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   Un jour nouveau à Lesbos © Sarah Leduc / France 24

"A venir" est un mot qui sonne creux pour de nombreux Grecs ; inquiétude et impression de fragilité sont palpables. Mais ces sentiments semblent avoir suscité plus d'empathie que de xénophobie. On est bien loin du précédent de 2012, quand, dans le cadre de la mal-nommée "Opération ‘Xenios Zeus’" – du nom du dieu grec de l’hospitalité - le gouvernement conservateur d’Antonis Samaras donnait carte blanche à la police pour organiser la chasse aux clandestins dans le centre d'Athènes. La Grèce est cette fois restée à contre-courant d’une Europe du repli sur soi.

L'ombre noire
du nationalisme

  Graffiti dans le centre d’Athènes, le 30 mars 2015. © Louisa Gouliamaki / AFP

Malgré le sentiment d'abandon qu’Alexis Tsipras a laissé s'installer auprès d'une partie de la population, il aura réussi une chose : maintenir la Grèce à contre-courant de la xénophobie ambiante en Europe. "La Grèce était mal préparée à cet afflux de réfugiés et l'État grec a été quasi inexistant dans la gestion de crise. Au moins, Syriza aura su garder une ligne idéologique en refusant systématiquement d'utiliser la manière forte avec les migrants. [Jusqu'à l'accord UE-Turquie, NDLR], il n'a pas repoussé les réfugiés. Et il a posé des garde-fous qui ont empêché l’émergence du racisme et des discours fanatiques à l'égard des migrants", analyse Othon Anastazakis, économiste et directeur des études du sud-est à l’université d’Oxford, que nous avons contacté par téléphone.



 Manifestation de supporters d’Aube dorée, le 4 juin 2014, à Athènes. © Angelos Tzortzinis / AFP

Syriza aura su garder une ligne idéologique en refusant d'utiliser la manière forte avec les migrants
Othon Anastazakis, économiste

La Grèce n'a pas toujours été épargnée par la fièvre nationaliste. Au début de la crise financière en 2010, le parti néonazi, Aube dorée, s'est imposé dans les quartiers populaires d'Athènes, réussissant à prendre la troisième place lors des élections législatives de septembre 2015 (avec 7 % des voix). Mais depuis, le parti ne semble pas avoir tiré avantage de la crise migratoire. La place de l'église Agios Panteleimonas, longtemps considérée comme son bastion à Athènes, a retrouvé sa tranquillité. "L'émergence d'Aube dorée n'est pas liée à la crise des migrants. Le parti fait de bons scores dans les quartiers où les immigrés sont installés depuis longtemps et où ses militants font un travail d’implantation locale, offrant leurs services à la population", explique le politologue Georges Prevelakis.

Il est vrai que jusqu'à maintenant les migrants n'ont fait que passer. Mais la situation est en train de changer : ils sont désormais bloqués au Pirée et à Idomeni, à la frontière macédonienne. Aris Messinis, journaliste et photographe pour l'AFP en Grèce, en redoute les conséquences. Le reporter grec, que nous rencontrons dans un café du centre d'Athènes, couvre la crise migratoire depuis dix ans. Ces deux dernières années, il a passé plus de temps sur la route des migrants, de Lesbos aux Balkans, que chez lui. Nous voulions le rencontrer pour savoir comment il avait vécu la couverture de tous ces naufrages et vies brisées. Mais Aris n'est là ni pour parler de lui, ni pour pleurer sur son pays. "La crise n'est pas en Grèce, mais en Syrie et en Irak !"

Les Grecs sont solidaires tant qu'ils ne voient pas la misère à leur porte !
Aris Messinis, photojournaliste



 Le camp de rétention de Moria, à Lesbos. © Sarah Leduc

Quand on l'interroge sur la "philoxenia", l'hospitalité grecque à l'égard des étrangers, il éclate de rire. "Les Grecs sont solidaires tant qu'ils ne voient pas la misère à leur porte. Ils voulaient croire que les migrants ne faisaient que passer. Mais quand ils vont réaliser que des milliers vont rester, ils vont faire comme tous les Européens : ils vont penser à la religion, au terrorisme, avoir peur que les migrants leur prennent leur nourriture, leur travail… Et comme partout, les réfugiés seront considérés comme une menace", prédit le journaliste. Alors que les "hotspots" ont été transformés depuis le 20 mars en centres fermés, Aris redoute de voir son pays renouer avec les mauvaises pratiques dont il était coutumier. En 2015, la Grèce a été épinglée pour mauvais traitement dans le centre de rétention d'Amygdaleza, le "Guantanamo grec", à 20 kilomètres d’Athènes.

