Adulé par les uns, honni par les autres, Alain Delon laisse derrière lui une foisonnante filmographie qui compte un nombre impressionnant de grands classiques du cinéma mondial. Comédien à la beauté ténébreuse dont les tumultes de la vie privée ont souvent déteint sur sa réputation d’homme public, la "gueule d’ange" du septième art hexagonal a également suscité l’admiration pour sa longévité artistique. De la fulgurante ascension de l’acteur au désamour d’une partie du public lassée par le personnage, retour en images sur la carrière d’un des derniers géants du cinéma français.

Alain Delon accompagné de l’actrice franco-allemande Romy Schneider en 1959 à l’aéroport d’Orly. © AFP


Il préférait le terme d’acteur à celui de comédien. "Comédien, c’est une vocation, disait-il au Figaro en 2018. Un acteur est un accident. Je suis un accident. Ma vie est un accident. Ma carrière est un accident."

Né le 8 novembre 1935 dans une famille de la petite bourgeoisie de Sceaux, Alain Delon n’est effectivement pas un enfant de la balle. Envoyé très tôt en famille d’accueil après le divorce de ses parents, il emprunte les voies sinueuses d’une jeunesse quelque peu désemparée. En délicatesse avec l’autorité, il est plusieurs fois renvoyé de l’école et tente, en vain, de gagner les États-Unis après une fugue. À 17 ans, il décide de partir prématurément sous les drapeaux. Un engagement militaire qui le mènera jusqu’en Indochine, alors en guerre, où il dira avoir acquis un sens de la discipline et du patriotisme.

De retour à Paris, il multiplie les petits boulots et les rencontres au sein d’un milieu artistique charmé par sa "gueule d’ange". Très vite, son physique avantageux lui ouvre les portes des plateaux de cinéma. C’est le réalisateur Yves Allégret qui, le premier, le fait tourner dans un long-métrage ("Quand la femme s’en mêle", 1959). À 23 ans, le jeune Delon enchaîne les films dont "Christine", dans lequel il partage l’affiche avec Romy Schneider. Commence alors avec la comédienne une idylle, très médiatisée, qui le propulse sur les voies du vedettariat. Mais c’est surtout son rôle de jeune premier "machiavélique" dans "Plein soleil", de René Clément (1959), qui le fait entrer de plain-pied dans le monde du cinéma. Une carrière débute.



Alain Delon et Romy Schneider entourant le cinéaste italien Luchino Visconti à l’issue d’une représentation de la pièce "Dommage qu'elle soit une p...", le 30 mars 1961. © AFP


À peine élevé au rang de star, Alain Delon est courtisé par d’illustres auteurs du cinéma européen qui le feront jouer dans des œuvres considérées aujourd’hui comme de grands classiques.

En 1960, le cinéaste italien Luchino Visconti l’appelle ainsi à ses côtés pour "Rocco et ses frères", fresque sociale auréolée d’un prix du jury au festival de Venise. L’année suivante, c’est un autre réalisateur italien, Michelangelo Antonioni, qui le dirige dans "L’Éclipse", avec Monica Vitti. Le film remporte lui aussi un prix du jury, au festival de Cannes cette fois-ci. C’est sur la Croisette, d’ailleurs, qu’Alain Delon connaîtra la consécration internationale. En 1963, "Le Guépard", dans lequel il donne la réplique à Burt Lancaster, obtient la Palme d’or.

Autre consécration pour l’acteur : il collabore pour la première fois avec son modèle de toujours, Jean Gabin. Dans "Mélodie en sous-sol" (1962), l’étoile montante et le monstre sacré jouent un duo de malfrats planifiant le braquage d’un casino à… Cannes. Bien accueilli par la critique, le polar signé Henri Verneuil réunit une large audience en salles (3,5 millions d’entrées).

À 29 ans, Alain Delon rêve d’une carrière américaine et s’engage pour sept ans avec des studios hollywoodiens. Las, malgré la présence de stars à ses côtés (Jack Palance, Anthony Quinn, Dean Martin…), ses trois films made in USA sont des échecs commerciaux. Peu enthousiasmé par les projets qu’on lui propose par la suite, l’acteur français rompt son contrat pour renouer avec le Vieux Continent.



Avec Jean-Paul Belmondo et Jean Gabin. © AFP - photo non datée


Revenu en France, Alain Delon retrouve ses vieilles connaissances : Romy Schneider, avec qui il forme le couple mythique de "La Piscine" (1968), mais aussi Henri Verneuil, qui le met en scène en gangster en 1969 dans "Le Clan des Siciliens", un autre classique du cinéma populaire hexagonal, avec Jean Gabin et Lino Ventura.

