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  © Mehdi Chebil

Ils s’appellent Faiz, Sham, Tenzin et Hadjo. Ils sont réfugiés. Ils viennent d’Afghanistan, du Pakistan, du Tibet et du Soudan. Tous ont en commun d’être hébergés chez des particuliers, en région parisienne, après avoir pris, bien malgré eux, le chemin de l’exil. Ces quatre jeunes gens ont trouvé, dans la chaleur de ces foyers, un moment de répit, de stabilité. Seuls ou épaulés par des associations, leurs "hébergeurs" ne sont pas de simples hôtes, mais des familles de substitution, des soutiens, parfois même des amis qui les accompagnent, l’espace de quelques mois, dans une France qu’ils ne connaissent pas.

L’hébergé nomade

  © Mehdi Chebil


Sa chemise à carreaux vient des placards de l’un de ses "hébergeurs" parisiens. Son manteau d’hiver est un cadeau d’une amie française qui lui prête un lit de temps à autre à Montreuil. Ses chaussures ont été achetées par un ami à Lesbos, en Grèce, il y a quelques semaines. Presque rien de ce que porte Sham ne lui appartient. Sa vie, de toute façon, tient dans un sac. Il ne possède rien, hormis un pantalon bleu, un ordinateur et un téléphone portable qu’il garde presque en permanence dans les mains. Depuis le 16 octobre 2016, ce jeune Pakistanais de 21 ans écume seul les trottoirs de Paris dans l’attente du sort que lui réserve la préfecture.

Perdu dans une ville dont il ne connaissait rien jusqu’à cet hiver, Sham, à peine adulte, constate l’étendue de sa solitude. "Quand on ne parle pas français et qu’on a peur d’être expulsé, la vie devient très compliquée !", confie-t-il.




 © Mehdi Chebil


Contrairement à Faiz (voir épisode 1), Sham est un hébergé nomade. Depuis son arrivée dans la capitale française, il est passé d’un appartement à Paris à un autre à Montreuil, en proche banlieue. Mais il n’a pas pu solliciter l’aide des associations de soutien aux réfugiés (Singa, Réseau jésuite de France, Samu social...) : il n’y a pas droit. Sham n’a pas le statut de réfugié, il n’a pas encore obtenu l’asile. Il n’a même pas passé la première étape administrative obligatoire pour tout étranger arrivant en France : le rendez-vous à la préfecture. Selon la loi, les migrants ne peuvent séjourner dans le pays qu’en possession d’un récépissé remis par les autorités, en attendant l’instruction de leur dossier à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Sham attend ce précieux rendez-vous à la préfecture, porte de Clignancourt, dans le nord de Paris. En attendant, il est, selon le terme consacré, "en situation irrégulière".

Mes sœurs faisaient tout pour moi […] elles nettoyaient même mes chaussures

Un statut qui transforme son quotidien en un parcours du combattant. L’héberger est un délit. La loi française est claire : "Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité […] l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros". Sham met ses hébergeurs en porte-à-faux avec la loi. Il ne le sait pas. Son hôte parisien, un journaliste qui préfère rester anonyme, non plus. Les deux hommes se sont rencontrés à Lesbos, en Grèce, au printemps dernier.

Bien qu’il ne vive pas à plein temps dans le petit appartement de 34 m², situé dans le 10e arrondissement de Paris, Sham y a ses petites habitudes. Il dort dans le salon, sur un matelas qu’il laisse déplié, coincé entre le canapé et la table à manger. Il ne se plaint pas, paraît même soulagé d’être là. Il a préparé un plat de petits pois et de viande pour son hébergeur du moment. "C’est nouveau pour moi tout ça ! Quand j’étais au Pakistan, mes sœurs faisaient tout pour moi, la cuisine, le ménage, la vaisselle, elles nettoyaient même mes chaussures", raconte-t-il en riant.



