage, dont certains ont littéralement les pieds dans la vase, sont désormais inaccessibles à leurs propriétaires

Les rares touristes qui s'aventurent jusque-là rebroussent chemin au niveau d'une petite barrière à laquelle est accrochée une affiche avec une tête de mort et la mention "danger gaz toxique" en français et en anglais. Une mesure radicale qui désespère Sylviane Morin, habitante de la région, dont le bungalow est situé de l'autre côté de la plage.

Sylviane Morin devant la barrière qui bloque l'accès à cette partie de la plage du Valais. Elle craint que son cabanon, situé à l'autre extrémité de la plage, ne reste inaccessible pendant toute la saison estivale.

"Depuis 70 ans que ma famille vient ici, c'est bien la première fois qu'on nous bloque l'accès au cabanon ! J'ai l'habitude d'y recevoir ma sœur, neveux, nièces et cousins, mais cet été, ça ne va pas être possible. Il va falloir attendre les grandes marées d'hiver, qu'il y ait de la tempête et du vent pour que ça brasse tout ça", ajoute-t-elle, dépitée.

La mairie de Saint-Brieuc a expliqué à France 24 que l'apparition de vasières sur la plage du Valais a rendu le sol instable, empêchant l'accès des équipes municipales de ramassage d'algues vertes.

"L'année 2019 est exceptionnelle pour des raisons climatiques. L'afflux d'algues vertes a commencé très tôt, il n'y a pas eu beaucoup de tempêtes et le mois de juin a été relativement pluvieux, ce qui a provoqué plus de ruissellement depuis les terres agricoles et plus d'algues vertes", ajoute le service de communication de la mairie.

Une affiche posée par les services de la mairie de Saint-Brieuc sur l'un des grillages bloquant l'accès de la plage du Valais.

La promptitude de la mairie à fermer la plage du Valais et à installer des pancartes à tête de mort pour le moins dissuasives, traduit également une tendance plus profonde dans la perception du phénomène des marées vertes en Bretagne : une partie des élus locaux n'acceptent plus de minimiser les risques toxiques.

Les premiers afflux massifs d'algues vertes sur les côtes bretonnes ont été constatés au début des années 1970. Selon des études scientifiques, cette prolifération est en grande partie la conséquence du développement agro-industriel de la région, notamment dans le domaine de l'élevage. Les nitrates et phosphates présents dans les déjections animales et les engrais ruissellent dans les cours d'eau, avant de terminer leur course dans la mer, où ils stimulent la croissance des algues vertes. Une enquête de la journaliste Inès Léraud sous forme de bande dessinée, publiée en juin 2019 ("Algues vertes, l'histoire interdite", Éd. La Revue dessinée-Delcourt), retrace les années de lutte nécessaires pour que la toxicité des algues vertes soit enfin reconnue. Ce récit très documenté raconte comment une quarantaine d'animaux - chiens, chevaux, ragondins, sangliers - et au moins trois êtres humains sont morts après avoir inhalé de l'hydrogène sulfuré (H2S), un gaz hautement toxique émis par la putréfaction des algues vertes.

Marée verte à proximité de la plage du Valais dans la baie de Saint-Brieuc.

La couche d'algues en putréfaction se craquelle sous les pas d'André Ollivro. Celles qui ont séché en premier ont pris une couleur similaire à celle du sable, leurs formes ondulées évoquant vaguement de grosses couleuvres échouées. Sur la plage de l'Hôtellerie à Hillion, de l'autre côté de la baie de Saint-Brieuc, on aperçoit au loin les cabanons fantômes du Valais.

Pour accéder à ces vasières, le militant écologiste de 74 ans a dû enjamber des barrières avec un panneau "Accès interdit - échouage d'algues" qui bloque le passage vers la plage. André Ollivro a lancé l'association "Halte aux marées vertes" en 2001 pour alerter sur les risques toxiques liés aux afflux d'algues vertes. Sa ténacité lui a attiré les foudres des lobbies du secteur agro-industriel, des actions d'intimidation et même des menaces de mort, mais l'homme n'a jamais baissé les bras.

André Ollivro équipé pour prendre des mesures d'hydrogène sulfuré (H2S) sur la plage de l'Hôtellerie.

Avec une petite truelle, André Ollivro soulève délicatement une couche d’algues séchées pour accéder à l'hydrogène sulfuré (H2S) emprisonné en dessous. Un de ses appareils de mesure émet régulièrement un "bip", signe qu’il faudrait quitter les lieux. La teneur en H2S est pourtant de seulement 18 ppm (parties par million), un niveau où le gaz irrite les yeux et dégage ces relents d'œuf pourri que l'on retrouve en divers endroits de la baie de Saint-Brieuc.

À 100 ppm, le gaz anesthésie le nerf olfactif en 2 à 5 minutes et l'odeur n'est plus perceptible. De 500 à 700 ppm, le gaz entraîne rapidement une perte de connaissance, la cessation de la respiration et la mort si l'individu n'est pas déplacé. À partir de 1 000 ppm, un être humain adulte peut mourir de façon brutale.

"Ces zones sont comme un mille-feuille qui se décompose et ça peut tourner au champ de mines. On fait un pas, il n'y a rien. On fait un autre pas et on tombe sur du 1 000 ppm", explique le militant écologiste, qui garde à portée de main un masque à gaz pour ces situations délicates.

Les militants écologistes utilisent un détecteur de H2S pour déterminer la quantité de gaz toxique dans les vasières.

Le retour en force des algues vertes traduit à ses yeux l'échec des plans gouvernementaux successifs, qui étaient censés réguler et diminuer de manière significative les nitrates rejetés dans la nature.