"Ils vont faire dans le camp de Moria, à Lesbos, comme ils ont toujours fait ! Aujourd'hui, Moria est une prison", tonne-t-il. Quid de la solidarité à Lesbos ? "Lesbos n'a pas tout perdu dans cette histoire", nous prévient Aris qui nous guérit, le temps d'un café frappé et d'un coup de soleil, de l'angélisme du nouveau venu.



À Lesbos,
le tourisme en péril

  Le port de Mytilène, capitale de Lesbos. © Sarah Leduc / France 24


Retour sur Lesbos donc, où ce reportage a commencé. La saison de l’humanitaire est en train de s’achever, celle du tourisme n’a pas encore commencé. Ses habitants naviguent entre deux eaux, du regret de voir un plan qu’ils n’approuvent pas se mettre en place à l’envie de reprendre le cours normal de leur vie.

Qui dit migrants, dit ONG, volontaires et journalistes. Au plus haut de la crise, près de 90 associations jouaient des coudes pour venir en aide aux migrants. "C'était une saison historique pour Lesbos!", s'exclame Aris Messinis que nous retrouvons le 4 avril dans un café du port réputé pour la beauté de ses serveuses. Tout en éditant ses photos des premiers transfèrements vers la Turquie, suite à l'accord UE-Ankara, il dénonce les pratiques abusives de certaines ONG qui ont voulu tirer la couverture à elles. Il accuse aussi des agences de voyage d'en avoir profité pour faire monter en flèche les prix des traversées Lesbos-Athènes-Idomeni.



 Le 4 avril 2016, 136 hommes ont été transportés du port de Lesbos à la ville de Dikili, en Turquie. © Aris Messinis / AFP

Il n’y a qu’à se lever pour vérifier. Juste à côté de l’Hacienda, le café des jolies filles, se trouve l’agence de voyage Aeolian Sun. Quand la voyagiste comprend qu’elle ne nous vendra aucun ticket de bateau, elle s’agace. Au fil des questions, elle se raidit. Mais face à notre insistance, elle finit par céder, refusant néanmoins de donner son nom. "Ce sont les passeurs qui revendaient plus chers les traversées bateau/bus jusqu'à Idomeni, mais ils ont été chassés par la police", assure-t-elle. "Mais c'est vrai que pendant un moment, nous faisions du bon business, nous avons vendu plus de tickets que d'habitude", admet-elle, précisant que depuis le 8 mars, les agences n'ont plus le droit de vendre des tickets jusqu'à la frontière macédonienne.

Nous sommes dans une zone de guerre
Une voyagiste de Lesbos



  Sur une plage de Lesbos © Sarah Leduc / France 24

Paradoxalement, en ce mois de basse saison, les hôtels de Lesbos sont pleins. Le départ des humanitaires, qui ont déménagé leurs tentes et leurs bonnes volontés au Pirée, à Idomeni ou en Turquie, est pour l’instant compensé par l’afflux des journalistes et des forces de sécurité de Frontex, l'agence de sécurité européenne, venus apporter leur expertise pour la mise en œuvre de l’accord. L’Europe a assuré qu’elle en enverrait 2 300 sur toute la Grèce.

Mais il reste l'été à préparer, et l'île pourrait être touchée au cœur de son économie : le tourisme. Qui a envie de s'allonger sur des plages où se sont échouées des centaines de milliers de personnes ? Qui a envie de se baigner dans une mer transformée en cimetière ? "Nous sommes dans une zone de guerre. Comment imaginer que des touristes vont venir ici pour leurs vacances ?", interroge l’employée de l’Æolian Sun sans attendre de réponse.



Un "capital
de solidarité"

  L'entrée de l'ancien camp humanitaire "Better days for Moria" à Lesbos © Sarah Leduc / France 24


Il nous reste à aborder ces questions avec le maire de Lesbos, Spiros Galinos. Qui mieux que lui saura nous parler des conséquences de la crise migratoire sur l’île. Après nous avoir fait patienter une heure dans l’antichambre de son bureau baroque, l’élu du parti des Grecs Indépendants (Anel), finit par nous recevoir avec le sourire décontracté de ces éléphants politiques, rôdés à l’interview.

