En arrivant à Bébé Soleil, l'association croate qui vient en aide aux jeunes mères de famille, dans son local de la rue Medimurska, dans l'ouest de Zagreb, on marque un temps d'arrêt. Avant de pénétrer dans une pièce sombre et surchargée, l'œil est attiré par une affiche rouge avec une femme enceinte sur laquelle il est écrit "les droits de l'Homme bougent quand il y a de la vie". Et en dessous, une panoplie de fœtus en plastique et de Vierges Marie entreposée sur des étagères.

"Entrez, Natalia n'a pas beaucoup de temps", hèle Bosiljka Bacura. Elle doit aller récupérer sa progéniture, confiée à sa cousine, explique la responsable de l'association, en nous présentant une jeune Croate de 26 ans, mère de quatre enfants. Il faut encore se frayer un chemin entre les vêtements pour bébé suspendus à un portant et l'énorme bureau recouvert de livres, avant d'entendre l'histoire de cette femme qui a voulu avorter l'année dernière.

"Vous savez, j'ai enchaîné mes trois premiers enfants", lance-t-elle en guise d'introduction. "Quand j'ai découvert que j'étais de nouveau enceinte, je n'y ai pas cru, je n'ai pas dormi pendant un mois, se souvient-elle. On n'a pas d'argent, l'idée d'avoir un autre enfant dans la maison était juste inconcevable. J'étais bouleversée, je faisais des rêves horribles."

Désemparée, Natalia cherche "une solution" à son problème. "J'ai voulu avorter", confie-t-elle sans détour. Dans un pays où l'avortement est légal jusqu'à la 10e semaine de grossesse depuis 1978, la jeune femme lance une recherche sur Internet pour connaître la marche à suivre. En indiquant "avorter" dans le moteur de recherche, elle tombe sur "un site d'une certaine clinique privée". Elle discute alors "avec une femme visiblement en lien avec la gynécologie" qui va l'orienter vers l'association de Bosiljka Bacura. "Cette femme va beaucoup m'aider, m'assure-t-on."

Les deux femmes échangent longuement par téléphone. "Je lui ai dit que j'étais effrayée à l'idée d'avoir un nouveau bébé et que je pensais à mettre un terme à cette grossesse", indique-t-elle. "De son côté, elle m'a simplement dit que cet enfant incarnait déjà la vie." La rencontre se fait rapidement. "Quand elle m'a demandé comment je me sentirais si je n'avais pas eu mes trois enfants, j'ai fini par changer d'avis." En juin 2017, Natalia donne naissance à Paola.

Natalia, 26 ans, repart de l’association Bébé Soleil avec quelques vêtements.

Si elles étaient plus intelligentes, les filles s'en rendraient compte"
— Bosiljka Bacura

"Dieu merci, j'ai pris la bonne décision, cet enfant est un merveilleux cadeau et je suis énormément reconnaissante envers Mme Bosiljka pour cela. Elle m'a beaucoup aidée et c'est encore le cas aujourd’hui", conclut-elle avant de repartir, une robe rayée Minnie et deux paquets de couches sous le bras.

Comme Natalia, beaucoup de Croates ont cru obtenir des informations sur l'interruption volontaire de grossesse (IVG) en se rendant sur ce site Internet particulièrement bien référencé. Mais dans les faits, les femmes se retrouvent malgré elles orientées vers des organismes anti-IVG. Leur objectif : les inciter à mener leur grossesse à terme.

Une information orientée totalement assumée : "Si elles étaient plus intelligentes, les filles s'en rendraient compte", lâche sans détour Bosiljka Bacura, une fois la jeune mère partie. Ce "portail d'information", à l'aspect très institutionnel, ne donne aucune adresse de centre IVG. Les renseignements publiés sont parfois faux ou fantaisistes, comme "les conséquences physiques et psychologiques de l’avortement", qui évoquent "le cancer du sein, du col de l'utérus ou des ovaires", mais aussi "le risque d'alcoolisme, les problèmes sexuels ou le stress post-traumatique".


La page du site anti-IVG décrit les soi-disant "conséquences physiques et psychologiques de l'avortement", notamment, selon eux, "le cancer du sein".

