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La jeune fille sur la photo

Le regard est rieur. Dans ses yeux doux perce une pointe d’effronterie. Entre deux petites fossettes, les lèvres dessinent un sourire mi-narquois, mi-frondeur. La jeunesse se dégage de ce visage encore un peu poupin. Si ce n’étaient les cheveux rasés, le numéro sur la poitrine et la tenue de prisonnière, on pourrait presque croire qu’il s’agit d’une innocente photo d’identité. Ce triple cliché, de face et de profil, a pourtant été pris à Auschwitz.

Clichés d’identification de Lisette Moru à son arrivée à Auschwitz. © The Archives of the State Museum Auschwitz-Birkenau in Oświęcim

En 2019, au hasard de mes recherches sur la résistance en Bretagne, je découvre stupéfaite le portrait de cette jeune fille : Marie-Louise Moru, dite Lisette, une Morbihannaise déportée en 1943 dans ce camp de concentration et d’extermination situé en Pologne. Elle n’en est pas revenue. Le contraste est si fort. Comment garder le sourire dans un tel lieu ? Comment réussir à se jouer de la mort ? Qui était cette jeune fille à l’air amusé et tellement innocent ? Son expression ne me quitte plus. Je veux savoir qui se cache derrière ce regard provocateur et ce numéro, 31 825.

Sur Internet, les informations sur Lisette ne sont pas légion. À part sa photo, la Bretonne n’a pas laissé beaucoup de traces. Quelques articles rédigés à l’occasion de cérémonies commémoratives parlent d’une résistante dite "passive", arrêtée pour avoir fleuri le monument aux morts de sa ville de Port-Louis en pleine Seconde Guerre mondiale. Un terrible destin pour un acte presque insignifiant. Son histoire m’intrigue encore plus. Plusieurs de ces coupures de presse mentionnent le nom d'une certaine Jeannine Barré, qui a œuvré pour sa mémoire. Je la contacte rapidement. Ravie de mon intérêt, elle me donne rendez-vous quelques semaines plus tard.

C’est par un beau jour d’août que je me rends à Port-Louis, commune d'un peu plus de 2 500 habitants située dans le sud-ouest du Morbihan. Une presqu'île juste en face de Lorient. La localité doit son nom à Louis XIII, qui voulut en faire une ville fortifiée pour protéger le royaume de France de ses ennemis anglais, espagnols ou hollandais. Lieu désormais touristique, Port-Louis abrite une citadelle magnifiquement conservée et des remparts datant du XVIIe siècle. La ville est aussi connue pour avoir été le port d’attache de la Compagnie des Indes.

Vue de la ville de Port-Louis. © Stéphanie Trouillard, France 24
Le port de plaisance de Port-Louis. © Stéphanie Trouillard, France 24
L’entrée de la citadelle de Port-Louis. © Stéphanie Trouillard, France 24
Les remparts et la plage de Port-Louis. © Stéphanie Trouillard, France 24

Jeannine Barré vit dans le centre historique. Une petite maison en pierre avec jardin, où elle passe sa retraite. Originaire de la région parisienne, voilà 35 ans qu’elle s’est installée sur la côte bretonne. Port-Louisienne d’adoption, elle s’est intégrée à la vie communale en devenant conseillère municipale. Sœur de déportée, elle est aussi devenue la représentante locale de la Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes. "Quand je suis arrivée à Port-Louis, j’ai tout de suite raconté que mon frère François était mort à Auschwitz en tant que communiste. Lors des cérémonies, j’ai donc commencé à faire les discours", m’explique cette femme âgée de 86 ans. Sur la table de son salon, elle me montre fièrement les articles rassemblés précieusement au fil des années. "En discutant avec les gens, j’ai appris que la petite Moru avait aussi été déportée à Auschwitz. Comme ses parents habitaient près de chez moi, je suis allée frapper à leur porte et je leur ai posé des questions."

Jeannine Barré sympathise avec eux. Ils partagent la même douleur, celle d’avoir perdu un proche en déportation. Mais les parents de Lisette ne lui offrent que peu de détails sur les circonstances de l'arrestation de leur fille : "Ils ne m’ont pas dit grand-chose, seulement qu’elle avait été arrêtée pour avoir déposé un bouquet de fleurs au monument aux morts de Port-Louis." C'était le 14 juillet 1942 au cimetière de la ville. L'adolescente était accompagnée d'un copain. "Ils ont ensuite été convoqués à la Kommandantur et ne sont jamais revenus." Sans en dire trop, les parents de Lisette confient à Jeannine que les deux jeunes gens ont été dénoncés.

Le monument aux morts de Port-Louis, érigé dans le cimetière de la ville. © Stéphanie Trouillard, France 24

La conseillère municipale sent une certaine gêne dans la commune quand elle essaie d'en savoir plus. Peu d’habitants veulent évoquer le sujet. On lui fait comprendre qu’elle ferait mieux de ne pas s'y intéresser. Rien n’a été fait pour honorer la mémoire de la résistante et des rumeurs courent sur elle. "J’ai trouvé cela honteux. Je ne comprenais pas. Je voulais qu’on parle d’elle. Elle n’avait peut-être pas fait grand-chose, mais c’était la seule à avoir fait quelque chose", s’emporte la retraitée.

À force de ténacité, Jeannine Barré finit par obtenir en 2008 que le local jeunes de la commune porte son nom. Lisette reçoit enfin un premier hommage. Le devoir de mémoire progresse, mais les circonstances de son arrestation restent floues. "Je n’ai pas voulu savoir qui l’avait dénoncée. Ses parents savaient, mais ils ne m’ont rien dit", me confie la vieille dame. "J’aimerais bien que vous arriviez à creuser, ça me ferait plaisir de savoir la vérité avant ma mort. Si elle a été déportée pour un simple bouquet de fleurs, c’est ahurissant !"

