Il était une fois un couple de paysans japonais, Naoichi et Mutsue Fujimori. Ces deux natifs de Kumamoto émigrèrent dans les années 1930 au Pérou en quête d’une vie meilleure. En 1938 à Lima naissait leur fils Alberto. En 1990, celui-ci devenait le premier Nippo-Péruvien président de la république.

Trois décennies plus tard, le conte de fées latino-américain de la dynastie Fujimori a viré à la telenovela. Au lieu de vivre heureux et d’avoir beaucoup d’enfants, Alberto Fujimori a été destitué en 2000 pour corruption, puis emprisonné pour crimes contre l’humanité. Deux de ses quatre enfants, Keiko et Kenji, ont décidé de prendre sa relève politique, mais s’entredéchirent. Leur conflit a d’ores et déjà fait une victime collatérale, le président Pedro Pablo Kuzscinky, qui a dû démissionner le 21 mars, après avoir été accusé de corruption.

Si Keiko tente aujourd’hui de s’émanciper de la lourde figure paternelle, Kenji, lui, reste fidèle coûte que coûte au patriarche. De là à imaginer un duel fratricide des Fujimoristes à la présidentielle de 2021 ? “Il y a si peu de différences de fond entre les deux que cela semble improbable. Mais dans ce pays, tout est possible”, juge Adriana Urrutia, politologue à l’Institut d’études péruviennes de Lima et spécialiste du fujimorisme.

Portrait de famille d’une dynastie qui préside aux destinées du Pérou depuis près de 30 ans.






  

Alberto Fujimori, 79 ans, reste aujourd’hui la pièce maitresse de l’échiquier politique péruvien. “C’est simple, le Pérou est scindé en deux blocs : les pro-Fujimori qui voient en lui le héros vainqueur de la guérilla maoïste, et les anti, qui n’oublient pas la répression des escadrons de la mort et les stérilisations forcées”, explique Adriana Urrutia, politilogue péruvienne, spécialiste du ‘fujimorisme’.

Ingénieur agronome de formation, le patriarche des Fujimori a été président de 1990 à 2000. Lors de la présidentielle de 1990, le contraste avec son concurrent, l’écrivain Mario Vargas Llosa, est frappant : les Péruviens expriment leur rejet de ce candidat incarnant l’élite blanche éduquée du pays. Ils lui préfèrent ce “Chino”, surnom d’Alberto, issu des classes laborieuses et de l’immigration, qu’ils connaissent grâce à son émission de télévision quotidienne d’agriculture.



La famille Fujimori au grand complet en 1990.
© Palacio de gobierno, AFP


“Au cours de ses mandats, le ‘fujimorisme’ se définit rapidement comme un populisme de droite”, explique Adriana Urrutia. “L’homme providentiel, Alberto Fujimori, fait le lien avec les classes populaires mais, dans le même temps, il met en place des mesures libérales. À cela s’ajoute un exercice du pouvoir autoritaire en matière de maintien de l’ordre.” Une fois au pouvoir, le président va largement s’appuyer sur l’ancien colonel Vladimir Montesinos, proche de la CIA. Ce dernier devient son éminence grise et l’exécuteur du régime. Le président lui doit notamment l’arrestation d’Abimaël Guzmán, chef officiel de la guérilla maoïste du Sentier lumineux.

Sa femme, Susana Higuchi, est la première à dénoncer le despotisme du clan Fujimori au début des années 1990. Elle révèle que trois des frères et sœurs d’Alberto auraient détourné des dons japonais à destination des pauvres. Alberto demande le divorce en 1994. Susana Higachi affirmera par la suite avoir été torturée par les services secrets péruviens. Déterminée à faire tomber le clan Fujimori, elle tente de se présenter contre le parti de son ex-mari en 1995, mais sa candidature n’est pas validée par le pouvoir électoral.



Susana Higuchi, la femme d’Alberto Fujimori, a été la première à se désolidariser du clan.
© Pedro Ugarte, AFP


Alberto Fujimori finit cependant par être forcé au départ en 2000. Alors qu’il avait remporté un troisième mandat malgré l’interdiction constitutionnelle de se représenter, la publication d’une vidéo montrant Vladimiro Montesinos en train de soudoyer un parlementaire de l'opposition l’oblige à démissionner. Il fuit au Japon. Le 21 novembre 2000, le Parlement péruvien entérine sa destitution pour “incapacité morale permanente".

La justice le rattrape également. Le 22 septembre 2007, après près de sept ans de cavale, l'ancien chef de l'État est extradé depuis le Chili. En 2009, il est condamné à 25 ans de prison pour avoir commandité deux massacres perpétrés en 1991-1992 par un escadron de la mort chargé de lutter contre le Sentier lumineux. Aujourd’hui, il reste encore inculpé pour sa responsabilité présumée dans l'homicide de six paysans à Pativilca, dans le centre du Pérou. Une vaste enquête est également toujours en cours sur les stérilisations forcées de milliers d’Indiennes quechuas.