Arrivé en France
"par accident"

  © Mehdi Chebil


Au Pakistan, Sham étudiait l’informatique. "Le plus dur c’est l’attente, je n’ai rien à faire, explique-t-il en se frottant les yeux. La journée, je pense à l’asile, le soir, je pense à l’asile." Son obsession est légitime. Si sa demande est rejetée, Sham risque de retourner au Pakistan. Or, le jeune garçon a passé le plus clair de sa jeune existence à fuir malgré lui son pays natal, partir loin du gang mafieux pakistanais qui a tué son oncle et son frère aîné, dans la province du Penjab, le long de la frontière indienne, décamper face à leurs menaces de mort.




 © Mehdi Chebil


À l’origine, Sham s’était décidé à partir pour le Portugal, "où il y a moins de réfugiés et plus d’opportunités", pense-t-il. Il est arrivé en France "par accident" le 16 octobre. "J’ai réussi à monter dans un avion à Athènes, direction Paris-Orly grâce à une fausse carte d’identité française", explique-t-il. Lui-même n’en revient pas. Comment les autorités grecques ont-elles pu le laisser monter à bord ? "Ils ont eu un doute sur ma pièce d’identité… Mais je ne sais pas ce qu’il s’est passé". Reste que cette étape, la dernière de son voyage, a été la plus confortable.

Si on m’avait dit que ce serait aussi dur, je ne serais jamais venu

En quittant le Pakistan, le périple de Sham s’est mué en calvaire : arrivé en Iran, le jeune garçon s’est fait kidnapper. Libéré après le paiement d’une rançon par sa famille, il réussit à atteindre la Grèce. Il se retrouve parqué à Lesbos dans le camp de réfugiés de Moria, l’antichambre de l’Europe où s’entassent des milliers de migrants. Depuis l’accord Grèce-Turquie, Moria est devenue comme une prison à ciel ouvert, entourée de grillages et de barbelés. Pour s’en échapper, le jeune garçon s’est glissé dans le coffre d’une voiture embarquée sur un ferry, et y est resté pendant quinze heures avant de rejoindre l’aéroport d’Athènes.




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"Je suis fatigué", déclare-il aujourd’hui le regard plus sombre. À voir son corps si frêle, on se demande comment il tient encore debout. Dans son malheur, le jeune Pakistanais a eu la chance de pouvoir s’appuyer sur son réseau. Sham connaît beaucoup de journalistes. À Lesbos, il s’était improvisé "intermédiaire". Pendant les neuf mois où il a été coincé là-bas, Sham a aidé les médias internationaux à se déplacer sur l’île grecque, à trouver des contacts. Des connaissances qui se sont révélées fort utiles. "Dès que je suis arrivé à Orly, les autorités m’ont arrêté. Alors, j’ai tout de suite appelé les deux journalistes français que je connaissais". Après un long interrogatoire, les autorités le relâchent et l’exhortent à régulariser sa situation. Ses amis journalistes prennent le relais. Il réussit ainsi à échapper aux campements insalubres sur les trottoirs de Stalingrad ou de Jaurès, dans le nord de Paris. Depuis le 16 octobre, il a, chaque nuit, dormi au chaud.

Mais le trajet a laissé des stigmates. "Si on m’avait dit à quel point ce serait dur, je ne serais jamais venu, explique-t-il. J’aime bien la France, mais ce n’était pas le bon moment… Personne ne m’avait dit que ce serait comme ça…" Il marque un long temps de pause. "J’aimerais rentrer au Pakistan. J’aimerais retrouver ma famille". Il sait que dans l’immédiat, c’est impossible.



