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Femmes en guerre. Deux anglaises au chevet des poilus 1915-1919

Depuis cent ans, la bravoure des poilus, héros de la Première Guerre mondiale, a été maintes fois louée. Leurs sacrifices et leurs souffrances ont fait l’objet de bien des livres et des films. Mais la guerre a aussi été une affaire de femmes. Pas seulement à l’arrière, où elles s’éreintaient dans les champs et les usines d’armement en priant pour que leurs fils et leurs maris reviennent vivants des combats. Certaines d’entre elles se trouvaient aussi plongées dans la barbarie du front.

Le dévouement et l’abnégation de ces femmes ont longtemps été sous-estimés. Marcia et Juliet Mansel, deux jeunes anglaises de bonne famille, se sont portées volontaires comme infirmière en France et n’ont eu de cesse, pendant quatre ans, de soulager et soigner les soldats blessés, prodiguant parfois leurs soins à quelques encablures des premières lignes.

De ces aventurières, reste aujourd’hui une correspondance abondante que France 24 a pu consulter, un témoignage inédit de la guerre au féminin qu’ont menée Marcia et Juliet.


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Les intrépides sœurs Mansel
1ère partie

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L’obsession
du front
2e partie

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Quel bonheur d’avoir l’autorisation de soigner ces petits poilus
3e partie

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La fin de l’horreur
et le début d’un
nouveau monde
4e partie

Les intrépides
sœurs Mansel
1ère partie



Juliet et Marcia Mansel, deux jeunes femmes issues de la bonne société britannique, ont un peu plus d’une vingtaine d’années lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Très rapidement, et comme des milliers de leurs compatriotes, elles s’engagent au Voluntary Aid Detachment (VAD) pour servir la cause alliée, en l’occurrence, soigner les blessés. Le VAD, sous l’égide de la Croix-Rouge britannique et de l’Ordre de Saint-Jean, a été mis sur pied en 1904 pour fournir au gouvernement britannique une assistance civile en temps de guerre, permettant la prise en charge des blessés sur l’ensemble du territoire britannique. Il offre aux femmes âgées de 23 à 38 ans la possibilité d’apprendre, entre autres, les soins infirmiers. Après quelques mois de formation (premiers soins et règles d’hygiène, cours de cuisine), certaines pouvaient partir à l’étranger via le réseau des hôpitaux gérés par la Croix-Rouge britannique dans des pays alliés.





Affiche de recrutement de la Première Guerre Mondiale, par Joyce Dennys, représentant trois infirmières volontaires (VAD) en uniforme de la Croix-Rouge britannique, de l’Ambulance Saint-Jean et de la Force territoriale. Éditée par le Comité de guerre conjoint de la Croix-Rouge britannique et de l’Ordre de Saint-Jean. © British Red Cross







Dès mai 1915, le Service de santé de l’armée française, qui se réorganise après la débâcle de l’automne 1914 et manque de personnel infirmier compétent, demande officiellement à son alliée britannique de lui fournir des renforts.



Les Voluntary Aid Detachements (VADs), une spécificité britannique



| Les débuts d’une vie enrégimentée


La plus jeune des sœurs Mansel, Juliet, née en 1893, est la première à traverser la Manche. A-t-elle été encouragée à se porter volontaire par les récits de son frère Rhys, mobilisé dès le début de la guerre ? Déjà en Angleterre, où elle fait son apprentissage auprès des Tommies (les poilus anglais) rapatriés, elle est profondément émue par le sort de ces combattants. Dans une lettre datée de février 1915, elle confie qu’elle n’oubliera jamais "l’air d’épuisement absolu sur leurs visages". Très vite, la guerre paraît s’enliser et Juliet, désemparée, opère dans ses lettres le macabre décompte des personnes de son entourage tombées ou blessées au combat.

En mai 1915, la jeune femme a terminé sa formation et rejoint Dieppe pour sa première mission à l’étranger. Elle pose ses valises au Royal, un hôtel du front de mer réquisitionné pour servir d’hôpital au corps expéditionnaire britannique. Intégrer le VAD implique de porter un uniforme - robe bleue, coiffe blanche, col et sur-manches blancs, tablier blanc avec Croix-Rouge brodée sur le plastron - et une vie enrégimentée. Un mois après son arrivée, elle écrit à sa mère : “J’ai pensé à toi et à ce que tu dirais en me voyant dans ma grande coiffe blanche que je porte à l’intérieur et à l’extérieur, comme une bonne sœur, pendant que je promène l’armée française”

Après quelques mois à Dieppe, Juliet cherche à partir pour Malte mais elle n’est âgée que de 23 ans et le règlement du VAD ne l’y autorise. Elle ne fera pas exception à la règle. Que faire d’autre, se lamente-t-elle ? Rentrer à Londres pour se faire embaucher à "Endell street", seul hôpital britannique géré par des femmes médecins ? Rejoindre les cohortes de jeunes femmes travaillant dans les usines de munitions à la place des hommes partis au front ? Elle refuse une affectation à Corfou, en Grèce, pour prendre en charge des réfugiés serbes "car ce n’est pas un travail d’infirmière". Elle obtient finalement de rester en France, à Limoges, dans un hôpital installé dans les locaux de l’école des Beaux-Arts, puis enchaîne les affectations de plus en plus près des combats.




