Roulés
par la farine

Abdou Karim Sall veut nous montrer ce qui se passe au large.

Dans l’aire marine protégée qu’il a créée, il passe le plus clair de son temps à relever péniblement les filets déposés par les artisanaux : « Au moment où je vous parle, 21 000 pirogues déclarées pêchent sur 718 km de côte, avec des techniques dévastatrices : filets dormants ou tournants, pêche à la palangre, au harpon ou à l’explosif et monofilament ! Toutes les espèces sont surexploitées ».

Une situation d’autant plus grave, qu’au large existe une redoutable concurrence : celle de la pêche industrielle.

Un jeune pêcheur nous signale un bateau hors d’usage à 20 km des côtes : « C’est un chalutier espagnol. Il n’a pas le droit de venir pêcher ici la sardinelle ! C’est notre zone de pêche ! »

Pillé par les chalutiers espagnols, russes et chinois, ce pélagique (petit poisson) essentiel à la sécurité alimentaire de la région est convoité par l’Europe et l’Asie pour l’aquaculture.

Sur toute la côte, des unités artisanales ou industrielles de production de farine de poisson se sont implantées avec des capitaux espagnols, russes, chinois et coréens.

Au Sénégal, tout comme dans les autres pays de la sous-région, en Gambie et en Mauritanie, ces unités fleurissent à la manière des comptoirs qui enrichissaient l’Europe du temps des colonies...

« La demande de poisson fourrage pour alimenter saumons et carpes a généré une industrie extrêmement vorace qui truste les ressources halieutiques puisqu’il faut cinq tonnes de sardinelle pour produire une tonne de poisson », explique Gaossou Gueye, président de la Confédération des pêcheurs artisanaux de l’Afrique de l’Ouest.

Décidé à s’investir dans la création d’une aire marine protégée (AMP), Abdou Karim Sall a obtenu que quelques balises préservent 30 km de côte entre Joal et Palmarin. Depuis, il patrouille avec une seule vedette pour traquer les braconniers.

Quasiment tous les pêcheurs utilisent des filets en nylon, même s'ils sont officiellement interdits. Ils coûtent moins cher et piègent plus facilement les poissons.


Les chalutiers industriels sous pavillon sénégalais peuvent aussi pêcher autant qu’ils le désirent, en l’absence d’observateurs. Souvent, ils sous- déclarent leur tonnage et leur capacité de pêche, ce qui leur permet de travailler à proximité des côtes sans être inquiétés.


Les filets dormants repérés au large de Joal-Fadiouth sont relevés très rarement. Pris au piège pendant plusieurs jours, le poisson devient impropre à la consommation et alimente alors les usines de farine.


Les usines de farine peuvent payer jusqu'à 4 000 francs CFA (6 euros) pour une caisse de 50 kg. Leur production est ensuite exportée vers la Chine, la Corée du Sud et l’Union européenne.

Au Sénégal, les exportations de farine de poisson, qui n’étaient que de 990 tonnes en 2006, ont atteint 6 288 tonnes (31 440 tonnes équivalent en poisson frais) en 2015. Il y a quelques années, la tonne de farine de poisson valait, au plus, 1 200 à 1 500 $. À présent, la farine vaut entre 1 800 et 2 100 $ la tonne, suivant le taux de protéines.

Une manne dont la pêche locale en réalité ne profite pas, car cette filière se développe au détriment des femmes transformatrices qui ne peuvent rivaliser avec la quantité de poisson achetée et les sommes payées par ces usines.

« Au lieu de satisfaire les besoins d’une population dont la sécurité alimentaire repose sur le poisson et des milliers d’emplois, le Sénégal préfère développer des sociétés mixtes et une industrie de transformation à capitaux coréens, chinois ou espagnols qui lui imposent en retour une politique d’ouverture à leurs bateaux inscrits sous pavillon sénégalais », affirme Karim Sall.

Au port autonome de Dakar, une enclave disposant de son propre service de sécurité et dont le fonctionnement échappe même à l’administration sénégalaise, nous avons observé une dizaine de bateaux chinois, de vieilles guimbardes à l’état d’épaves opérant sous pavillon sénégalais.

Cette réalité économique menace la subsistance de toute une région, qui dépend de la sardinelle pour ses emplois. Elle empêche également la gestion concertée d’une ressource vitale localement : ce petit poisson se trouvant au bas de la chaîne alimentaire nourrissant d’autres espèces… dont l’homme.

Occupé à chasser les contrevenants dans son aire marine protégée, Karim le sait : son combat est une goutte d’eau dans l’océan.