La plaque apposée en 2008 au local jeunes de Port-Louis. © Stéphanie Trouillard, France 24

Un tempérament frondeur

Avant mon départ, Jeannine Barré me donne les coordonnées de Roselyne Le Labousse, nièce de Lisette et dernière représentante de la famille, vivant aussi à Port-Louis. Après un simple coup de téléphone, la retraitée d'une soixantaine d'années accepte de me recevoir, heureuse de parler de sa tante. Quand elle m’ouvre sa porte à quelques encâblures de l’océan, elle a déjà préparé des documents.

Roselyne Le Labousse est la mémoire des Moru. C’est elle qui a conservé toutes les photos de la famille. Avec beaucoup de tendresse, elle se penche sur un portrait de Lisette en habit de communiante. Elle ne l’a pas connue, mais elle en a si souvent entendu parler. "Lisette avait une force incroyable, me raconte-t-elle en se souvenant de ce que lui disait son père. Elle n’avait peur de rien." En évoquant son histoire, les larmes lui montent aux yeux : "Cela fait remonter beaucoup de choses. Dès que j’en parle, je revois mon père pleurer."

En quelques minutes, Roselyne Le Labousse me dresse l’arbre généalogique. Marie-Louise Pierrette Moru, dite Lisette, naît le 27 juillet 1925. Son père, Joseph Moru, a alors 22 ans et travaille à l’Arsenal de Lorient ; sa mère, Suzanne Gahinet, âgée de 24 ans, est marchande de poissons. Lisette est l’aînée d’une fratrie de trois enfants. Son frère Louis était le père de Roselyne.

À gauche : Lisette et son frère Louis. À droite : Lisette en habit de communiante. © Archives personnelles de Roselyne Le Labousse

Lisette grandit dans une famille aimante. La jeune fille est connue pour sa gaîté et son sens de l’humour. "Elle était rieuse, espiègle, elle avait un sacré caractère. Elle affichait tout le temps un air narquois. C’est peut-être d’ailleurs ce qui l’a desservie", souligne sa nièce. Un portrait qui concorde avec son attitude sur la photo prise à Auschwitz. Après le certificat d’études, elle obtient un CAP de couturière : "Elle était intelligente. Ce genre de diplôme était assez rare à l’époque." Mais au début de la guerre, les commandes se font plus rare, le travail manque. Lisette doit délaisser ses aiguilles. Elle est finalement embauchée comme manutentionnaire à la conserverie Breuzin-Delassus de Port-Louis. La sardine est alors l’activité principale de la commune.

D’un tempérament frondeur, l’adolescente ne supporte pas l’occupation. Son père lui-a-t-il parlé de son grand-père paternel, Joseph Marie Moru, soldat de 2e classe au 6e régiment d’infanterie coloniale, "tué à l'ennemi" lors de la Grande Guerre à Souain, dans la Marne, le 3 octobre 1915 ? La jeune fille est en tout cas profondément révoltée par la présence des Allemands. Bravache, elle porte une croix de Lorraine, dissimulée sous le col de sa veste. "Dès qu’elle pouvait faire un pied de nez dans le dos d’un Allemand, elle ne se gênait pas, au vu et au su de tout le monde", décrit sa nièce.

Avec quelques amis, elle commence à résister à sa façon, distribuant des tracts antinazis et surveillant les allées et venues de l'occupant. Selon Roselyne Le Labousse, elle fait même partie du réseau de renseignements "Nemrod" organisé par Honoré d'Estienne d’Orves, un membre des Forces françaises libres débarqué clandestinement sur les côtes bretonnes en décembre 1940. Lisette l’aurait intégré grâce au médecin de Port-Louis, le docteur Pierre Tual, nommé par Estienne d’Orves à la tête de ce secteur du Morbihan : "Elle travaillait pour lui. Elle allait porter des messages." Le docteur avait notamment pour mission de surveiller les abords de la citadelle, alors occupée par les Allemands. Le lieu, stratégique, accueille leur poste de commandement du front de mer de Lorient. Ils y aménagent notamment un bunker, des batteries sur les bastions et des créneaux de tir dans la muraille.

Le docteur Pierre Tual (à droite). © Centre d'animation historique du pays de Port-Louis

Roselyne Le Labousse a aussi entendu parler de la fameuse histoire du bouquet. Mais elle en a une autre version : "Cela ne s’est pas passé au cimetière. Un aviateur anglais a été abattu dans la ville voisine de Gâvres. Lisette a traversé tout Port-Louis avec ses fleurs et a pris le bateau pour aller les déposer là où il était tombé." La descendante de la famille Moru est également au courant des rumeurs de dénonciation. Sur la tombe familiale, la plaque en hommage à sa tante en fait d’ailleurs mention : "À Marie-Louise Moru, morte pour la France à Auschwitz, le 24-4-43, à l’âge de 17 ans et demi, lâchement vendue par deux Françaises le 8-12-42". Mais elle préfère ne pas s’attarder sur le sujet : "Les gens sont encore traumatisés par cette période. J’ai découvert beaucoup de choses sur ce qu’il s’était passé entre les Port-Louisiens durant la guerre, mais je les garde pour moi. Je sais que deux femmes ont dénoncé Lisette. Mais mes parents m’ont toujours appris qu’il fallait savoir pardonner. C’est ce qu’ils avaient fait." Roselyne Le Labousse ne veut pas raviver les vieilles rancœurs, mais elle se réjouit qu’on parle de sa tante. Elle me donne carte blanche pour mener mes recherches : "Au moins, les choses seront réglées."

La plaque en hommage à Lisette dans le cimetière de Port-Louis. © Stéphanie Trouillard, France 24


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