Ordre de mission délivré par le service de santé militaire à Juliet Mansel, septembre 1916 ©archives de la famille Mansel


| L’aînée dans les pas de la cadette


Dans un premier temps, le départ de Juliet pour la France laisse perplexe Marcia, de trois ans son aînée : “Je me demande s’il serait sage d’intégrer leurs hôpitaux. Leurs méthodes sont si différentes des nôtres”, écrit-elle le 20 février 1915.

La jeune femme, surnommée Minch, est veuve depuis le tout début de la guerre. Son mari et le père de ses deux petites filles, le capitaine Oswald Walker, est porté disparu depuis la bataille de Mons en août 1914, la première à laquelle participait le corps expéditionnaire anglais sur le continent. "Si je reste plus de deux semaines avec les enfants, je vais vite sombrer dans le désespoir, écrit-elle. Je dois faire quelque chose et infirmière est la seule chose que je sache faire."

Six mois plus tard, Marcia traverse à son tour la Manche dans les pas de sa sœur cadette, confiant ses filles à leur grand-mère. “ La Croix-Rouge m’affirme qu’on a un besoin urgent d’infirmières à Dieppe. Les infirmières sont prêtes à partir mais elles attendent leur sauf-conduit car Dieppe se trouve dans la zone de guerre.”




Marcia Mansel en tenue d’infirmière. Date inconnue ©Archives de la famille Mansel


Les quatre années qui suivent passent au rythme des permissions que les sœurs Mansel obtiennent - en Angleterre, aussi longtemps que le calme précaire qui règne sur la Manche le permet - et de leurs affectations dans les différentes structures de soins. Les deux sœurs n’auront qu’une obsession : se rapprocher le plus possible de l’Est et du front, pour être au plus près de l’endroit où se joue le sort de leur monde, quitte à délaisser leurs compatriotes pour entrer au service de santé de l’armée française.

Juliet et Marcia tracent leur route indépendamment l’une de l’autre. Jusqu’en 1919, leurs chemins se croisent à plusieurs reprises à Dieppe et à Zuydcoote (ville toute proche de Dunkerque), se ratant parfois à quelques heures près.



Les Mansel, des Anglais francophiles


Itinéraire de Marcia et Juliet Mansel de 1915 à 1919




| "Comment aurions-nous tenu l’une sans l’autre ?"


Au cours des quatre années de guerre, se noue entre les deux sœurs et leur mère une très forte relation épistolaire. Elles y écrivent leur admiration mutuelle, saluant tantôt le courage de l’une, tantôt la détermination de l’autre. À aucun moment, les lettres ne trahissent un quelconque sentiment de rivalité. Domine plutôt la puissante affection qu’elles nourrissent l’une pour l’autre. "Nous nous demandons souvent toutes les deux comment nous aurions tenu l’une sans l’autre même si nous nous voyons peu […]", confie Juliet dans une lettre de septembre 1917.





Deux sœurs et la même envie d’en découdre


Marcia et Juliet ont d’autant plus d'estime l'une pour l'autre qu’elles sont très différentes tant par leur caractère que par leurs convictions. Marcia est une va-t-en-guerre qui semble ne reculer devant aucun obstacle pour faire triompher la cause alliée. Pour elle, le combat contre l’Allemagne s’apparente sans équivoque à une guerre du bien contre le mal, un combat entre "l’éthique" et la "barbarie incarnée par l’Allemagne". "Cette victoire des idées plus importante que la mort et que la vie", écrit-elle en août 1917. "Pour [Marcia], la guerre est plus qu’une religion", note sa cadette, non sans admiration.

Des convictions et un engagement cependant sévèrement mis à l’épreuve par l’absence de ses enfants. Pendant l’été 1917, Marcia décrit dans une lettre à quel point ses filles lui manquent : "Mon cœur se serre chaque fois que je pense à elles. J’en rêve souvent, ce qui me rend notre séparation plus pénible. Mais je ne cesse de me dire que si j’étais un homme, je me retrouverais de la même façon loin des miens. Et j’aime croire que je suis un homme !".

À la différence de sa sœur, Juliet, l’humaniste, porte un regard chargé d’effroi sur ce conflit. "Ju est oppressée par la guerre, ses horreurs, sa durée et le chagrin qui l’accompagne. Elle a ce qu’on appelle le cafard. Elle travaille de façon splendide et consciencieuse et avec toute son âme mais son cœur n’y est pas. Elle ne voit pas la seule chose qui pour moi importe : gagner la guerre", décrypte son aînée le 27 août 1917.



Cartes postales 1914-1918
  • ©www.riboulet.info
  • ©www.médailles1914-1918.fr



| "Tout est si dénué de sens"


Les lettres de la jeune Juliet trahissent effectivement l’horreur, la peur et la solitude qu’elle ressent quand, dans la nuit dieppoise, elle entend les canons si distinctement qu’ils font trembler les vitres comme sous l’effet du tonnerre.

Elle ne fait pas non plus mystère de ses doutes lorsqu’elle est confrontée au sort des prisonniers allemands soignés à Zuydcoote. "Je sais que je ne devrais pas m’inquiéter pour les Boches mais je ne peux pas m’en empêcher. Sans livre à lire ni cigarette, terriblement amochés, voire paralysés pour certains." Marcia, elle, se plaint d’être obligée d’en soigner ne serait-ce qu’un seul. "Si j’avais l’occasion de tuer quelques Boches de ma main, je mourrais heureuse", écrit-elle.