"Comment voulez-vous que ça fonctionne quand le nombre de porcs en Bretagne continue d'augmenter ? Regardez, maintenant c'est la débâcle chez les élus ! On leur avait dit que tout allait mieux et maintenant, qu'est-ce qu'ils vont pouvoir raconter aux touristes ?", s'exclame André Ollivro.

Maintenant que la toxicité des algues vertes est reconnue, l'association "Halte aux marées vertes" utilise moins souvent les détecteurs d'H2S. La prochaine étape est d'acquérir un nitromètre afin de mesurer le taux de nitrates présents dans les cours d'eau de la région. L'abaissement de ce taux est l'une des mesures phares du Plan de lutte contre les algues vertes (PLAV) sur la période 2017-2021, et ces données seront sans doute le prochain terrain d'affrontement entre militants écologistes et représentants de la filière agro-industrielle.

"Avec les dernières marées vertes, les gens de la forteresse agricole se replient dans leurs tourelles. On va continuer à militer pour un véritable changement du modèle agricole. Les agriculteurs prisonniers de ce modèle intensif, qui ont beaucoup investi, devraient pouvoir être indemnisés pour que ça change", ajoute André Ollivro.

Les algues vertes prennent une couleur sable après avoir séché, ce qui les rend moins visibles de loin.

"Ras-le-bol d'être des boucs émissaires !" C'est la phrase qui revient le plus souvent dans la bouche des agriculteurs qui acceptent de parler aux journalistes. La profession estime qu'elle est injustement pointée du doigt et que la prolifération des algues vertes est également due aux rejets des localités côtières, notamment des eaux mal traitées rejetées dans la mer.

"Les agriculteurs avaient sans doute une part de torts mais beaucoup de choses ont été faites, et ça on n'en parle jamais", affirme Hervé, propriétaire d'un élevage porcin à Lantic qui requiert l'anonymat.

Son exploitation, qu'il qualifie de taille moyenne avec une "production" de quelque 5 000 porcs par an, est située à quelques kilomètres de la mer. Et pourtant, Hervé se trouve près de la ligne de front du combat contre la prolifération des algues vertes puisqu'il habite à proximité de l'usine de traitement de ces algues.

À l'intérieur d'un élevage porcin à Lantic.

"On voit passer les camions qui ramènent les algues vertes. Quand elles sont fraîches, ce n'est pas désagréable, l'odeur évoque l'air marin. Par contre, c'est vrai qu'il y a eu de véritables nuisances en terme de puanteur il y a environ un mois", explique l'agriculteur.

Selon le Journal du Dimanche, l'usine de traitement de Lantic a engrangé 8 000 tonnes d'algues vertes en quelques semaines, soit la quantité totale de l'année 2018. Débordée par ce "tsunami" d'algues vertes, selon l'expression du responsable des lieux, l'usine a préféré fermer ses portes le 3 juillet dernier après des plaintes de riverains au sujet de la puanteur croissante des algues non-traitées.

"C'était effectivement gênant à certains moments mais je n'étais pas vraiment en situation de me plaindre", explique Hervé, goguenard, en nous dévoilant une cuve de lisier de 1 100 mètres cube.

"Ça c'est de l'or pour nous !", s'exclame l'agriculteur en expliquant que les déjections de son élevage porcin stockées ici permettront de couvrir les trois quarts de ses besoins d'engrais pour ses cultures, qui seront ensuite utilisées pour nourrir les porcs.

Hervé détaille les mesures prises pour limiter les rejets de nitrates dans les cours d'eau. Il y a d'abord le stockage du lisier dans plusieurs grandes cuves afin de limiter les épandages aux périodes de croissance des cultures, au moment où ces dernières "consomment" plus de nitrates. Une autre pratique consiste à mettre en place des "couverts végétaux", c'est à dire de laisser pousser des plantes, comme les phacélies, qui absorbent les nitrates dans les sols. Afin de limiter le ruissellement de ces nitrates, l'agriculteur doit désormais laisser pousser des herbes dans une bande de six mètres autour des cours d'eau sur ses terres.

Hervé, agriculteur à Lantic, devant sa plus grande cuve de stockage de lisier.

Les efforts des agriculteurs ont effectivement permis une diminution du taux de nitrates dans de nombreux cours d'eau, selon les statistiques officielles. Mais certains présentent toujours des niveaux élevés de contamination et cette amélioration générale ne s'est pas encore traduite par une diminution durable des marées vertes.

Pour Hervé, une forme de retour en arrière vers un modèle moins intensif n'est pas réaliste : "Je vais vous dire comment faisaient nos anciens... Eh bien c'est simple, ils crevaient de faim ! Ils mangeaient de la viande le dimanche, une fois par semaine. Les gens ont oublié tout ça parce que les assiettes sont pleines aujourd'hui."

Les assiettes sont effectivement pleines dans la baie de Saint-Brieuc, à une vingtaine de kilomètres de Lantic, mais les restrictions imposées par les municipalités relancent les critiques, et le seuil de tolérance d'une partie de la population est en train de diminuer.

Près de la plage de Bon Abri à Hillion, une épave de dameuse rouille à quelques dizaines de mètres de dépôts d'algues vertes. La vision de cette machine habituellement destinée aux pistes de ski semble incongrue à proximité d'une plage... Mais dans la baie de Saint-Brieuc, on ne s'étonne plus de voir arriver ces engins de Savoie pour déplacer les dépôts d'algues vertes. L'exceptionnel est devenu normal.

Une épave de dameuse, modèle PistenBully 300, près de la plage du Bon Abri à Hillion. Des restes d'algues séchées sont encore visibles dans la partie chasse-neige du véhicule.













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