Entre-temps, la star aura fait la rencontre de Jean-Pierre Melville, qui lui offre l’un de ses rôles les plus iconiques : celui du tueur à gages solitaire dans "Le Samouraï". L’acteur et le cinéaste tourneront, au total, trois films ensemble.

Parallèlement, Alain Delon se frotte à la production de films (il en produira une quarantaine tout au long de sa carrière), mais il faudra attendre 1981 avant qu’il ne passe derrière la caméra avec "Pour la peau d’un flic", d’après un roman de Jean-Patrick Manchette. Il réalisera un autre long-métrage, "Le Battant", en 1982.

En marge de sa carrière cinématographique, le comédien connaît des déboires médiatico-judiciaires. Depuis 1968, il est mêlé à l’affaire Stevan Markovic, du nom de son ancien garde du corps retrouvé assassiné. Longtemps soupçonnés par la police d’être impliqués dans le meurtre, l’acteur et son épouse, Nathalie, ne seront finalement jamais poursuivis par la justice. L’image de la star n’en est pas moins écornée.



Le président François Mitterrand remettant la médaille de la Légion d’honneur à l’acteur, le 21 février 1991. © AFP


À la fin des années 1980, Alain Delon a déjà 30 ans de carrière derrière lui. Mais, en dépit de sa renommée – et d’un César du meilleur acteur en 1985 pour son rôle dans "Notre histoire", de Bertrand Blier –, il se heurte de plus en plus aux caprices du box-office.

Durant les années 1990, les films commerciaux dont il occupe l’affiche ne parviennent pas à trouver leur public ("Dancing machine", "Le Retour de Casanova"...). Après plusieurs ratages, dont celui – retentissant – du film de Bernard-Henri Lévy "Le Jour et la Nuit", il annonce mettre fin à sa carrière au cinéma, préférant se concentrer sur ses activités théâtrales.

Durant son passage à vide, Alain Delon reçoit toutefois les honneurs des institutions politiques et culturelles. En 1991, le président de la République François Mitterrand le fait chevalier de la Légion d’honneur. Quatorze ans plus tard, Jacques Chirac l’élève au rang de commandeur pour "sa contribution à l’art du cinéma mondial".

Le monde du cinéma n’est pas en reste. En 1995, le festival de Berlin lui décerne un Ours d’or pour l’ensemble de sa carrière. Puis, en 2019, c’est au tour du festival de Cannes de lui remettre une Palme d’honneur. Mais entre ces deux distinctions, les temps ont changé… La décision des organisateurs cannois d’honorer Alain Delon suscite une levée de boucliers de la part, notamment, d’organisations féministes qui accusent l’acteur octogénaire d’avoir tenu des propos "misogynes, homophobes et racistes".

De fait, depuis longtemps, une grande partie du public s’est déjà éloignée d’Alain Delon, dont les relations d’affaires ambigües avec la pègre, l’amitié assumée avec l’ancien leader de l’extrême droite Jean-Marie Le Pen et les déclarations conservatrices sur les femmes et les homosexuels ont fini par affecter l’aura.

En 2008, il reviendra néanmoins une dernière fois sur les grands écrans. Pour les besoins de la comédie grand public "Astérix aux Jeux olympiques", il n’hésite pas à jouer avec son image de personnalité un brin mégalo en endossant la toge de Jules César.



Alain Delon recevant la Palme d’honneur du 72e festival de Cannes, le 19 mai 2019. © Reuters


Personnage controversé, Alain Delon demeure néanmoins une icône dans les milieux artistiques. Des personnalités internationales comme Madonna, Marianne Faithfull, Quentin Tarantino ou encore Sofia Coppola ont plusieurs fois fait les louanges de l’acteur et de sa filmographie.

Dans la culture populaire, il reste ce comédien dont la beauté ténébreuse, hypnotique et insondable l’a définitivement inscrit parmi les géants du cinéma. Une figure du panthéon cinématographique sur laquelle les marques continuent de miser copieusement, à l’instar de la maison Dior qui exploite son image depuis 2009 ou encore de la marque de cigarettes utilisant son nom depuis des années au Cambodge.

On a longtemps dit, d’ailleurs, qu’Alain Delon jouissait d’un statut de demi-Dieu en Asie. Une idolâtrie volontiers exagérée, mais qui en dit long sur l’étendue d’une célébrité qui lui a régulièrement échappé. Comme en témoigne cette propension, souvent caricaturée, de parler de lui à la troisième personne.

C’est pourtant à la première personne qu’Alain Delon avait évoqué son parcours lors de l’attribution de sa Palme d’honneur à Cannes. "Quand j’ai débuté ma carrière, on m’a dit que le plus difficile était de durer. Et j’ai duré. J’ai duré 62 ans. Maintenant, je sais que le plus difficile, c’est de partir. Car je sais que je vais partir", avait-il alors déclaré, en larmes. Comme un premier adieu.