Lettre de Juliet, Noël 1917




Dans un hôpital du nord de la France , infirmière décorant la chambre d’un blessé pour Noël – Agence Rol ©BNF


En juin 1918, Juliet est particulièrement éprouvée par trois années de service actif : "Je n’ai jamais vécu de période plus horrible que le mois qui vient de s’écouler. Je ne peux prétendre qu’il n’y a aucun moment que je n’ai pas haï, ni qu’il me reste la moindre illusion au sujet de cette guerre. Il est intolérable que la souffrance continue de cette façon encore une année ou deux, Maman. Tu vas dire que mon moral est mauvais parce que je suis à bout mais je suis persuadée que tu ressentirais la même chose si tu étais là. Tout semble tellement dénué de sens."

L’été 1918 marque un tournant décisif dans la guerre. Les armées alliées reprennent l’offensive et font reculer les Allemands jusqu’à l’armistice, le 11 novembre. Juliet et Marcia resteront mobilisées jusqu’à l’hiver 1919 après avoir traversé le Rhin dans le sillage des troupes françaises.




Carnet de guerre de Juliet Mansel
© Archives de la famille Mansel




"Femmes en Guerre - Deux Anglaises au chevet des poilus"
Une production France 24 en partenariat avec la Mission du Centenaire 14-18

Auteur Marie Valla, France 24
Secrétaires de rédaction Gaëlle le Roux, Odile Pandor
Directeur de publication Sylvain Attal, France 24
Développement et conception graphique Studio graphique - France Médias Monde
Voix Lola Peploe
Prise de son Angélique Ballue
Prise de vue Stéphanie Trouillard
Montage Jean-François Vayer
Sous-titrage et mixage Emmanuelle Blanquart   ●   Clément Chagot   ●   Florian Fernandez   ●   Aude Gourichon   ●   Jean-François Vayer

Iconographie Familles Mansel et Simon   ●   Bibliothèque Nationale de France   ●   Musée du Service de Santé des Armées au Val-de-Grâce   ●   Croix-Rouge Française   ●   British Red Cross   ●   Société Française de Radiologie   ●   Office du tourisme de Châtillon-sur-Marne   ●   Mairie de Dieppe   ●   Mémorial de l’internement et de la déportation, Camp de Royallieu   ●   Collection de Christian Riboulet

Remerciements François et Anne-Marie Thibaux   ●   Philip Mansel, Smedmore House   ●   Christine E. Hallett, University of Manchester   ●   Joseph Zimet, Mission du Centenaire   ●   Virginie Alauzet et Audrey Le Gallic, Croix-Rouge Française   ●   Major François Olier, blog hopitauxmilitairesguerre1418   ●   Capitaine Xavier Tabbagh et Caporal-chef Kamara   ●   Françoise Hollman   ●   Stéphanie Trouillard   ●   Georges Diegues   ●   Sylvain Attal   ●   Hervé Fageot, blog Au fil des mots et de l'Histoire   ●   Christian Riboulet

centenaire.org     ●   france24.com 

L'obsession du front
2e partie



Juliet et Marcia Mansel débarquent en France bardées de certitudes. Les premières lettres qu’elles envoient après leur arrivée en 1915 dénotent d’un certain sentiment de supériorité à l’égard des femmes françaises. Toutes deux ont une conscience aiguë de leur valeur et de leur place dans la société, le résultat de leur appartenance à la haute société britannique mais aussi de leur éducation auprès d’une mère suffragette.

Ainsi, Juliet critique vertement ”les Françaises [qui] n’ont ni la cervelle ni le dynamisme des Anglaises. Elles restent chez elle à se lamenter, ne lisent pas les journaux et font tout pour ne pas agir ni donner le moindre sou !” À cette époque, en 1915, les Anglaises sont déjà massivement mobilisées pour l’effort de guerre alors qu’en France, l’organisation des soins aux blessés se remet tout juste en ordre.

Entre 1914 et 1918, les femmes présentes dans les armées britannique et française sont cantonnées à des tâches annexes. Obéissant à sa mission d’auxiliaire de l’armée en temps de guerre, la Croix-Rouge recrute des milliers d’infirmières civiles volontaires qu’elle affecte à des missions sanitaires. Mais aucune n’est considérée comme membre à part entière de l’armée.






| Se sentir "utile pour la première fois de sa vie"


Pour ces jeunes femmes, la guerre est là, elles doivent tant bien que mal s’adapter à cette réalité inédite. Juliet, trop heureuse de se sentir utile pour la première fois de sa vie, comme elle l’écrit à plusieurs reprises, prend les choses à bras-le-corps, sans pudibonderie. À la guerre comme à la guerre. “Imagine ta fille chérie nettoyant les toilettes des hommes tout en entretenant une conversation très animée avec l’interprète qui me tenait la porte pendant que je récurais le siège et versais du désinfectant dans les canalisations”, écrit-elle dans un courrier à sa mère, avec un certain sens de l’autodérision.



