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L es grandes purges lancées par le président Recep Tayyip Erdogan après la tentative de coup d'État de juillet 2016 maintiennent la société turque sous tension. France 24 vous propose un regard sur quatre vies bouleversées par l’arbitraire des révocations de fonctionnaires et d’élus.

Asli*, une famille dans la tourmente

  * tous les noms ont été changés


Plusieurs femmes voilées pleurent en silence au premier étage de l'institut Korfez d'Antalya, grande ville du sud-est de la Turquie posée sur la côte méditerranéenne. Parmi elle, Asli, professeure de physique de 42 ans, dont 15 passés à enseigner pour des classes du secondaire liées à la confrérie Gülen.

L'enseignante se résout à ouvrir son casier une dernière fois pour récupérer ses affaires, avant que la police ne ferme définitivement l'établissement. Elle se remonte le moral en se disant qu'elle pourra toujours donner des cours privés et, surtout, que son mari a toujours un emploi. C'est plutôt pour les élèves qu'Asli s'inquiète : cette fermeture administrative a pris effet en juin 2016, peu de temps avant les examens de fin d’année.

L'enseignante a pressenti la fermeture de l'institut Korfez. Depuis la fin 2013 et les premières critiques du président turc, Recep Tayyip Erdogan, contre le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, un vent mauvais venu d'Ankara souffle sur les écoles gülenistes.

Mais Asli ignore que la bourrasque va se transformer en véritable tempête et que son mari, ainsi que tous les hommes de sa famille, vont être emportés par les évènements.




Photos des membres de la famille actuellement emprisonnés avec, au centre, le patriarche Ethem.


"FETÖ" pour "Fethullah Gülen Terrorist Organisation". C'est par cet acronyme tout en nuances que le gouvernement turc décrit le mouvement güleniste dans les documents officiels depuis le coup d’État raté du 15 juillet 2016. Selon Ankara, la confrérie a donné le coup d'envoi du putsch après des années d'entrisme au sein de l’appareil d'État, de l'enseignement à la magistrature en passant par les forces de sécurité.

Un rapport des services de renseignement allemand dépeint un tableau plus mesuré des évènements : le putsch aurait été fomenté par une conjuration d'officiers kémalistes et gülenistes qui craignaient eux-mêmes d'être "purgés" un mois plus tard. Le prédicateur Fethullah Gülen, résident de Pennsylvanie, aux États-Unis, n'en aurait en tout cas pas donné le coup d'envoi.

"Nos valeurs morales ne nous permettent pas de nous impliquer en politique"

Quoi qu'il en soit, ces intrigues politiques de haut vol n'ont jamais concerné la famille d'Asli.

"Je me reconnais dans les valeurs de Gülen, dans la morale issue de l'islam, des vies de Moise, Jésus, et Mahomet, mais pas du tout dans la politique. On nous enseigne de ne pas mentir, de ne pas tricher. La politique n'est clairement pas un domaine pour nous", explique Asli.

Elle et ses frères ont été placés dans des écoles Gülen par son père, entrepreneur dans le bâtiment, qui souhaitait la meilleure éducation possible pour ses enfants. À ses yeux, le mouvement güleniste est avant tout un réseau d'écoles et d'entraide visant à promouvoir des valeurs morales religieuses.






Comme la plupart des Turcs, la famille d'Asli a passé la soirée du 15 juillet 2016 les yeux rivés à la télévision, à regarder en direct les images du putsch raté qui ont, depuis, fait le tour du monde. Les premiers soldats postés sur les ponts enjambant le Bosphore à Istanbul. L'appel surréaliste du président Erdogan à une journaliste de CNN Turquie via FaceTime pour appeler ses partisans à la résistance. Les manifestants allongés devant les tanks putschistes.

Asli est sidérée par ces images. Son père, Ethem, tout aussi surpris par la tournure des évènements, prend solennellement la parole. "Il nous a dit qu'il avait déjà vécu un coup d'État et qu'il fallait se préparer à des moments difficiles. Le plus important à ses yeux était de stocker de la nourriture et que la famille reste ensemble", se remémore Asli.

