Quand les Irlandais ont exulté en mai dernier après la large victoire du "oui" au référendum pour légaliser l'avortement, les Maltais, eux, observaient le résultat avec circonspection. Alors qu'une petite révolution s'opérait sur l'île catholique du nord de l'Union européenne, les insulaires du sud, eux, ne souhaitent toujours pas entendre parler du sujet. Le plus petit État de l'UE est désormais le dernier bastion européen à interdire l'interruption volontaire de grossesse.

Et cela ne semble pas près de changer. La société maltaise ne veut même pas entendre parler d'avortement. Le mot même est tabou dans les conversations entre collègues, entre amis ou en famille. Pour recueillir des témoignages, la discrétion est de rigueur et les recherches se focalisent sur les réseaux sociaux, via les groupes de discussion de femmes. Un profil de jeune fille aux cheveux ébène et au large sourire finit par se manifester. "Je veux bien parler de façon anonyme", glisse Victoria (son prénom a été modifié), 26 ans. Mais la rencontre est inenvisageable pour elle : "C'est trop risqué, mon copain actuel n'est pas au courant. Ici, c'est petit. Vous n'avez pas idée de comment les choses se savent vite".

À Malte, 90 % de la population est catholique. © Filippo Monteforte, AFP


C'était juste la pire expérience de ma vie"
— Victoria

Tombée enceinte malgré la pilule en janvier 2016, la jeune fille revient sur son expérience douloureuse via des messages privés : "Je me suis débrouillée toute seule, explique-t-elle. Je n'en ai pas parlé à mon copain de l'époque car je savais que je ne pouvais pas compter sur lui. J'ai juste coupé les ponts". Elle n'a pas non plus prévenu ses parents "très catholiques" qui n'auraient, selon elle, pas compris son choix. "C'était juste la pire expérience de ma vie, je ne pouvais pas aller à l'hôpital, sinon j'aurais été arrêtée", assure-t-elle.

Sur l'archipel, où le catholicisme est religion d'État, les femmes qui avortent peuvent être condamnées à une peine allant jusqu'à trois ans de prison. Et les professionnels de santé qui les aident risquent quatre années d'emprisonnement et une interdiction à vie de pratiquer la médecine. Aucune exception n'est tolérée, pas même le viol, l'inceste, la malformation du fœtus ou encore le risque vital pour la mère.

En 2014, une femme de 30 ans a notamment écopé de deux ans de prison avec sursis pour avoir avorté, et celle qui lui a fourni la pilule, à 18 mois avec sursis, rapporte l'association féministe maltaise Women's rights foundation (WRF).

Pour mettre un terme à une grossesse non désirée, les Maltaises ont donc deux options : sortir du pays ou prendre une pilule abortive en cachette. Chaque année, entre 300 et 400 femmes choisissent d'avorter à l'étranger, en Angleterre ou en Sicile par exemple. Victoria, coincée sur l'île par ses obligations professionnelles, a dû se tourner vers la seconde alternative en contactant Women on Web, une ONG créée par Rebecca Gomperts. Cette médecin néerlandaise a fondé en 1999 l’association Women on waves ("Femmes sur les vagues"), qui pratique des avortements sur un bateau naviguant dans les eaux internationales pour échapper aux législations strictes de certains pays. Sur le même principe, Women on Web propose un service spécialisé sur les IVG en envoyant des pilules à celles qui veulent arrêter une grossesse tout en restant chez elles.

Capture d'écran du site womenonweb.org


Facile et rapide à commander"
— Victoria

Après avoir rempli un formulaire de consultation en ligne pour dater sa grossesse et éviter toute complication, Victoria s'est vu prescrire deux pilules, du mifépristone, plus connu sous le nom de RU-486, et du misoprostol, qui provoquent des fausses couches au premier trimestre. Elle a reçu l'envoi par courrier à son domicile, moyennant 80 euros. "C'était assez facile et rapide", poursuit-elle, même si le colis était ouvert à la réception et qu'il n'y avait qu'une pilule sur les deux. "Je l'ai quand même prise, je n'avais pas le choix", explique-t-elle.

Si l'Organisation mondiale de la santé (OMS) considère l'avortement médicamenteux sans risque, Victoria a connu quelques complications : "La douleur était insupportable et extrêmement traumatisante", se souvient-elle. Sur recommandation de Women on Web, qui précise sur son site que la prise de médicaments est suivie de douleurs, crampes et saignements, Victoria est allée consulter une gynécologue, qui lui a diagnostiqué de multiples kystes. Elle n'a pas précisé quels médicaments avaient été pris – pour éviter toute poursuite judiciaire. "Elle ne m'a posé aucune question, je ne lui ai rien dit non plus", résume la jeune femme. Taire les maux et, surtout, taire le mot.

Le traumatisme est tel qu'il entraîne parfois des séquelles psychologiques : "Je suis passée par une dépression, sans oublier les crises d'angoisse", glisse-t-elle. Deux années plus tard, elle estime avoir tourné la page, mais s'excuse à demi-mot d'avoir dû avorter. "Ne vous méprenez pas, j'adore les enfants, mais je ne pouvais pas en avoir à cette époque", se justifie-t-elle.

La majorité des femmes qui avortent culpabilisent, assure Alice Taylor, célèbre auteure féministe maltaise. "Notre société ne tolère pas celles qui ne veulent pas être mères ou celles qui veulent mettre un terme à leur grossesse, s'indigne-t-elle. Dans cet archipel, la sexualité est un tabou et la parole n'est pas libre. Ce n'est rien d'autre que de l'autocensure."

