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L es grandes purges lancées par le président Recep Tayyip Erdogan après la tentative de coup d'État de juillet 2016 maintiennent la société turque sous tension. France 24 vous propose un regard sur quatre vies bouleversées par l’arbitraire des révocations de fonctionnaires et d’élus.

Betül Celep, la résistance à tout prix

  


Quelques autocollants déchirés près d'une sculpture de crocodile place Kalkedon, sur la rive asiatique d'Istanbul. C'est tout ce qu'il reste des 66 jours de manifestations initiées par Betül Celep pour protester contre son limogeage par simple décret-loi, dans le cadre des grandes purges qui ont suivi le coup d'État manqué.

La jeune femme de 32 ans, ex-employée au bureau de la planification des travaux publics, a décidé que cette journée ensoleillée du 28 mars 2017 serait le 66e et dernier jour de manifestation.

Brune, au visage sombre et déterminé, elle embrasse une dernière fois du regard les commerces environnants, les platanes, les piliers de béton sur lesquels les gens s'assoient, la petite église arménienne... Et cette drôle de sculpture de crocodile, témoignage d'un temps ancien où les sauriens représentaient encore un risque pour l'homme.




Tweet avec des photos montrant Betül en pleine manifestation place Kalkedon


Les restes d'autocollants déchirés, collés sur les lampadaires par l'ex-fonctionnaire et ses soutiens, rappellent, quant à eux, une menace bien réelle dans la Turquie de 2017 : les licenciements politiques décidés par décret-loi, dans le cadre de l'état d'urgence, sans aucun recours possible.

Betül n'a jamais véritablement cru qu'elle pourrait récupérer son poste. Le plus important à ses yeux était d'alerter l'opinion publique sur les dérives d'une purge censée se limiter aux personnes qui avaient soutenu le putsch raté.



"Quand j’ai appris mon limogeage, je me suis dit que j’avais dû faire quelque chose de bien"

  


En rentrant chez elle depuis la place Kalkedon, la jeune femme passe devant le Songimemi, un pub bruyant où ses tracts sont affichés entre des annonces de soirée et d'autres flyers politiques. C'est dans ce bar que sa vie a basculé, le soir du 6 janvier 2017.

"J'étais en train de boire une bière avec des amis, un vendredi vers 23 heures, lorsque j'ai reçu une liste des suppressions de poste sur laquelle mon nom figurait. On m'a aussitôt réconfortée et tout le bar a porté un toast en mon honneur", se rappelle Betül avec un sourire en coin.


"En fait, je me suis même dit que j'avais dû faire quelque chose de bien pour être licenciée ainsi. Au moment même où j'ai vu mon nom sur cette liste, j'ai décidé que je n'allais pas me laisser faire", ajoute la jeune femme.

Syndicaliste de longue date, Betül a toujours été au premier rang lors des actions concernant une augmentation de salaire. Placardisée depuis mars 2015, elle se doutait que son employeur essaierait de la limoger à la première opportunité. Ce dernier ne s'imaginait pas que la fonctionnaire allait se transformer en icône de la lutte contre l'arbitraire.



La double peine des femmes
victimes de la purge

  


Betül commence à organiser la riposte dès le vendredi 6 janvier au soir. Un week-end complet à partager son histoire, à organiser la logistique et préparer une action qui soit un véritable coup d'éclat, tout en se prolongeant dans la durée.

Le lieu de la manifestation d'abord. Impossible de protester près des bureaux où elle travaillait : le département de planification est situé près de l'aéroport Atatürk, une zone peu propice selon elle. Ce sera donc la place Kalkedon, au cœur de Kadiköy, un bastion de l'opposition kémaliste, située à quelques minutes de marche de chez elle.




Le mot "Hayir" signifie "non" en turc. Le quartier de Betül est un bastion de l’opposition à Erdogan.


Betül contacte les amies avec lesquelles elle a milité au sein de Purple Roof, un refuge pour femmes victimes de violences. Elles répondent toutes présentes. De fait, au delà des slogans dénonçant son licenciement arbitraire, ses manifestations sur la place Kalkedon prennent rapidement un tour féministe.

"Les femmes sont beaucoup plus affectées que les hommes par cette purge. En Turquie, on a des politiciens qui répètent que les femmes devraient avoir trois enfants, qu'elles ne devraient pas marcher seules dans la rue... En tant que femme, quand tu perds ton job, t'as aussitôt tes parents qui te demandent de revenir sous le toit familial ou ton mari qui essaie de te transformer en femme au foyer", explique Betül.