Un objectif facilité puisque ses frères Faruk et Yacoub occupent des appartements dans le même bâtiment. Son frère Tarek, qui vit normalement à Mulhouse, en France, est de passage pour les grandes vacances et loge également sur place.

Toute la famille finit par s'endormir tard dans cette chaude nuit d'été, bercée par les appels à la résistance lancée depuis le minaret de la mosquée du coin.



L’État contre-attaque

  Faruk, l’un des frères d’Asli libéré après huit mois en prison. Il craint de retourner en détention après son procès.


Le lendemain matin, tous ceux réputés proches du mouvement Gülen sont devenus les ennemis publics numéros un.

"Le premier signe que quelque chose clochait a été l'apparition, dès le lendemain, de deux voisins, qui nous ont traités de traîtres à la nation. Ils se promenaient avec des drapeaux turcs dans la cour de l'immeuble et essayaient de nous entraîner dans une dispute. On s'est inquiétés de ce qui allait se passer... Allaient-ils en rester aux mots ou nous attaquer ?", raconte Asli. L'enseignante se rappelle que les parents des deux voisins en question venaient parfois partager les repas de rupture du jeûne lors du ramadan.

Une semaine passe ensuite sans véritable accrochage. Le calme avant la tempête.

Le 22 juillet, c'est l'État turc en personne qui donne le coup d'envoi de la grande purge. Le mari d'Asli, Semih, professeur de géographie dans un lycée public, est convoqué par le chef d'établissement qui lui annonce sa mise à pied. La femme de son frère Faruk, également institutrice, subit le même sort. Dans les deux cas, une lettre du ministère de l'Éducation justifie leur suspension par leur appartenance à la fameuse "FETÖ".




Une lettre accusant un membre de la famille d’être lié à FETÖ.


Le 23 juillet, la police se présente dans l'immeuble de la famille d'Asli. Le père, qui fait office de concierge, les mène jusqu'à l'appartement de son fils Faruk, au 5e étage. Ce dernier est aussitôt arrêté. Le patriarche ne s'inquiète pas outre mesure : après tout, il sait bien que Faruk n'a rien fait de mal et que son dernier poste en lien avec la nébuleuse Gülen, journaliste à Zaman, remonte à quatre ans avant le coup d'État. Comme si les services de renseignement turcs n'avaient pas la mémoire longue...

Le 24 juillet, la police revient pour interpeller le mari d'Asli, Semih, le professeur de géographie mis à pied deux jours plus tôt. "C'était à l'aube, j'étais en train de faire la prière. Ils ne lui ont même pas laissé le temps de changer de vêtements. Ils ne voulaient pas le laisser seul un moment, même dans la salle de bain : ils avaient peur qu'il se jette du 12e étage", raconte Asli. Cette fois, le patriarche, Ethem, tente d'intervenir et demande aux policiers pourquoi ils viennent arrêter tous ses enfants. En guise de réponse, il est lui aussi embarqué au commissariat. Semih y sera violemment frappé au ventre par l’un des policiers et finalement transféré dans un hôpital.




Elif, la mère d’Asli. Son mari, ses trois fils, et son beau-fils ont été raflés peu après le coup d’État.


Le 25 juillet, c'est un autre frère d'Asli, Yakoub, qui est arrêté alors qu'il est au volant de sa voiture à l'extérieur du commissariat. Il était en train d'attendre qu'Asli revienne après avoir apporté des vêtements aux membres de sa famille déjà détenus. Le dernier frère en liberté, Tarek, celui qui vit en France, a quant à lui été interpellé le 7 août à l'hôpital, après avoir rendu visite à Semih, opéré au ventre après les violences subies en garde à vue.

Tous les hommes de la famille sont désormais derrière les barreaux. "Tout s'enchaînait si vite qu'on n'avait pas le temps de comprendre ce qui nous arrivait", se souvient Asli en évoquant les semaines qui ont suivi le coup d'État. "Nous étions devenus des étrangers dans notre propre pays", ajoute-t-elle.

La chasse aux sorcières est relayée par des personnes ordinaires. Une autre enseignante, licenciée comme Asli, se fait ainsi expulser du bazaar, où elle essayait de vendre quelques maigres possessions personnelles. "Les commerçants l'ont obligée à partir au motif qu'elle était membre de FETÖ", affirme Asli.