Bien sûr, il ne sortira pas des clous. Selon lui, l'impact économique de la crise migratoire reste secondaire et les mauvaises pratiques d'une minorité ne doivent pas faire oublier l'immense générosité dont les habitants de Lesbos ont fait preuve. "Nous ne voulons pas considérer la crise en terme de coûts, ni de pertes. Pendant cette crise, Lesbos n'a rien perdu de sa beauté, elle s’est même trouvée embellie grâce à ses gens. Lesbos a gagné un capital de solidarité et ce que nous voulons maintenant, c'est la paix ", poursuit l'édile, non sans préciser que le coût de la crise migratoire sur l'île avoisine le million d'euros.



 Le maire de Lesbos, Spiros Galinos, dans son bureau de Mytilène. © Sarah Leduc © France 24

La peur n’est bonne conseillère pour personne
Spiros Galinos, maire de Lesbos

"Les habitants de Lesbos ont laissé leurs problèmes derrière eux pour aider les réfugiés", poursuit Spiros Galinos. Du bout du menton, il nous montre la poigne de mains sculptée dans le bronze, posée sur sa table de réunion : c'est la miniature d'une statue qu'il doit inaugurer fin avril à Mytilène, en hommage à la solidarité des habitants, officiellement sélectionnés, en février, pour le prix Nobel de la paix.

Quand on en aborde le plan UE-Turquie, il devient soudain plus véhément. "La politique que l'Europe est en train de mettre en place va dans la mauvaise direction. Ils essayent de résoudre le problème sans comprendre les causes et sans vision à long terme. Ils mettent en place une politique punitive qui engraisse les mafias, et c'est comme ça qu'ils vont accroître les sentiments de xénophobie et de racisme en Europe", accuse Spiros Galinos. "Il ne nous reste maintenant plus qu’à espérer que ce plan parvienne à endiguer les flux, parce que si les gens continuent d’arriver et d’être coincés, cela va générer de la peur. Et la peur n’est bonne conseillère pour personne".



Épilogue

  Derrière les grilles du centre de rétention de Moria © Sarah Leduc / France 24

Le 4 avril, nous retrouvons Sham, notre ami pakistanais de 19 ans, dans l'ancien camp humanitaire "Better days for Moria". Le matin même, les premiers transferts vers la Turquie ont eu lieu. Mais il est toujours là, avec son sourire et sa bonne humeur. Il nous accueille avec une assiette de riz épicé qu’il vient de cuisiner. Sham rêve d’être photographe, journaliste ou webdesigner mais il est aussi très bon cuisinier. Nous avons un peu de poulet à partager. Et c’est autour de ce repas improvisé sur des caisses renversées, qu’il nous raconte comment il est passé entre les mailles du filet.



  Sham, migrant pakistanais de 19 ans dans l'ancien camp humanitaire "Better days for Moria", à Lesbos. © Sarah Leduc / France 24

Deux jours auparavant, Sham s’est glissé sous les barrières du centre de rétention de Moria, avec "son frère", ses affaires et la ferme intention de ne plus y retourner. Dans la nuit du 3 au 4 avril, la police grecque a fouillé le camp humanitaire, rattrapant trois autres Pakistanais. Sham avait changé de planque pour la nuit. "Ils ne m'attraperont pas", répète-t-il comme un mantra. L'illégalité lui fait moins peur que le retour en Turquie. "Ce pays n'est pas sûr pour moi, je peux être torturé ou enlevé", redoute celui qui raconte s’être fait kidnapper à l’aller par un groupe mafieux, en Iran. "Ils m’ont battu et demandé une rançon. Mes parents ont dû payer 700 dollars", précise-t-il, en levant la manche gauche de sa marinière pour nous montrer des marques sur son bras. "Si on m'emmène en Turquie, je n'aurai pas d'autres choix que de rentrer chez moi, je n'ai plus d'argent, je ne peux plus payer les passeurs", poursuit le jeune homme.

Malgré tous les efforts européens, les passeurs sévissent encore. Rome s’inquiète de ce qu’ils pourraient ouvrir de nouvelles routes à destination des Pouilles, le talon de la botte italienne, en passant par l’Albanie. Pour la traversée Turquie-Grèce, ils ont baissé les prix, mais ils assurent toujours le passage. Le 4 avril au matin, alors que s'éloignaient sur la mer Egée les deux navires affrétés par Frontex pour transporter les premiers refoulés européens vers la Turquie, un autre bateau arrivait : celui des gardes-côtes grecs qui venaient de recueillir en mer soixante-huit Syriens. Soixante-huit naufragés qui fuient la guerre pour tomber dans le "Chaos" européen.