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L es grandes purges lancées par le président Recep Tayyip Erdogan après la tentative de coup d'État de juillet 2016 maintiennent la société turque sous tension. France 24 vous propose un regard sur quatre vies bouleversées par l’arbitraire des révocations de fonctionnaires et d’élus.

Ömer Faruk Gergerlioğlu,
la quête inlassable d'un État de droit

  


La campagne gouvernementale en faveur du "oui" au référendum du 16 avril poursuit Ömer Faruk Gergerlioğlu jusque sur son blog personnel.

Ce médecin de 52 ans résidant à Izmit, à environ 100 kilomètres à l'est d'Istanbul, a certes longtemps soutenu l'AKP – en 2011, il a même voulu se présenter aux élections sur une liste du parti islamo-conservateur. Mais depuis sa disgrâce et son licenciement par décret-loi au début du mois de janvier, ce spécialiste des maladies pulmonaires et de la tuberculose multiplie les prises de position en faveur du "non".

Alors pourquoi une bannière marquée du sceau "EVET", "oui" en turc, clignote t-elle comme un vieux néon déglingué en tête de sa page personnelle internet, en porte-à-faux avec ses opinions sur le sujet ?

"C'est de la faute de Google !" s'exclame le docteur aux cheveux grisonnants dans un rare éclat de rire. "Ce sont eux qui ont vendu l'espace publicitaire sur mon blog et je ne peux rien y faire", ajoute-t-il, reprenant l'air renfrogné qui ne le quittera plus jusqu'à la fin de l'entrevue.




Une affiche géante du président turc Recep Tayyip Erdogan sur la place Taksim à Istanbul.


Cette verrue pro-gouvernementale sur son blog n'est qu'une goutte d'eau dans le déluge de panneaux publicitaires géants qui ont envahi les artères et les places de Turquie. Mais, sur un plan personnel, c'est véritablement une piqûre de rappel quant aux capacités du gouvernement à s'immiscer dans sa vie privée.

C'est sur Internet que le calvaire d'Ömer a commencé. Un simple tweet au sujet du conflit entre la Turquie et le PKK, un groupe armé luttant pour l'indépendance du Kurdistan, a suffi à attirer les foudres du gouvernement, qui l'a accusé de collusion avec l'ennemi. Pas un aspect de sa vie sociale n'a depuis été épargné : le médecin a perdu son poste dans l'hôpital public où il travaillait depuis 16 ans, le père de famille a été exclu de l'association de parents d'élèves, le notable a été évincé du conseil d'administration de la mosquée locale.

Et l'ancien militant des droits de l'Homme, partisan déclaré d'un islam politique et démocratique, a perdu toutes ses illusions au sujet de l'existence d'un État de droit en Turquie.




Cette photo prise lors d'une manifestation pour la paix est une mise en scène représentant deux cercueils devant des femmes éplorées. L'un des cercueils est recouvert du drapeau turc, l'autre par le drapeau du PKK. Ömer y a ajouté le commentaire suivant: "En regardant cette photo, vous comprenez que cette guerre n'a pas de sens et qu'elle devrait cesser. Les mères sont les mêmes, seuls les drapeaux diffèrent".


Le Dr Ömer fronce les sourcils et regarde le plafond quand il se remémore le fameux tweet qui a ouvert la boîte de Pandore. Une colère froide, inextinguible, est perceptible dans ses propos quand il retrace, avec une précision chirurgicale, la chronologie de sa chute.

"C'était le 9 octobre au soir. J'ai tweeté une photo avec un court commentaire. Le déferlement de haine des internautes nationalistes a commencé presque instantanément sur les réseaux sociaux. Les journaux ont ensuite pris le relais en publiant des articles avec des titres comme 'Comment un fonctionnaire peut-il dire une telle chose' ou 'il doit être viré'". Une enquête a été ouverte le 11 octobre. Le 13 octobre, mon supérieur à l'hôpital m'a convoqué pour me dire que j'étais mis à pied"

Ömer n'en croit pas ses oreilles. Le docteur a une approche légaliste des problèmes, héritage de plusieurs années de militantisme dans une organisation islamiste des droits de l'Homme proche du gouvernement, Mazlumder. Il a lui-même dirigé cette association, travaillé avec des bataillons de juristes européens et collaboré à la politique d'apaisement mené par l'AKP dans les régions kurdes au tournant des années 2010.



"j’ai perdu mon travail en trois jours
à cause d’un appel à la paix"

  Ömer assis devant l’entrée de l’hôpital où il travaillait avant son limogeage.


Dans le bureau de son supérieur, Ömer exige donc des explications. Peine perdue. Il n'obtient qu'une maigre information : sa suspension ne relève pas de l'hôpital même, mais d'une décision du gouverneur de Kocaeli, la province dont dépend la ville d'Izmit.

Une "campagne de lynchage", selon ses propres termes, redouble au même moment sur les réseaux sociaux. Ömer décide alors de faire ce que ferait tout citoyen vivant dans un État de droit : il porte plainte et fait parvenir au procureur une quinzaine d'articles ou de messages sur les réseaux sociaux le diffamant ou le menaçant nommément.

Le docteur se rend même directement au palais de justice, à quelques minutes de route de son hôpital et de son domicile. Réponse de l'administration judiciaire : OK, on va voir ça, mais ça prendra au moins six mois. On serait tenté de rajouter: "Inchallah."

"J'ai publié un appel pour la paix et je me suis fait licencier très rapidement. Par contre pas une seule des personnes qui m'ont violemment attaqué n'a été inquiété par la justice lors des sept derniers mois" explique t-il d'un air dépité.




L’hôpital où travaillait Ömer avant son licenciement.


