L'histoire commence à Giessen, une ville universitaire dynamique en plein cœur de l'Allemagne, nichée à 70 km au nord de Francfort, dans la Hesse. En novembre 2017, le tribunal administratif a condamné une gynécologue de la région à payer une amende de 6 000 euros. Son crime : avoir "fait la promotion de l'avortement" sur son site Internet, ce qui est strictement interdit par le paragraphe 219a du Code pénal allemand.

Plus de six mois après cette décision, la colère n'est toujours pas retombée : "Ce n'était pas de l'incitation !, s'insurge la gynécologue, Kristina Hänel, 60 ans, qui a décidé de faire appel. Comment un praticien peut-il être reconnu coupable de donner des informations sur un protocole médical ? Pourquoi, en 2018, à l'heure où l'on trouve tout et n'importe quoi sur Internet, une femme ne pourrait pas obtenir des renseignements pratiques sur un sujet aussi important que l'avortement ?"





L'affaire a fait grand bruit dans tout le pays, pourtant réputé pour son libéralisme, allant jusqu'à susciter l'indignation de nombreuses Allemandes, découvrant que l'avortement est illégal, conformément à l'article 218 du Code pénal. Mais le texte précise qu'il est dépénalisé sous certaines conditions : il doit être pratiqué avant la 12e semaine de grossesse, après une consultation préalable obligatoire et trois jours de délai de réflexion, ou encore en cas de menace pour la vie de la mère ou à la suite d'un viol.

Mais vous savez qui est le père ? Les Françaises couchent vraiment avec n'importe qui"
Une conseillère du centre ProFamilia

"Avorter en Allemagne relève du parcours du combattant", confirme Claire Alice, une étudiante française de 26 ans installée à Berlin, qui en a fait l'expérience en novembre dernier. Quand la jeune fille découvre qu'elle est enceinte alors qu'elle prend la pilule et qu'elle est toujours réglée, elle décide rapidement d'avorter, mais se heurte à la pression du centre de conseil ProFamilia, l'équivalent du Planning familial en France. "Ils ont essayé de me faire changer d'avis, se souvient-elle, encore consternée. Ils me disaient que je n'aurai pas de problème financier pour le garder puisque mon compagnon travaillait chez Total. Je faisais semblant de ne pas comprendre pour ne pas entrer dans leur jeu."

S'ensuivent alors les obstacles administratifs. Pour se faire rembourser l'acte, qui coûte 400 euros, "soit l'équivalent de [sa] bourse mensuelle", Claire Alice a dû faire signer une attestation de sa gynécologue par la sécurité sociale allemande. "J'ai eu droit à toutes sortes de commentaires déplacés : 'Je refuse de le faire !', 'Mais vous savez qui est le père ? Les Françaises couchent vraiment avec n'importe qui'", répète-t-elle, désabusée. Elle devra frapper à la porte de huit établissements avant qu'une employée n'accepte de lui griffonner le précieux papier. "Elle m'a dit qu'elle aurait aimé pouvoir avorter à l'époque", ajoute-t-elle.

L'étudiante a fini par se rendre dans le centre spécialisé pour son IVG. "J'étais très surprise de voir qu'aucune indication n'était précisée sur la devanture. La médecin elle-même m'a expliqué que c'était pour rester discrète, poursuit-elle. C'est là que j'ai pris conscience que l'Allemagne était arriérée."

Le plus grand tabou de notre société"
— Kristina Hänel

L'avortement est "le plus grand tabou de notre société", reconnaît Kristina Hänel. Par exemple, dans l'ultra-conservatrice région de Bavière, à dominante catholique, il est très difficile de trouver les adresses qui pratiquent l'IVG. "D'une part parce que très peu d'hôpitaux publics proposent cette intervention, mais surtout parce que le personnel médical 'pro-life' va refuser de les donner", assure la médecin.

Sans compter que de nombreux gynécologues refusent de pratiquer l'IVG au motif de l'objection de conscience. "C'est un argument de plus en plus utilisé par les anti-IVG en Europe, sous l'impulsion de l'Église catholique, commente Kristina Hänel. C'est un réel problème en Italie et les médecins irlandais l'ont dégainé aussitôt le référendum voté."