Tarek, le frère d’Asli qui réside en France, montre le t-shirt que lui a envoyé sa famille. Sa femme et son fils vivent toujours à Mulhouse. Il est désormais interdit de sortie du territoire turc.


Pendant ce temps, les cinq hommes de la famille sont transférés du commissariat vers une prison. Le père d'Asli, Ethem, son époux Semih, et ses trois frères Faruk, Yakoub, et Tarek partagent la même cellule dans une aile de l'établissement, où la quarantaine de prisonniers présents sont tous accusés de lien avec le mouvement güleniste.

Ce n'est qu’environ huit mois plus tard que deux de ses frères, Faruk et Tarek, seront libérés avec interdiction de quitter le territoire, dans l'attente de leur procès.

Pourquoi leur libération et pas celle des autres ? Nul ne le sait. L'arbitraire règne sans partage. Et le moral d'Asli continue à décliner.

Pour la famille, la purge s'apparente à des sables mouvants géants. Si elle ne bouge pas, elle s'enfonce peu à peu. La moindre tentative de s'en sortir – comme les visites au commissariat ou les requêtes en justice – risque d'accélérer leur engloutissement. Un jour, un policier l'a clairement menacée : si elle ne se tient pas à carreau, ils viendront arrêter les femmes de la famille.



"On a eu du temps pour réfléchir en prison.
Mais on n'a pas trouvé de solution"

  De gauche à droite : Tarek, Elif, Asli, et Faruk. Les deux frères récemment libérés se dissimulent le visage avec les photos de leurs proches encore en prison.


Tétanisée, l'enseignante s'en remet à Dieu. "Les avocats et les associations de droits de l'Homme nous ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire. On ne peut rien faire d'autre que prier", confie Asli.

Les deux frères récemment libérés ont l'air aussi démuni que leur sœur face au sort de la famille.

"On a eu beaucoup de temps pour réfléchir en prison. Mais on n'a pas trouvé de solution. Il n'y a rien d'autre à faire que de prier" abonde Faruk, l'ancien journaliste de Zaman. Il vient d'apprendre que quatre autres anciens confrères libérés en même temps que lui venaient d’être arrêtés une seconde fois. Pourtant, l'idée d'entrer en clandestinité ne lui traverse pas l’esprit.

"À quoi bon me cacher ? Je n'ai rien fait de mal", se défend Faruk, d'un air résigné.

La lutte politique lui semble tout aussi insensée. "On n'a aucun allié pour nous soutenir. Il n'y a pas eu besoin d'un référendum pour nous emprisonner pendant huit mois. Si le "non" l'emporte le 16 avril, il y aura peut-être plus de torture dans les prisons, pour se venger. Quoi qu'il en soit, la campagne de peur va continuer", prédit Faruk. Cependant, plusieurs membres de la famille comptent bien voter "non" au référendum, ne serait-ce que pour exercer leurs droits démocratiques.




Asli sur son balcon.


En attendant la libération de son mari, de son père, et de son troisième frère, Asli s'efforce, autant que possible, de protéger ses enfants de ce climat délétère. En cet après-midi ensoleillé, la tâche semble réussie : les nombreux enfants jouent, font leur devoir, ou rigolent avec toute l'insouciance de leur âge.

C'est seulement lorsque Asli et sa mère peinent à retenir leurs larmes devant les vieilles photos de famille que les enfants prennent un air grave. Et pourtant, la situation les affecte d'une manière plus profonde qu'il n'y paraît.

Un jour qu'elle se promenait avec son fils de six ans, Asli l'a vu prendre une grenade, ce fruit rouge et savoureux qui prospère sous les climats chauds. L'enfant faisait semblant de la dissimuler.

"Je vole cette grenade pour que la police m'arrête et m'emmène en prison, comme ça je serai avec papa", lui a dit son fils. "Je la rendrai dès que papa sort de prison". Asli en est restée bouche bée.




Le fils de 6 ans d'Asli, au centre, entouré de ses sœurs et cousines.