À 70 ans, Bosiljka Bacura, qui se targue d'avoir "sauvé 1 000 vies" en 25 ans et d'avoir aidé une centaine de mères dans le besoin chaque année, reconnaît que ce site a été créé "par des pro-vie croates, qui sont des gens très biens". Formée lors de séminaires en Allemagne, elle avoue faire usage de "beaucoup de psychologie" pour immiscer le doute chez ces femmes qui, comme Natalia, arrivent dans son bureau. "Quand elles appellent pour savoir combien coûte [une IVG], je leur réponds qu'avant de le faire, elles doivent savoir que ce n'est pas une opération anodine, explique-t-elle. Et quand elles viennent me voir, je leur dis : 'En vous, il y a un enfant qui est vivant', puis je leur montre un body pour nouveau-né afin de les toucher."

Déterminée à les décourager, elle leur impose, fœtus en plastique à l'appui, une mise en scène morbide pour montrer, selon elle, "comment ils vont élargir l'utérus puis prendre des ciseaux pour découper le fœtus". "J'ai dit à Natalia que je ne voulais pas qu'on lui fasse mal au ventre", ajoute-t-elle, dénonçant "l'argent sale" que se font les hôpitaux avec les IVG.

Plusieurs organisations de défense des droits de l'Homme ont dénoncé cette campagne de désinformation, mais les autorités n'ont pour l'heure donné aucune suite. En France, en 2016, plusieurs sites de désinformation de ce type avaient contraint le gouvernement à légiférer pour élargir le délit d'entrave à l'IVG aux sites Internet.


Ces groupes sont très bien organisés"
— Jasenka Grujic

Bosiljka Bacura fait partie de ce mouvement anti-IVG de plus en plus influent en Croatie. Depuis 2016 et l'arrivée au pouvoir des conservateurs, des manifestations ont ponctuellement lieu à Zagreb pour "attirer l'attention sur le respect dû à chaque vie humaine, de la conception jusqu'à la mort naturelle". Ces "marches pour la vie" réunissent entre 10 000 et 20 000 personnes, à l'appel d'associations catholiques et conservatrices. Des prières collectives sont aussi organisées devant les hôpitaux publics, seules institutions à pratiquer les IVG, à l'initiative de l'association 40 Jours pour la vie.

"Ces groupes sont très bien organisés", estime la gynécologue croate Jasenka Grujic, qui milite pour défendre "le droit des femmes à décider elles-mêmes". "Ils utilisent une rhétorique très recherchée autour de 'la vie' et 'du cœur' pour parler du fœtus, afin de toucher l'opinion publique. Mais ils ne pensent jamais à l'intérêt de la femme."

Reste que les anti-IVG viennent de remporter une bataille législative dans ce pays où le taux d'avortement est l'un des plus faibles d'Europe. En 2017, la Cour constitutionnelle croate a rejeté un énième recours de l'Église catholique demandant une révision de la loi autorisant l'IVG, qui date de l'époque de l'ex-Yougoslavie. Mais elle a quand même ordonné au Parlement d'en rédiger une nouvelle mouture d'ici le printemps 2019. Une belle victoire pour l'institution catholique, qui se veut la garante de l'identité nationale depuis l'indépendance du pays en 1990.

Craignant une remise en cause profonde de la loi, les associations de défense des droits de l'Homme organisent régulièrement des ateliers de travail avec plusieurs gynécologues. "Le texte doit être plus moderne, clame Jasenka Grujic, médecin qui compte 40 ans d’expérience. Mais il ne doit en rien entamer les droits des femmes. Il faut les protéger encore mieux !"





Ils ne pensent jamais à l'intérêt de la femme"
— Jasenka Grujic

Pour cela, elle veut s'attaquer à l'objection de conscience, régulièrement invoquée en Croatie : environ un gynécologue sur deux refuse de pratiquer les IVG. "C'est un vrai scandale que dans un hôpital de Zagreb, aucun médecin ne veuille faire son devoir !", vitupère-t-elle. Elle y voit aussi une façon de faire perdre du temps aux femmes, qui ont un délai à respecter.

"Certes, les femmes peuvent se tourner vers une autre institution publique, quand elles habitent dans la capitale. Mais par exemple à Split, dans le Sud, où un seul médecin accepte de pratiquer l'avortement à l'hôpital, une femme dans une situation d'urgence peut se retrouver en danger. J'estime que chaque gynécologue doit être en mesure de pratiquer une IVG", avant de conclure : "J'ai 67 ans, je me battrai jusqu'au bout pour que l'avortement ne redevienne pas illégal, cela me rappelle un passé trop douloureux pour mes patientes. Je refuse que la Croatie devienne comme Malte !"