Un site anti-IVG allemand qui compare l’avortement à l’Holocauste.

Mais Paul Cullen, le directeur de Doctors for Life, une association qui se définit comme "médicale et non religieuse" et dont le but est de "défendre le droit à la vie", réfute en bloc ces accusations. "En Allemagne, une femme qui souhaiterait avorter dispose de toutes les informations nécessaires dans les centres de conseil ProFamilia ou dans les hôpitaux, certifie-t-il. Tous les médecins qui dispensent cet acte sont listés région par région."

Reste que des Allemandes se retrouvent à aller jusqu'en Autriche pour avorter, moyennant 800 euros en cash. "Si elles n'ont pas d'argent liquide, on leur demande d'aller le chercher à la banque… Non mais, quelle horreur !", commente Kristina Hänel, indignée.

La médiatisation de son affaire judiciaire a "au moins eu le mérite de relancer le débat sur l'avortement", note la gynécologue. Les pro-IVG ont surtout pris conscience de la mobilisation de leurs adversaires, notamment sur Internet. Les anti-IVG "communiquent librement de fausses informations ou peuvent se permettre de qualifier les médecins de meurtriers sans être poursuivis", note Kristina Hänel, en pointant du doigt notamment un site qui compare l'avortement à l'Holocauste. "Cela doit s'arrêter !, tranche-t-elle. C'est à se demander si l'on veut vraiment que les femmes puissent avoir accès à l'avortement."

Depuis l'année dernière et l'arrivée au pouvoir de l’extrême droite au Parlement, les anti-IVG multiplient aussi les actions dans la rue. Des prières collectives sont organisées à Pâques et à la Toussaint, pendant un mois et demi, devant les bureaux de ProFamilia à Francfort, à l'initiative de l'association 40 Jours pour la vie, s'inspirant directement du mouvement en Croatie.

Face à eux, les pro-IVG accusent un certain retard. "L'Allemagne vit avec un décalage de 20 ans sur ses voisins européens", commente Kristina Hänel, qui déplore que l'avortement ne soit pas étudié à l'université de médecine et que très peu de travaux de recherches portent sur cette thématique, "alors qu'il existe beaucoup de publications d'étudiants étrangers".

Ragaillardie par les multiples soutiens reçus par des collègues et des patients, elle a décidé de se battre pour faire abroger l'article 219a, qui punit d'une amende ou de deux ans d'emprisonnement la promotion de l'IVG, qu'elle qualifie d'"obsolète et liberticide, et datant de l'époque nazie", puisqu'il a été rédigé en 1933. Elle lorgne sur la législation française, qui a élargi le délit d'entrave à l'IVG à Internet en 2017. Aujourd'hui, dans l'Hexagone, empêcher une femme d'avorter ou diffuser notamment sur Internet des informations mensongères est passible de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende.

Pour mobiliser l'opinion publique, Kristina Hänel a lancé une pétition pour abroger l’article 219a.


J'irai jusqu'au bout"
— Kristina Hänel

Pour mobiliser l'opinion publique, Kristina Hänel a lancé à l'automne 2017 une pétition pour abroger l'article 219a, qui a recueilli 150 000 signatures en quelques mois. Sa proposition, soutenue par les sociaux-démocrates (SPD), les écologistes et l'extrême gauche doit être débattue au Bundestag à l'automne. Mais les conservateurs de la CDU et du CSU risquent de s'y opposer, ce qui rend l'issue du débat particulièrement indécise.

En attendant, celle qui se dit prête à aller jusque devant la plus haute juridiction européenne pour faire valoir le droit à l'information, reste motivée par les messages qu'elle reçoit. "Une septuagénaire qui a connu l'époque des avortements illégaux m'a écrit pour me dire de ne rien lâcher et de me battre pour ne pas revivre ce cauchemar, ajoute-t-elle, touchée. J'irai jusqu'au bout."