Sa vision d'une justice protectrice des droits des citoyens en a pris un coup, mais le bon docteur n'est pas prêt à abandonner. Il doit bien y avoir quelqu'un, quelque part dans les corridors des palais de justice ou des administrations, qui mettra fin à ce cauchemar.

Ömer continue donc à relancer ses requêtes auprès de l'administration, allant même jusqu'à envoyer des lettres au bureau des pétitions du Premier ministre et du Président. Pendant ce temps, les difficultés continuent à s'accumuler dans sa vie quotidienne.

Ses comptes Facebook et Twitter sont piratés ; des messages de menaces et d'insultes sont envoyés à ses contacts. Cette campagne virtuelle finit par le déstabiliser.

"J'étais habitué à recevoir des menaces pour le compte de l'organisation des droits de l'Homme que je dirigeais. Mais cette fois, c'était plus grave : les menaces me visaient directement, ainsi que les gens autour de moi. Je me suis senti seul et désespéré", rapporte Ömer.



"Poussé vers la sortie par ses propres amis"

  Les membres du conseil de cette future mosquée ont demandé à Ömer de retirer afin d’obtenir le permis de construction.


La pression du gouvernement se fait de plus en plus insidieuse, souvent à travers des intermédiaires. C'est ainsi qu'Ömer est poussé vers la sortie du conseil de la mosquée locale. "On m'a fait comprendre que, tant que j'étais membre du conseil, ils n'obtiendraient jamais l'autorisation des autorités pour la construction de cette mosquée de quartier. J'ai donc fini par démissionner de moi-même", concède le médecin.

Son exclusion de l'association de parents d'élèves à l'école où étudie son plus jeune fils, Haroun, 12 ans, semble l'avoir touché encore plus profondément.

Encore une fois, Ömer a essayé de lutter dans le cadre légal. Quand le principal lui annonce la mauvaise nouvelle, le docteur demande ainsi à voir un document écrit justifiant la démarche de l'école. Le médecin tombe des nues lorsqu’on lui présente finalement cette fameuse lettre – que le principal refuse de lui laisser.

"Ce document envoyé après la tentative de coup d'État disait que toutes les personnes associées à FETÖ (acronyme turc pour Fethullah Gülen Terrorist Organisation) étaient désormais interdites dans les établissements publics. Cela signifie qu'elles ne peuvent plus avoir accès à l'école, à la justice ou à l'hôpital, quelque chose d'inimaginable dans un État de droit", se remémore Ömer. Le docteur n'a pourtant jamais eu aucun lien avec cette confrérie religieuse, accusée par les autorités turques d'être derrière le putsch raté de juillet 2016.





Deux mois et demi après avoir envoyé des requêtes aux bureaux des pétitions du Premier ministre et du Président, il reçoit les réponses. Le processus en cours est "normal", selon le gouvernement. Le 6 janvier 2017, le nom d'Ömer apparait sur l'une des listes d'un décret-loi annonçant une nouvelle vague de licenciements : sa suspension s'est transformée en limogeage pur et simple.

Le médecin comprend finalement que, en ce qui concerne les personnes victimes de la purge, le système judiciaire turc dans son ensemble a cessé de fonctionner.




Le tribunal d’Izmit, lieu où Ömer a perdu toutes ses illusions au sujet de la justice turque.


"Le plus terrible a été ce jour où mon fils de 12 ans m'a demandé quel crime j'avais commis. Il sait que j'ai perdu mon travail mais, à l'école, il s'efforçait de mentir et de dire que son père était toujours médecin. Quand on subit ça dans son quartier, à l'école de son fils, on réalise à quel point le gouvernement a le bras long", affirme aujourd'hui Ömer.

La rupture d'Ömer avec le parti au pouvoir AKP est désormais consommée. Les premières failles dans son engagement politique aux côtés du parti islamo-conservateur étaient apparues au moment des manifestations du parc Gezi. Le médecin y décelait une aspiration démocratique, tandis que les plus fervents supporters d'Erdogan parlaient d'un "combat de la croix et du croissant".

"Erdogan a pris le contrôle du mouvement islamiste en Turquie et marginalisé les personnes dans son camp qui voulaient que le parti reste le plus démocratique possible. Je pense que l'AKP a déjà commencé son reflux et j'en suis d'ailleurs la preuve vivante", conclut l'ancien partisan du parti au pouvoir.



"Un jour mon fils m’a demandé
quel crime j’avais commis"

  


Le médecin ne se contentera pas seulement de voter "non" au référendum du 16 avril. Malgré les humiliations subies, Ömer a décidé de continuer à s'exprimer ouvertement au sujet de la multiplication des violations des droits de l'Homme à travers le pays.

Des couloirs des congrès médicaux aux plateaux des chaînes d'info en continu, en passant par les réseaux sociaux, le médecin fait tout pour attirer l'attention des partisans de l'AKP sur la nécessité absolue de ressusciter l'État de droit en Turquie.

Un positionnement atypique dans la Turquie d'aujourd'hui, qui suscite un intérêt grandissant autour de sa personne, notamment sur les réseaux sociaux. Depuis ses démêlés avec le gouvernement, son nombre d'abonnés sur Twitter a plus que doublé, passant d'environ 10 000 à 22 500. Un signe de ralliement à ses idées ?

"En tout cas, ce nombre de followers c'est bien la seule chose qui ait progressé dans ma vie ces derniers mois !", s'exclame le Dr Ömer Faruk Gergerlioğlu dans un dernier éclat de rire.




La chambre du fils d’Ömer, Haroun. Son livre favori est le Petit Prince et il a tenu à afficher ce proverbe tiré du livre : “On ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible pour les yeux”.