Le 24 décembre 2017, coup de théâtre. Le président péruvien, Pedro Pablo Kuczynski (PPK), gracie le vieux président, officiellement “pour raisons de santé”. Cependant, beaucoup dénoncent un pacte passé entre Kenji Fujimori et PPK : une grâce pour le père contre l'abstention des députés kenjistes lors de la procédure de destitution qui vise le président. “Beaucoup pense que c’est Alberto lui-même qui a guidé Kenji sur la meilleure manière de négocier cela avec le gouvernement”, explique Adriana Urrutia. Malgré les fêtes de Noël, la population manifeste en masse dans les rues contre la grâce.



Les Péruviens ont manifesté en masse le 25 décembre contre la grâce accordée à l’ancien président
© Archives AFP


Si certains affirment que le vieux “Chino” continue de tirer les ficelles, sa santé est aujourd’hui plus que déclinante. Ces derniers mois, il a été hospitalisé à trois reprises pour des problèmes d'arythmie cardiaque. Son retour au pouvoir apparaît improbable mais, en coulisses, il pourrait s’activer pour réconcilier ses deux enfants afin que l’un d’eux accède au pouvoir suprême en 2021.




Keiko, Alberto et Kenji, une famille encore unie en 1997 lors d’une visite d’État, en Inde.
© AFP



  

Longtemps, Keiko Fujimori, 42 ans, a fait figure fille parfaite. À 19 ans, à peine majeure, elle s'engage en politique aux côtés de son père, assumant le rôle de Première dame alors que ses parents sont en plein divorce. Une première expérience du pouvoir qui lui laisse le goût de la politique.



En 1994, Keiko Fujimori a assumé le rôle de Première dame aux côtés de son père.
© Roberto Schmidt, AFP


En 2010, elle crée le parti Fuerza popular (droite) avec l’aide d’anciens partisans de son père. Le parti est au service de la candidature de Keiko à la présidentielle de 2011 et reprend les grandes lignes politiques du ‘fujimorisme’. Elle s'incline cependant au second tour, victime de sa stratégie de revendication de l'héritage paternel.

À partir de 2016, elle change de tactique. Pour remporter la présidentielle, Keiko mise sur la dédiabolisation de Fuerza popular. Elle rompt avec la vieille garde fujimoriste et fait émerger de nouveaux cadres pour le parti. Martha Chavez, fidèle d’Alberto ayant porté les couleurs du ‘fujimorisme’ en 2006 à la présidentielle, est écartée des listes électorales. Pour les Péruviens, la fille modèle devient alors une “mala hija” (mauvaise fille), ayant renié sa mère lors du divorce, puis son père.

Malgré cette réputation, Keiko perd de peu au second tour de la présidentielle de 2016. Avec 50,12 % des voix, Pedro Pablo Kuczynsky remporte la présidentielle la plus serrée de l’histoire du Pérou. Plusieurs analystes pointent du doigt les déclarations de Kenji Fujimori dans l’entre-deux tours : dans un tweet effacé depuis, il avait déclaré qu’il se verrait bien président en 2021 en cas de défaite de sa sœur.





“Étonnamment, au niveau du programme, la seule différence avec son père et son frère, c’est qu’elle ne se définit pas par rapport à la figure de son père”, estime Adriana Utturia. “Mais dans les faits, c’est le même populisme de droite.” Keiko peut tout de même se consoler : à la faveur de l’alambiqué système électoral péruvien, Fuerza popular, bien que défait au nombre de voix au niveau national, remporte la majorité parlementaire absolue avec 71 sièges sur 130.

Cependant, la déclaration de Kenji a laissé des traces. Le torchon brûle entre le frère et la sœur. D’autant que Keiko souffre d’un déficit de popularité en comparaison de son jeune frère. Elle apparaît plus froide, plus distante. Les Péruviens lui reprochent notamment son intransigeance et ses obstructions au gouvernement de Pedro Pablo Kuzcinski. Depuis le 1er mars 2018, la rupture est consommée : la fratrie n’échange plus que par tweet interposé et Kenji fonde son propre parti, Cambio 21.

À court terme, Keiko devrait garder la mainmise sur la maison fujimoriste. Cependant, un obstacle judiciaire pourrait se dresser sur son chemin car la justice la soupçonne d'avoir bénéficié de pots-de-vin du géant du BTP brésilien Odebrecht pour financer sa campagne de 2011. Une députée kenjiste, Maritza Garcia, affirme que son frère devrait témoigner à charge contre elle lors de sa comparution le 6 avril devant le ministère public.

Désormais, entre les enfants Fujimori, tous les coups, même judiciaires, sont permis.




  

Kenji, 38 ans aujourd’hui, n’avait que 10 ans lorsque son père a accédé à la fonction suprême au Pérou. Le jeune homme a donc passé son adolescence sous l’œil des médias péruviens. De cette période, il conserve l’image d’un enfant gâté, qui baladait ses amis avec les hélicoptères de l’armée ou s’amusait à effrayer les journalistes avec un boa apprivoisé.