Personnel soignant britannique de l’Hôpital bénévole n° 139bis. Installé dans l’École des arts décoratifs aujourd’hui Musée, il fonctionnait grâce à du personnel soignant britannique dont Juliet qui y a passé quelques mois, de mars à septembre 1916. Il a fermé en mai 1917.
© Musée du service de santé des armées


Les souvenirs et les habitudes de leur vie d’avant s’estompent. La réalité de la guerre s’impose et à mesure que les deux sœurs s’installent dans leur rôle d’infirmière, leurs observations se font plus graves. “Sais-tu quelle est la sensation la plus délectable du monde ? Aller au lit après 36 h de labeur ! C’est tout simplement divin. (…) Avant, on parlait d’aller danser ou chasser à courre. Aujourd’hui, le seul sujet c’est : quand va-t-on se coucher ! »

Dans la zone de l’avant, c’est-à-dire placée sous commandement militaire français, les structures accueillant les soldats blessés ne se trouvent pas immédiatement sur le front. Il en existe plusieurs types répertoriés selon leur distance des combats : hôpitaux en dur installés dans des bâtiments réquisitionnés, structures plus légères dites ambulantes, susceptibles d’être déplacées en fonction des besoins, etc. À partir du moment où elles mettent les pieds en France, Juliet et Marcia n’ont plus qu’une obsession : se rapprocher le plus possible du front. Selon la Croix-Rouge française, quelque 3 000 infirmières seront engagées dans des hôpitaux militaires de l’Avant entre 1914 et 1918.



Le passeport de Juliet


Soulchainer
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En décembre 1916, Juliet écrit à sa mère depuis Dieppe : “ll faut que je t’annonce une grande nouvelle, chère Maman. Ou du moins que je sollicite ta permission. Non, pas de me marier ! Mais, s’il te plaît, puis-je me rendre à Compiègne dans une ambulance militaire ? Je refuserai d’y aller si l’idée que je sois si près du front t’est insupportable. D’un autre côté, te connaissant, je sais que tu seras fière de me laisser partir”. À peine 15 kilomètres séparent Compiègne du front.



| "L’immense honneur" d’être accueillie dans l’armée française

Mais ce n’est qu’en avril 1917 que la plus jeune des sœurs Mansel parvient à se rapprocher des combats en rejoignant le Prieuré de Binson (aujourd’hui Châtillon-sur-Marne). Ce monastère des Pères blancs a été converti en hôpital et sa gestion a été déléguée par la Croix-Rouge à une organisation caritative britannique, les Fany (First Aid Nursing Yeomanry). Binson, lui disent ‘ses’ poilus, est "une toute petite commune d'environ 50 maisons, pas bien loin du front.". Juliet accueille l’annonce de sa nouvelle affectation avec excitation : " Ça va être très amusant d’être projetée si loin des troupes et des bases anglaises…”



Partir au plus près du front et y rester


Le contraste avec Dieppe est brutal : elle est rappelée à l’ordre sur sa tenue, on lui interdit de s’aventurer sans son ‘carnet d’étranger’ hors de l’hôpital, elle reçoit les mêmes rations que les soldats pour les repas, il n’y a pas d’eau chaude… et partout, la boue. Jour et nuit, elle entend les explosions et les détonations des canons.

Les occasions de s’aventurer hors de l’hôpital se font plus rares et dehors, comme le constate Juliet ce jour de mai 1917, c’est la guerre, la vraie. Parvenant à se rendre en stop à cinq kilomètres du front, deux heures après un bombardement, elle témoigne : “Grosse déception de notre côté, bien évidemment, mais nous avons pu voir certains des trous d’obus et, pour sûr, ils donnent à réfléchir. (…) Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie comme un vrai Tommy (=poilu) en uniforme kaki très poussiéreux, buvant un thé tiède dans un gobelet et j’ai adoré ça. Assise sur un banc avec des hommes à peine revenus des combats, dans cette petite cantine miteuse (…)”

L’aventure tourne court. Ratant un jour le couvre-feu, elle est renvoyée sans autre forme de procès quatre mois après son arrivée. Elle en conçoit une immense amertume.

Marcia, qui trépigne elle aussi d'impatience de se rapprocher du front, obtient en mai 1917 son affectation à Fismes, en Champagne, à une quinzaine de kilomètres des lignes. Elle aussi est intégrée à l’armée française. "Maman, tu dois savoir qu’on nous fait un immense honneur en nous accueillant dans l’armée française. C’est la première fois depuis le commencement de la guerre qu’on autorise des infirmières anglaises à servir dans les services de santé français. On avait raconté, au début, tellement d’horreurs sur le comportement de certaines d’entre elles, qualifiées d’indésirables, que Joffre avait refusé d’en intégrer davantage. À présent, on nous accepte à nouveau et nous sommes déterminées à tout faire pour nous montrer dignes de notre nation !"




Marcia dans des ruines, lieu et date inconnus. / © Archives de la famille Mansel.


Finalement, la zone est évacuée car une offensive allemande est attendue en Champagne. Elle est alors envoyée par la Société de secours aux blessés militaires, une des trois sociétés de la Croix-Rouge française, au sanatorium de Zuydcoote. Elle n’est qu’à quelques encablures d’Ypres, où Anglais et Canadiens affrontent les troupes allemandes entre juillet et novembre 1917. Elle aperçoit le feu des canons alors que Dunkerque, toute proche, essuie chaque nuit les bombes des Taube (terme allemand pour "pigeon", les avions de combat). "Un spectacle magnifique s’il n’était pas si terrible", écrit-elle.



