Cliquez pour naviguer


  Yacine, volontaire franco-grecque de l’association « Refugees Welcome in Piraeus » qui coordonne l’aide sur le port du Pirée. © Sarah Leduc / France 24

R etour au port du Pirée où pas un quart d'heure ne passe sans qu'une voiture ne s'arrête pour déposer nourriture, médicaments ou vêtements. Athanasios Crestas est un généreux donateur. Ce grossiste d'une cinquantaine d'années vient tous les jours livrer des kilos de pois chiches et des boissons sucrées. Ici, chacun donne selon ses moyens. "Une vieille dame a apporté quatre œufs. Elle ne pouvait pas donner plus, mais elle est venue exprès d’Athènes pour contribuer. C'était très émouvant", témoigne Pépi Lourantou, une volontaire rencontrée devant les cuisines improvisées.

80 kg de pois chiches,
4 œufs et 3 poulets

   © Benjamin Dodman / France 24

À 63 ans, Pépi parcourt tous les jours les 30 kilomètres qui séparent Kifisia, son quartier huppé au nord d'Athènes, du port du Pirée, où elle coordonne la distribution des repas du soir. Elle a commencé comme volontaire sur l'île de Lesbos, le 1er septembre, quand il lui est devenu insupportable de regarder sans rien faire les images télévisées des milliers de migrants débarquant sur les plages. "Le matin je me lève, je bois mon café, je cuisine pour mes trois enfants, et je viens au Pirée parce que moi, j'ai un lit, de quoi me nourrir, me laver, me loger. Eux, ils n'ont rien", explique Pépi dans un français parfait. "Vous ne pouvez pas imaginer ce qu'ils vivent... Non, vous ne pouvez pas", insiste-t-elle, en plantant son regard noir dans le nôtre, imposant le silence, la fin des questions, un moment de répit. Même la fumée de sa cigarette semble figée dans l'air humide. "C'est épuisant", finit-elle par reprendre, "mais pour le sourire d'un enfant, je reviendrai tous les jours. Vous venez me donner un coup de main maintenant ? Non ? Demain alors ?", lance-t-elle comme un défi avant de rejoindre ses troupes.

Je viens ici parce que moi, j'ai un lit, de quoi me nourrir, me laver, me loger. Eux, ils n'ont rien

La "philoxenia" – l'hospitalité grecque vis-à-vis des étrangers – s’expérimente dans différents quartier d'Athènes. Au Pirée, bien sûr. À Hellenikon, aussi. Et, imagine-t-on, dans tous ces refuges improvisés qui pullulent dans la capitale. Comme l'école publique numéro 5, transformée en centre d'accueil pour Syriens, dans le quartier d'Exarchia. "Mon boucher m'a donné trois poulets et le poissonnier du marché quatre kilos de poissons frais", énumère Maria Malafeka, professeure retraitée de l'Institut français. Tous les jours, elle passe distribuer aux 102 enfants des biscuits "faits maison".



 Dessins d’enfants accrochés sur les murs de l’école publique numéro 5 transformée en refuge, dans le quartier d’Exarchia, à Athènes © Sarah Leduc / France 24

D'autres laissent leur nom et heures de disponibilités pour accueillir des familles le temps d'une douche, d'une lessive ou d'une sieste au calme. Sur les murs du bureau central, des dizaines de listes affichent noms et numéros de téléphone. "Les fascistes et les racistes nous disent d'emmener les migrants chez nous, c'est exactement ce qu'on fait ! On les invite chez nous !", lance, provocateur, Kastro, "comme Fidel". Cet étrange personnage, aux yeux aussi verts que ses slogans sont noirs-anar, est le volontaire en chef de "la maison syrienne de solidarité", l'association qui gère le lieu. Lui-même d’origine syrienne, il est arrivé à Athènes en janvier 1989. "Les Grecs m'ont accueilli, mais il ne faut pas oublier que les Syriens avaient accueilli les Grecs bien avant cela. Dans les années 1920, ils ont été des milliers à trouver refuge là-bas. Alors on ne va pas les laisser tomber", explique-t-il dans un anglais teinté de grec et d'arabe.