Alberto Fujimori est très proche de son benjamin, Kenji.
© Jon Levy, AFP


Le jeune Kenji a redoublé trois fois au cours de sa scolarité, ce qui a longtemps fait courir des rumeurs sur un supposé retard mental. La vidéo, franchement gênante, d’un Kenji adolescent jouant avec son chien ne fait rien pour les démentir : l’héritier d’Alberto y apparaît quasi arriéré et se livre à des jeux possédant un double-sens graveleux.

“Aujourd’hui encore, il peine à se dépêtrer de cette image d’adolescent un peu benêt”, explique Adriana Urrutia. Encore aujourd’hui, il arrive qu’on lui demande de s’expliquer sur cette vidéo avec son chien. Il a même dû démentir être zoophile en 2013.

Malgré ces viles rumeurs, Kenji décroche un diplôme d’ingénieur agronome, comme son père, puis entre en politique en 2011. Le jeune député est alors le mieux élu du Congrès. Il s’attire les sympathies de l’opinion publique en formant son groupe de fidèles, les “Avengers”, en référence aux super-héros du film de Marvel qui sort à la même époque. Petit à petit, il se taille une image sympathique, jeune, dynamique, renforcée par son habitude de communiquer par Twitter.

Une ascension fulgurante qui nourrit une vocation : devenir président, comme papa. Quitte à torpiller sa sœur. Ce qu’il ne manque pas de faire lors du crucial entre-deux tours de la présidentielle de 2016. D’un tweet effacé depuis, il suggère qu’il se verrait bien président en 2021 si sa sœur était défaite. Pour les commentateurs péruviens, le message a pu faire basculer l’élection et faire perdre Keiko.



Capture d’écran, Gestion.pe


Kenji reste le plus fervent défenseur d'Alberto Fujimori : “Kenji est l’enfant chéri. C’est lui qui s’est occupé de son père quand il est sorti de prison en lui trouvant un appartement”, explique Adrianna Uturria, “tandis que Keiko a peur que la figure de son père lui fasse de l’ombre.”

Kenji Fujimori ne pardonne pas à sa sœur de s’être affranchie de leur père et d’avoir écarté la vieille garde fujimoriste. S’appuyant sur cette dernière, il commence à marquer sa différence au Congrès. Alors que Keiko veut instaurer un rapport de force avec le nouveau président Pedro Pablo Kuczynski (PPK), lui préfère la concertation et la main tendue. Une volonté de conciliation qui lui attire de nouveau la sympathie de l’opinion publique.

“Il y a également un côté très machiste à ce conflit. Pour beaucoup, l’héritier d’Alberto ne peut-être qu’un fils, Kenji”, estime Adriana Uturria. “Les adeptes les plus traditionnels du ‘fujimorisme’ votent pour lui plus pour ce qu’il représente que pour ce qu’il est.”





En décembre, lorsque Pedro Pablo Kuczynski est menacé de destitution par le Congrès, Kenji incite son groupe d’”Avengers” à s’abstenir, sauvant temporairement la tête du président contre l’avis de sa sœur. Quelques jours plus tard, Alberto Fujimori est gracié par PPK. Les pro-Keiko dénoncent un pacte entre les deux hommes. PPK dément et parle d’une libération anticipée pour “raisons de santé”.

L’affaire en reste là, jusqu’à la révélation le 20 mars d’une vidéo montrant Kenji en train de négocier en décembre dernier un achat de votes lors de la procédure de destitution. Le Parquet général du Pérou a annoncé l'ouverture d'une enquête préliminaire pour "des délits présumés de corruption passive ainsi que d'autres ayant porté préjudice à l’État". Keiko, elle, initie la procédure pour que le Congrès lève l’immunité parlementaire de l’enfant gâté du ‘fujimorisme’.

"Ce n'est pas une lutte contre la corruption, mais une lutte pour le pouvoir", réplique Kenji à propos de cette guerre fratricide, dans une vidéo diffusée sur Twitter.





La rupture est désormais bien consommée entre le frère et la sœur. Kenji a officiellement quitté Fuerza Popular le 1er mars dernier pour divergences après que la presse a révélé que Keiko Fujimori aurait trempé dans le scandale de corruption Odebrecht. Le jeune député affirme que le parti fujimoriste n’a "plus d'autorité morale". Et il ne compte pas laisser passer l’occasion : il a promis de faire des révélations sur sa sœur le 6 avril lorsqu’il sera interrogé en tant que témoin par la justice dans ce dossier.

Le fils prodigue fourbit ses armes et lance son propre parti, Cambio 21, une référence au parti qui a porté son père au pouvoir en 1990, Cambio 90. Et pour bien insister sur l’héritage familial, Kenji a nommé le patriarche président-fondateur du parti et s’active à faire en sorte que le mouvement soit autorisé à se présenter aux futures élections. De là à imaginer un duel Fujimori contre Fujimori en 2021, il n’y a plus qu’un pas.