"La purge est en train de ramener les droits des femmes en arrière en les incitant à rentrer dans leurs provinces"

Issue d'une famille de gauche, la jeune femme n'a pourtant pas échappé à cette pression familiale. Au lendemain de son limogeage, Betül reçoit un coup de fil de son père qui l'enjoint de revenir à Ankara.

"Il me disait que ça ne servait à rien de protester publiquement, que ça ne ramènerait pas mon job. Parfois, j'avais carrément l'impression d'entendre le gouvernement quand je l'écoutais. Un comble car mon père est partisan du CHP (le principal parti d'opposition kémaliste)", ajoute la jeune femme.

Cette conversation a laissé des traces : le père et la fille ne se sont plus parlés depuis deux mois. Une rupture qui en annonçait malheureusement d'autres pour Betül.




Pendant les manifestations, Betül portait cette chasuble avec un message demandant qu’on lui rende son travail.


La jeune militante était prête pour l'affrontement avec le régime d'Erdogan et la police en particulier. Elle n'a pas cillé lorsque des policiers sont venus place Kalkedon, le 23 janvier, premier jour de sa manifestation, pour lui dire de "lire son tract et de bouger". Entourée par ses amies féministes, elle est restée droite dans ses bottes et a poursuivi sa manifestation. Idem quelques jours plus tard, quand des dizaines de policiers ont été déployés tout autour de la place. "Je me suis juste sentie plus importante ce jour là", plaisante Betül.

La présence de policiers surveillant ses allées et venues dans le café en bas de chez elle, en revanche, ne l'a pas fait rire du tout.



Les amis qui quittent le navire
pendant la tempête

  Betül dans la pièce qu’occupait sa colocataire.


Cette pression insidieuse, dans le climat politique d’alors, a fini par avoir raison de certaines amitiés. Des personnes qu'elle connaissait depuis cinq ou six ans ont soudainement cessé de l'appeler. Et un beau jour, Betül s'est rendu compte que sa colocataire l'avait quittée.

"Je suis rentrée et elle n'était plus là, elle avait pris toutes ses affaires. Je me suis assise sur son lit, dans la pièce vide, et j'ai pleuré. C'est à ce moment que j'ai vraiment réalisé que le gouvernement pouvait avoir un impact sur notre vie privée, sur les relations qu'on entretient", affirme Betül.

La chambre en question, plongée dans l'obscurité, est désormais utilisée pour faire sécher le linge. "Je sens la présence du gouvernement dans cette pièce", frissonne Betül, avant de refermer la porte.

Dans le salon, ses trois chats l'attendent, fidèles au poste, sous un portrait de Rosa Luxemburg. Betül vit désormais seule et son cercle d'amis se restreint de plus en plus à celui des militants qu'elle a rencontrés dans ses diverses luttes.

"Je peux vous décrire Erdogan en un seul mot : bactérie"

La dernière en date : la campagne pour le "non" lors du référendum constitutionnel du 16 avril qui vise à renforcer les pouvoirs du président turc Recep Tayyip Erdogan.

"Si je devais décrire Erdogan en un seul mot, je dirais que c'est une bactérie", affirme la militante de gauche. Ce n'est pas seulement une formule choc : on sent que la jeune femme a mûrement réfléchi à la question et qu'elle estime effectivement que le chef de l'État turc est à l'origine d'une infection autoritaire qui se propage à grande vitesse à travers le pays.



"Une femme peut donner
naissance à elle-même"

  Betül avec le portrait de Rosa Luxemburg, une icône marxiste.


Après avoir nourri ses trois chats, Betül enfile sa doudoune violette et se prépare à repartir en campagne et passer voir les militants qui distribuent des tracts "Hayir" ("non") sur les quais de Kadikoy. Avant de sortir, elle tient à nous montrer l'un de ses livres favoris, écrit par Cilem Dogan, une femme emprisonnée après avoir tué son mari violent.

"Elle a écrit qu'une femme pouvait donner naissance à elle-même et c'est quelque chose qui m'a beaucoup touchée. Cela veut dire qu'on peut se transformer et devenir une autre femme", explique Betül.

"C'est exactement ce que j'ai ressenti durant ces 66 jours de manifestation", ajoute la jeune femme, avant de descendre sur les quais de Kadikoy. La lutte continue.




Bannière en faveur du "non" au référendum du 16 avril sur les quais de Kadikoy