 Réfugiés grecs à Alep après la "Grande Catastrophe", en 1922. © Library of Congress


Il y a cent ans, les hommes de Kemal mettaient leurs couteaux sous la gorge de mon grand-père, le forçant à tout quitter pour venir en Grèce
Athanasios Crestas, grossiste Athénien

C’est une vieille histoire qui resurgit. Les Grecs sont nombreux à avoir un parcours similaire, ce qui explique en partie leur "sympathie" (du grec ancien : "souffrir avec") pour les migrants. "Je viendrai tous les jours sur le Pirée parce que c'est un devoir. Hier, c'était nous, les Grecs, qui étions des migrants. Il y a cent ans, les hommes de Kemal [Kemal Atatürk, le "père de la Turquie] mettaient leurs couteaux sous la gorge de mon grand-père, le forçant à tout quitter pour partir en Grèce", nous avait déjà expliqué plus tôt, au Pirée, Athanasios Crestas, le poing serré.



Un peuple d'exilés

  Enfants grecs et arméniens réfugiés à Athènes en 1923. © Library of Congress


Athanasios et Kastro viennent d'entrouvrir une porte ; Irène et Christos Louzakis nous en donnent les clés. Frère et sœur d'une soixantaine d'années, ils nous accueillent dans leur appartement de Kifisia. Ancienne professeure de danse et anthropologue, Irène a sorti une carte de la Grèce et l’album où elle conserve près de cent ans d’archives. "Louzakis : le nom de ma famille est turc", commence-t-elle en nous montrant une photo sépia de ses grands-parents dans leur maison d'Izmir, en Turquie. Nous sommes en 1921, juste avant la "Grande Catastrophe".



 Irène Louzakis a sorti une carte de la Grèce et l’album où elle conserve près de cent ans d’archives familiales. © Sarah Leduc / France 24

Entre 1920 et 1922, Mustafa Kemal, alors chef de l’État turc, livre une guerre sans merci aux armées grecques. S'en suivra un immense échange de populations. Entre 1923 et 1925, la Grèce récupère 1,3 million de Grecs de Turquie, soit l’équivalent de 20 % de sa population. Ces "prosfyges", terme grec pour désigner ces réfugiés, sont restés dans l'imaginaire collectif les héros de la "Grande Catastrophe". Ils ont emprunté les mêmes routes, ont traversé les mêmes mers, ont débarqué sur les mêmes plages que les réfugiés d'aujourd'hui.

Ma famille est partie un jeudi ; le dimanche, les Turcs tuaient tout le monde
Irène Louzakis, fille d’immigrée d’Izmir

"Mes grands-parents n’ont pris que leurs bijoux, des pièces d'or et des tapis. Ils étaient sûrs qu'ils allaient revenir", poursuit Irène. La possibilité d'un retour a rapidement volé en éclat. "Ma famille est partie un jeudi ; le dimanche, les Turcs tuaient tout le monde". Les Louzakis ont traversé la mer Égée sur la barque du grand-père pour débarquer sur les rivages de Lesbos, avant de s’installer deux mois plus tard à Athènes. "Au début, les migrants d'Izmir ont été mal accueillis car ils étaient plus cultivés, mieux habillés, plus prospères. Izmir était très cosmopolite, alors que la Grèce était rurale et pauvre. Peu à peu, ces "prosfyges" ont changé le visage d'Athènes", ajoute Christos.



 Irène et Christos Louzakis, enfants de "prosfyges", réfugiés grecs d’Asie mineure. © Sarah Leduc / France 24

Il s'agit seulement de 50 000 personnes et on ne peut pas les intégrer. Avec 25 % de chômage, la Grèce n'a pas les moyens
Christos Louzakis, entrepreneur à la retraite

Athènes s'est construite au fil de ses migrations. Lors de la vague des années 1920, puis des suivantes : en 1955, lorsque le pogrom d'Istanbul a poussé plus de 100 000 Grecs stambouliotes au retour ; et plus récemment à la fin des années 1990, quand un million d'Albanais s'y sont réfugiés pour fuir la guerre du Kosovo. "Les Albanais, c'était différent, on les a absorbés sans aucun soucis parce que la Grèce était en plein boom économique. Là, il s'agit seulement de 50 000 personnes, mais on ne peut pas les intégrer. Avec 25 % de chômage, la Grèce n'a pas les moyens", estime Christos, en nous invitant à goûter aux souvlakis qu’il a commandés. "Vous rigolez j'espère ?", sourit-il quand on lui propose de partager.