  • L’Hôtel Royal, situé boulevard Aguado à Dieppe, a été réquisitionné pour servir d’hôpital militaire entre septembre 1914 et juin 1919. Il contenait 350 lits. Juliet et Marcia y travaillent côte-à-côte en 1916-17.© GM 1209. Fonds Georges Marchand, Ville de Dieppe.
  • Photo du sanatorium de Zuydcoote. Marcia et Juliet y ont passé plusieurs mois entre l’été 1917 et le printemps 1918 ; Dunkerque, situé juste à l’arrière de la ligne de front était l’objet de fréquents bombardements. © Archives de la famille Mansel
  • Le Prieuré de Binson , monastère des Pères blancs, fut converti en hôpital et sa gestion déléguée par la Croix-Rouge à une organisation caritative britannique, les Fany (First Aid Nursing Yeomanry). Juliet y officia d’avril 1917 à son renvoi en juin suivant. © Office de tourisme de Châtillon-sur-Marne
  • Château d’Ognon, près de Senlis. En septembre 1914, la victoire française sur la Marne chasse les troupes allemandes qui occupaient Ognon. Le parc du château héberge un hôpital composé de baraquements. L’une des dernières offensives allemandes en 1918 est arrêtée à proximité d'Ognon, peu de temps après le départ de Juliet en août. © Archives de la famille Mansel




| "Nous mènerons la vie du soldat, continuellement sur la route sur les talons de l’armée"

Dans la dernière année de la guerre, Juliet et Marcia intègrent toutes deux des ambulances innovantes appelées autochirs. Il s’agit d’unités chirurgicales avancées, totalement mobiles, composées d’une section opératoire (cinq camions pour le transport du matériel chirurgical, radiologique et de stérilisation). D’une section d’hospitalisation (cinq camions pour l’équivalent d’une centaine de lits), ainsi que tout le nécessaire pour loger et entretenir la centaine de personnels essentiels à leur fonctionnement.




Une ambulance chirurgicale automobile, ou "autochir". Il s’agit ici de l’ambulance de Conty, dans la Somme. L’infirmière au premier plan est la comtesse de Piennes, membre du comité de la Société de secours aux blessés militaires de Commercy (une des trois sociétés composant la Croix-Rouge française). © Croix-Rouge française


Dans la zone des combats, les conditions sont spartiates, les cadences soutenues et les réjouissances rares. Ainsi, Marcia confie-t-elle dans une lettre de mai 1918 après de courtes retrouvailles avec Juliet : “Nous sommes tombées d’accord hier pour reconnaître que nous sommes chaque fois réaffectées dans des endroits plus difficiles. Dieppe était tout à fait charmant, Zuydcoote plus austère mais quand même agréable. Toutefois, ces endroits sont de véritables déserts ! Pas de temps pour la moindre pensée extérieure au service, aucune possibilité de se faire des amis. On s’y sent plutôt perdu. Tout ce qui compte, évidemment, ce sont les blessés (…)”.

Malgré leurs conditions de vie sommaires, l’une comme l’autre ne cessent de se réjouir du fait qu’elles sont enfin traitées comme des soldats, dans des lettres teintées d’un mélange de satisfaction et d’incrédulité.



Marcia reçoit la Croix de guerre

© Croix-Rouge française


Sur cette photo, trois infirmières de la Croix-Rouge française sont décorées de la Croix de guerre, à Metz, en février 1919. Elles seront environ un millier dans ce cas. Marcia reçoit la Croix de guerre pour son action à Royallieu, près de Compiègne, en juin 1918.




Caserne de Royallieu où était installé un des hôpitaux temporaires. / © Collection Mémorial de l’internement et de la déportation-Camp de Royallieu/ Ville de Compiègne – Fonds Bernard Morançais


Retranscription d’un certificat joint par Marcia à sa lettre du 11 mars 1919 :

«

"Madame Walker Marcia, infirmière volontaire à l’ambulance 5/59. Infirmière volontaire anglaise qui, depuis quatre ans dans les formations chirurgicales du front français, brave fatigues et dangers et a rendu des services maintes fois signalés. Le 10 juin 1918, alors que son baraquement était à plusieurs reprises frappé et traversé d’éclats, n’a songé qu’à protéger ses blessés et à les entourer de soins, méritant par sa superbe crânerie et sa communicative sérénité, l’admiration unanime".

»

Voici la version de ces mêmes évènements racontés par Marcia dans une lettre datée du 13 juin 1918.






Au sein des "autochirs", Juliet et Marcia sont sur les talons des armées françaises pendant l’offensive alliée victorieuse de l’été et de l’automne 1918. L’armistice est signé dans la foulée, mais pour les deux sœurs, il n’est pas synonyme de la démobilisation. Comme Juliet l’entend dans la bouche d’un aumônier, "on aura encore besoin de vous pour balayer les Bolcheviques".

Juliet, dans le sillage de la 10e armée du général Mangin, assiste à la libération de Metz puis de Strasbourg, qui étaient sous occupation allemande depuis 1870. Elle découvre les terres dévastées du chemin des Dames puis pénètre dans la ville Laon à peine 36 heures après le retrait des troupes allemandes.

Lettre de Juliet, 15 octobre 1918

Elle se targue d’être l’une des premières infirmières à traverser le Rhin en décembre 1918 et à fêter Noël dans la caserne de Wiesbaden, sous les portraits de Bismarck et Guillaume II.




L’Établissement de santé et de soin de Homburg (Palatinat) / © Archives de la famille Mansel


L’est de la France dévasté défile également sous les pieds de Marcia qui avance au rythme de la 7e armée du général Humbert. Compiègne, Noyon, Ham, Péronne, Albert, Guise, Mons… et partout la même désolation et la même misère, les maisons en ruine, les terres en jachère et les colonnes de rapatriés faméliques. Finalement, elle aussi traverse le Rhin début 1919. La vue des drapeaux français et britannique flottant au-dessus du fleuve fait "vibrer son âme", écrit-elle en français le 9 février 1919. "Quelle récompense de voir ça après quatre ans de guerre".