)
YouTube, Skype
et Lollywood
  © Mehdi Chebil


Aujourd’hui, Sham tue le temps, en attendant son rendez-vous à la préfecture. Il ne travaille pas, il n’en a pas le droit. Il préfère de toute façon attendre ses papiers avant de reprendre ses études. Les journées sont longues, il ne fréquente pas la communauté pakistanaise de Paris, implantée depuis des décennies. Il préfère se promener seul ou parfois en compagnie de ses amis français. Ces derniers s’étonnent d’ailleurs de ses facultés à reconnaître les différentes langues parlées dans la rue. Sham parle l’ourdou, l’hindi, l’anglais. En déambulant dans certains quartiers, il identifie presque toutes les nationalités.




 © Mehdi Chebil


Mais la plupart du temps, quand ses hôtes partent travailler, le jeune Pakistanais reste enfermé dans l’appartement. Il passe de nombreuses heures sur son portable, son seul lien avec le Pakistan. Pour s’occuper, Sham télécharge des films de Lollywood, l’industrie cinématographique pakistanaise, regarde des vidéos sur YouTube ou les chaînes d’information pakistanaises sur son portable. Son hébergeur n’a pas Internet. Il a donc hacké le wifi du voisin.

Avoir accès au Web est essentiel pour Sham, il se connecte souvent sur Skype pour parler avec sa famille. Le souvenir des siens restés au pays est sans doute le bagage le plus lourd à porter. Il y a le poids du manque évidemment, mais aussi le sentiment de rater les grands événements, ceux qui tissent et renforcent les liens. Pendant de longues minutes, Sham, les yeux toujours rivés sur son portable, décrit chacun des membres de sa famille, comme s’il avait peur d’oublier leurs visages. "Là, c’est ma sœur. Elle a la peau plus claire que moi. Elle se marie en février. Je ne serai pas là… C’est le premier mariage de ma famille auquel je n’assisterai pas". Puis il ouvre un autre album sur son portable. "Là, regarde, c’est mon neveu, je suis parti, c’était un nouveau-né. Maintenant, tu as vu comme il a grandi".




 © Mehdi Chebil


Quand il reste "chez lui", Sham doit aussi mettre la main à la pâte, s’adonner aux tâches ménagères, celles que ses sœurs faisaient pour lui. Peu habitué à se débrouiller seul, il rencontre quelques difficultés, d’ordre technique surtout. "Je ne sais pas utiliser la machine à laver ici, alors je lave mes vêtements dans l’évier de la cuisine". En un mois de temps, il a aussi découvert quelques pans de la culture culinaire occidentale. Et il n’aime pas tout. Un soir, son hébergeur l’a emmené dîner dans un restaurant italien pour tenter de lui faire découvrir une "vraie" pizza. Ce fut un échec. Quel est l’intérêt d’un plat s’il n’y a pas "de poulet et de pommes de terre" dessus ? Quant aux pâtes, Sham ne veut plus en entendre parler : dans le camp de rétention de Moria, en Grèce, "on ne mangeait que des macaronis ! Je n’en pouvais plus !"

Il arrive aussi qu’il y ait quelques maladresses. Un soir, Sham a fait la grimace quand on lui a tendu une tasse à l’effigie d’Obama, préférant se servir un thé dans un mug "Elizabeth II". Si le chef de l’État américain est très apprécié en Europe, il l’est en revanche beaucoup moins au Pakistan depuis l’intensification ces dernières années dans le pays des frappes aériennes menées par des drones, qui tuent de nombreux civils.

Sham sait qu’il ne pourra pas éternellement rester dans le petit appartement parisien. Dans quelques jours, il partira vers un autre "plan", un appartement à Saint-Denis, avec des Pakistanais cette fois-ci. Ce sera son troisième appartement en un peu plus d’un mois. "Il m’ont demandé de rapporter un lit superposé", confie-t-il un peu désarçonné. Sham y va à reculons, on le sent. À nouvel hébergement, nouvelles règles et nouvelle perte de repères. "Je pense que ça va aller, ajoute-t-il en riant, tout ce dont j’ai besoin est là, mon dossier d’asile, mon portable, mes photos". Toute sa vie dans son sac à dos.