J'ai été l'une des premières femmes à parler de l'avortement dans les médias"
— Alice Taylor

Cette culture du silence autour de l'avortement s'explique par la très grande influence de l'Église catholique, estime Liza Caruana-Finkel, étudiante maltaise en master d'études du genre et de la femme à l'université de Lancaster, au Royaume-Uni, et auteure d’une thèse sur l’avortement dans son pays. "Cela commence dès le plus jeune âge, avec les cours de religion dans les écoles publiques, décrypte-t-elle. Récemment, des enseignants m'ont raconté qu'ils avaient pour consigne de dire que l'avortement n'était pas une bonne chose, tout comme la contraception."

J'ai été menacée de mort"
— Alice Taylor





Déterminée à briser ce non-dit, l'auteure Alice Taylor a publié plusieurs tribunes sur cette question sensible dans l'un des rares quotidiens indépendants de l'île, The Malta Independent. "Le sujet provoque systématiquement des réactions haineuses", a-t-elle constaté. Quand elle a proposé de légaliser l'avortement en cas de viol ou de risque pour la femme, elle a reçu des menaces de mort en ligne. "Ils s'en sont aussi pris à ma mère de 74 ans !", s'indigne-t-elle. "Les messages qui lui étaient adressés disaient qu'ils auraient voulu qu'elle soit violée afin qu'elle avorte et ne me fasse pas naître."

Le harcèlement en ligne, "orchestré par une dizaine de trolls", ne s'arrête pas là. Son compte Facebook a été hacké, son profil LinkedIn traqué, ainsi que le site de son entreprise. "Ils ont régulièrement diffusé de fausses informations à mon encontre, ils disaient que j'avais un casier judiciaire, ce qui est faux ! Ils me traitaient de meurtrière et affirmaient que j'étais payée par les organisations féministes pour alimenter le débat", énumère-t-elle.

Excédée, Alice Taylor a porté plainte et a fini par quitter le pays en septembre dernier. "Pourquoi devrais-je rester assise là, à subir leurs menaces et à avoir peur de prendre le bus ?"

La parole s'est libérée"
— Alice Taylor

Photo du groupe Facebook Women for Women

Mais elle garde la tête haute, fière d'avoir contribué à briser cette chape de plomb. "Depuis que j'ai commencé à écrire sur le sujet il y a 18 mois, la parole s'est libérée", assure-t-elle. "Ce n'était pas le cas avant." Aujourd'hui, certaines femmes osent en parler sur les réseaux sociaux, notamment avec le groupe Women for Women, qui comptait 27 000 membres en juin.

Une fois encore, Alice Taylor constate que "la moindre remarque pro-IVG est immédiatement suivie de menaces de mort". "C'est un lieu de débat ouvert à tous", assure la créatrice du groupe, Francesca Conti, favorable à l’avortement. Les anti-IVG entrent dans le groupe pour ne pas perdre le monopole sur le sujet. "Elles vont nous dire de garder les jambes fermées, d'arrêter d'être une pute", explique-t-elle, dépitée de voir que "ces femmes ont été formatées par la société patriarcale". Il lui arrive parfois de bloquer certains commentaires trop virulents, voire des profils trop extrémistes.

Après la pilule du lendemain, il fallait embrayer"
— Lara Dimitrijevic

Reste que les langues semblent timidement se délier. En mars dernier, la directrice de Women’s Rights Foundation (WRF), Lara Dimitrijevic, a ouvert une nouvelle brèche en proposant au gouvernement un projet pour "la santé et les droits sexuels et reproductifs des femmes", qui vise notamment à "offrir un avortement sûr et légal à toutes les Maltaises", en cas de risque vital pour la mère, de viol et d'inceste ou de malformation du fœtus.

WRF a bon espoir de voir le débat avancer, surtout qu'elle peut déjà se targuer d'avoir remporté une première victoire en 2016 en obtenant, après un débat vif et houleux, une loi qui autorise la vente de la pilule du lendemain. Même si, dans les faits, de nombreuses pharmacies refusent toujours de la délivrer.

"On savait qu'il fallait rapidement embrayer sur le débat des droits de la reproduction", commente Lara Dimitrijevic, qui a également essuyé des menaces de mort à la suite de sa proposition.

"Ce texte est une réelle avancée, se réjouit de son côté Liza Caruana-Finkel. Il s'inscrit dans une démarche globale qui inclut une meilleure éducation sexuelle à l'école, un meilleur accès à la contraception". Avant d'ajouter : "Il a aussi l'avantage de ne pas mentionner l'avortement dans le titre, pour éviter de heurter l'opinion publique et la classe politique".

Un suicide politique pour le gouvernement"
— Alice Taylor

Les politiques refusent de débattre de ce sujet encore tabou dans la société. © Gabriel Bouys, AFP

Ces dernières années, Malte a légiféré sur de nombreuses questions de société, comme le divorce en 2011, le mariage entre personnes de même sexe en 2017, ou encore l'identité de genre en 2015. Aujourd'hui, Malte fait figure de modèle européen en matière des droits LGBT.

Alors pourquoi l'île peine-t-elle à faire sauter le dernier verrou de l'Église catholique ? "Le gouvernement socialiste accepte d'avancer sur des questions libérales comme le divorce ou les unions civiles, car cela va dans le sens des électeurs, commente Alice Taylor. Mais toucher à l'avortement serait un désastre pour lui, un suicide politique". Elle l'assure : "Tant que la société n'a pas avancé sur le sujet, les politiques ne bougeront pas".