Photo figurant dans l’Album de guerre de Juliet. Il s’agit d’Alsaciens ou de Lorrains posant autour d’une statue renversée du chancelier Bismarck. / © Archives de la famille Mansel


Féministes, les sœurs Mansel ?




"Femmes en Guerre - Deux Anglaises au chevet des poilus"
Une production France 24 en partenariat avec la Mission du Centenaire 14-18

Auteur Marie Valla, France 24
Secrétaires de rédaction Gaëlle le Roux, Odile Pandor
Directeur de publication Sylvain Attal, France 24
Développement et conception graphique Studio graphique - France Médias Monde
Voix Lola Peploe
Prise de son Angélique Ballue
Prise de vue Stéphanie Trouillard
Montage Jean-François Vayer
Sous-titrage et mixage Emmanuelle Blanquart   ●   Clément Chagot   ●   Florian Fernandez   ●   Aude Gourichon   ●   Jean-François Vayer

Iconographie Familles Mansel et Simon   ●   Bibliothèque Nationale de France   ●   Musée du Service de Santé des Armées au Val-de-Grâce   ●   Croix-Rouge Française   ●   British Red Cross   ●   Société Française de Radiologie   ●   Office du tourisme de Châtillon-sur-Marne   ●   Mairie de Dieppe   ●   Mémorial de l’internement et de la déportation, Camp de Royallieu   ●   Collection de Christian Riboulet

Remerciements François et Anne-Marie Thibaux   ●   Philip Mansel, Smedmore House   ●   Christine E. Hallett, University of Manchester   ●   Joseph Zimet, Mission du Centenaire   ●   Virginie Alauzet et Audrey Le Gallic, Croix-Rouge Française   ●   Major François Olier, blog hopitauxmilitairesguerre1418   ●   Capitaine Xavier Tabbagh et Caporal-chef Kamara   ●   Françoise Hollman   ●   Stéphanie Trouillard   ●   Georges Diegues   ●   Sylvain Attal   ●   Hervé Fageot, blog Au fil des mots et de l'Histoire   ●   Christian Riboulet

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Quel bonheur d’avoir l’autorisation de soigner ces petits poilus
3e partie



En 1914, les infirmières n’ont pas encore de statut bien défini. Dans la zone administrée par les armées, se croisent des légions de volontaires plus ou moins bien nées, plus ou moins bien formées et seulement quelques infirmières professionnelles directement recrutées par l’armée. Parmi celles-ci, des religieuses qui, jusqu’en 1905 et la Loi de séparation de l’Église et de l’État, avaient en France un quasi-monopole sur les soins infirmiers.

Les sœurs Mansel font partie de la première catégorie. En tant que VAD, elles n’ont reçu qu’une formation de quelques mois leur permettant d’assurer les premiers soins. Tout au long du conflit, elles n’ont de cesse de développer leurs connaissances et leur savoir-faire. L’une évoque son souhait de trouver "un ouvrage plus détaillé" que le manuel de la Croix-Rouge, l’autre, sa volonté "de faire rentrer un peu d’anatomie dans sa cervelle". Leur expérience sur le terrain se chargera de faire le reste.



En temps de guerre, des infirmières aux compétences élargies





| Des mots sur les maux

À Dieppe, en 1915, l’activité des infirmières est rythmée par le va-et-vient des blessés que l’on soigne pour mieux les renvoyer au front. Juliet découvre "les blessures d’obus qui réduisent les bras en miettes et les jambes en lambeaux", des plaies si profondes "qu’on pourrait y mettre le poing". En juillet 1915, elle assiste pour la première fois à une opération chirurgicale au cours de laquelle elle s’est sentie "horriblement mal", confesse-t-elle.

Au fur et à mesure que les mois passent et que la guerre s’intensifie, le rythme de travail augmente. Les blessés et malades arrivent par centaines, les nuits de garde se transforment en journées. Les patients sont identifiés par une fiche mentionnant leur état civil, la description sommaire de la blessure ou de la maladie, les soins déjà reçus. Les observations que font les deux jeunes infirmières dans leurs lettres deviennent plus cliniques, l’identité des hommes s’efface derrière le diagnostic.



Les maux du front

DES BLESSÉS POLYTRAUMATISÉS

L’emploi massif d’obus et de grenades sur le front obligent les chirurgiens militaires à adapter leurs soins : les plaies sont larges, irrégulières et multiples, il n’est pas rare que les membres soient complètement sectionnés.

À Limoges, Juliet reçoit des soldats tout juste sortis des tranchées de Verdun. L’un d’eux a perdu trois de ses doigts arrachés par un projectile. Il souffre également de graves engelures au pied et d’une énorme plaie gangréneuse dans le dos. Il a été enseveli par la terre projetée lors d’une explosion, sa tête et son cou ne sont plus qu’une masse informe d’éclats d’obus et de terre qui ne pourront être extraits que petit à petit. "Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer comme une idiote dans l’arrière-cuisine après avoir refait le pansement de sa main aujourd’hui", confie-t-elle. Avant de partir pour une opération au cours de laquelle on extrait de son cou "un morceau de ciment de la taille d’un œuf de pigeon", il lui lance : "Mademoiselle, si je ne reviens pas, je vous enverrai une carte postale !".

Ambulance 82 de Vitry le François. Section du genou
© Musée du Service de Santé des Armées

LA GANGRÈNE GAZEUSE

La gangrène gazeuse, très fréquente au début de la guerre, est une complication liée à la prolifération de bactéries dans les plaies souillées. L’infection provoque souvent la mort du patient si le membre infecté n’est pas amputé.

Marcia a financé l’achat d’un appareil appelé électro-vibreur de Bergonié qui, selon le témoignage du chirurgien Petit, aurait permis de sauver la vie d’au moins un homme atteint d’une certaine forme de gangrène, en permettant de localiser et d’extraire le bout de projectile responsable de l’infection.

Ces problèmes d’infections se résorbent au cours de la guerre grâce à l’amélioration du triage et de l’évacuation des blessés depuis le front, et grâce a la découverte des méthodes d’asepsie et d’antisepsie.

Electro-vibreur de Bergonié
© Société Française de Radiologie

LES FRACTURES

À Zuydcoote, Juliet est en charge de la salle des fractures provoquées par les obus et autres grenades. Elle décrit l’incroyable système de câbles et de contrepoids autour de chaque lit, visant à redresser les membres fracturés. Cet appareillage, qu’elle compare à une cage, rend le travail des infirmières d’autant plus compliqué qu’il faut constamment réarranger les poids et les poulies. "On n’en finit jamais", se lamente-t-elle.

Salle des fractures. Lieu et date inconnus
© Archives de la famille Mansel

DÉCOUVERTE DE LA RADIOLOGIE

Marie Curie se mobilise dès le début de la guerre pour appliquer à la médecine de guerre les conclusions de ses travaux sur les radiations. Les appareils à rayons X permettent en particulier de mieux localiser fractures et éclats d’obus. Dès 1914, elle obtient la permission du ministère de la Guerre d’équiper des ambulances et de former des manipulateurs.

Chargée d’accompagner un jeune homme blessé - bras, jambe et épaule fracassés - à l’hôpital civil de Dieppe pour un examen radio, Juliet est fascinée par cette nouvelle technologie. “Le garçon a été allongé sur une table. Nous étions plongés dans le noir. Le petit vieux qui manipulait l’appareil a placé un morceau de verre au-dessus des endroits touchés. Nous avons immédiatement vu des os d’où émergeait un énorme éclat d’obus.”

Équipe radiologique. Extraction sous l’écran
© Musée du Service de Santé des Armées

LES GAZ

Dans plusieurs lettres, Juliet décrit les terribles effets des gaz utilisés dans les tranchées, tels qu’elle les observe à Zuydcoote à partir de 1917. Ces gaz, quand ils se diffusent, ne font pas plus de bruit que le craquement d’une coquille d’œuf, rapporte-t-elle. Les personnes exposées n’en ressentent les effets que plusieurs heures plus tard.

Les hommes sont ensuite en proie à de terribles douleurs aux yeux. Il n’y a pas grand chose d’autre à faire que de les mettre au lit après leur avoir lavé les yeux, explique Juliet.

Dans un second temps, ils sont pris d’une toux violente et incessante, se plaignent de la gorge et perdent leur voix. À long terme, l’exposition aux gaz peut conduire à toute sorte de complications, de type pneumonie, pleurésie ou tuberculose.

Verdun : revue des masques contre les gaz
© Musée du Service de Santé des Armées

LES DÉBUTS DE LA TRANSFUSION

La Première Guerre mondiale marque le début du recours à la transfusion sanguine. Mais les faibles connaissances en matière de coagulation, de compatibilité des groupes sanguins et de conservation du sang en empêche l’usage à grande échelle. Pour Marcia, la transfusion s'apparente à une résurrection. Dans l’une de ses lettres, elle confie qu’elle aurait aimé proposer son sang mais que les femmes ne sont pas autorisées à le faire.

MALADIES INFECTIEUSES ET AUTRES MAUX

Au nombre des maladies signalées par les sœurs Mansel, il y a les maladies infectieuses : rougeole, oreillons, diphtérie, gale, typhoïde, dysenterie, pneumonie... des maladies que Juliet redoute. Elle se félicite de porter gants et tablier pour s’en protéger. Seules les vaccinations contre la rage (Pasteur, 1885) et la typhoïde (Wright, 1896) existent en 1914.

C’est sans compter les autres maux tels que les engelures (en particulier sur les pieds), rhumatismes, pleurésies, et autres gastrites… Juliet se plaint également des ravages des puces et des poux, qu’elle surnomme “le souvenir boche”.

© Musée du Service de Santé des Armées

GRIPPE ESPAGNOLE

À l’automne 1918, une pandémie de grippe espagnole tue quelque 165 000 civils et militaires en France. Marcia elle-même en est terrassée. Elle écrit : “[L’épidémie de grippe] est d’une gravité telle que certains secteurs ont été placés en quarantaine. Nous avons perdu deux médecins, un chauffeur et une infirmière qui en sont morts. Je n’ai jamais connu de grippe pire que celle-là. Elle vous laisse dans un état larvaire.”

Service d'hospitalisation des malades de la grippe espagnole. US Army Camp Hospital No. 45 à Aix-les-Bains. Photographe inconnu. Corps médical de l'armée américaine. © National Museum of Health & Medicine


En 1918, Juliet se trouve dans la région de Villers-Cotterêts, où des combats font rage depuis le début de la guerre. Les blessés affluent, déjà morts ou à l’agonie. Juliet se rend à l’évidence : "Chacun fait ce qu’il peut, c'est-à-dire, tu t’en doutes, pas grand-chose. Maintenant, je souris en me remémorant à quel point j’étais sûre de savoir ce que signifiait être infirmière ‘sur le front’."

Marcia redoute tout particulièrement les blessures thoraciques ou abdominales. “[Le] cœur se serre et [le] moral vacille, sachant que cela signifie pour eux des souffrances interminables et un travail énorme qui se conclut le plus souvent par leur décès (...)”, raconte-t-elle dans un courrier de 1918.

Et c’est là que se trouve l’épreuve ultime pour les deux sœurs : l’impuissance face à la mort. En mai 1917, Juliet confie dans une poignante missive que, pour la première fois, un blessé allemand dont elle avait seule la charge s’est éteint entre ses mains : "J’ai cru que j’allais le sauver presque jusqu’à ce qu’il meurt. [...] C’est extraordinaire comme je souhaitais le sauver, Allemand ou pas."



| "Ce sont tous mes enfants"

Au delà des soins médicaux qu’elles prodiguent, elles assurent auprès des blessés une présence réconfortante, empreinte de bienveillance et de chaleur humaine dont ont grand besoin ces soldats. Grâce à leur parfaite maîtrise du français, elles prennent les lettres en dictée, écoutent les récits, recueillent les confidences… Et elles veillent les mourants. Lulu, à qui une balle a fracturé le cou, et que Juliet compare au "gisant d’un vieux croisé dans une église normande", lui demande : "Petite tante Mansel, j’ai des idées noires ce soir, racontez-moi quelque chose."

Seules présences féminines dans ce monde d’hommes, les jeunes infirmières se parent de qualités maternelles. "Ce sont tous mes enfants", clame Juliet à plusieurs reprises. "Quel bonheur insigne d’avoir l’autorisation de les soigner et de faire tout son possible pour ces petits poilus, ces jeunes héros de notre temps ! L’un d’eux m’a déclaré alors que je m’occupais de lui ‘Puis-je vous appeler petite maman adorée !’ Je te laisse imaginer l’état dans lequel j’étais après ça", raconte celle que ses pairs, à Dieppe, surnomment la "Baby Pro".




Infirmière donnant à boire à un Turco [tirailleur algérien] blessé
© Agence Rol / Bibliothèque nationale de France


En 1915 et 1916, les lettres de Juliet sont parsemées d’anecdotes sur les hommes qu’elle côtoie le temps qu’ils soient remis sur pied : Esau, "son zouave favori", Peter Pan dont la bravoure au combat lui a valu la décoration russe de Saint Georges, Arfif de Casa "une illustration d’une Bible pour enfants", grand, mince, et barbu, et Old Billy "un insupportable poivrot" qu’elle ne peut s’empêcher d’apprécier quand il est sobre.




Dans un hôpital près de Paris, infirmières anglaises apprenant
à jouer aux cartes à des blessés français

© Agence Rol / Bibliothèque nationale de France


Il y a aussi ces hommes qui, au moment de quitter l’hôpital, chantent la Marseillaise et "God saf de Keeng", se moque Juliet ; ceux qui lui envoient des petits cadeaux du front : bagues en débris d'aluminium, encrier fait d’une grenade et porte-plume d’une cartouche. L’un de ses anciens patients, François, fait 48 heures de voyage depuis Nice juste pour lui apporter un panier de roses, de mimosa et d’œillets avant de repartir pour le front.




Lettre de reconnaissance de Pierre Beauvais à Marcia

Mercredi 11 octobre 1916

Chère madame Walker,

Avant de quitter l’hôpital où j’ai passé le plus agréable séjour après deux ans de campagne, permettez-moi de vous exprimer du fond de mon cœur mes profonds sentiments de sincère reconnaissance et de vive gratitude pour les soins dévoués dont vous m'avez entouré avec une bienveillance et une sollicitude maternelle et admirable, et aussi pour l’estime et le précieux appui dont vous m'honorez au sujet du projet que je caresse depuis bien longtemps : entrer dans l'aviation.

Je continuerais comme par le passé, à faire mon devoir de Français, et j'espère bien voir enfin éclore le jour de la victoire qui couronnera les efforts communs des armées alliées.

J’aurai un désir à vous exprimer, une prière, chère madame. Conservez-moi toujours votre estime, je serai moins seul, le danger ne m'effraie pas : quand j'aurai repris ma place au feu, entre deux combats, je me permettrai humblement de vous donner de mes nouvelles. Veuillez m'honorer de votre réponse encourageante dont seuls les cœurs de femmes dévouées et sublimes aux souffrances des combattants possèdent le secret.

En quittant Dieppe, je garde en moi le précieux souvenir de votre généreuse bonté ; jamais je n’oublierai vos bienfaits.

Soyez l'interprète de mes sentiments distingués et veuillez, je vous prie, présenter à mademoiselle votre sœur ainsi qu’à miss Edith mes hommages très respectueux.

Agréez, chère madame, avec mes sincères remerciements, l’hommage de ma vive et profonde reconnaissance.


Votre tout dévoué
Beauvais Pierre




| Loin des idylles de romans

Aussi chaleureux – et parfois empreints de tendresse – que les contacts avec leurs patients puissent paraître, les deux sœurs ne semblent guère se prêter à des jeux de séduction. Dans leur correspondance, les deux jeunes femmes ne font mention d’aucune romance, ni avec leurs patients, ni avec leurs supérieurs hiérarchiques. Juliet et Marcia semblent bien loin de vivre l’idylle racontée par Ernest Hemingway dans "L’Adieu aux armes" entre l’infirmière Barkley et le narrateur… Tout au plus Juliet laisse-t-elle échapper l’admiration d’une midinette pour le sourire, la mâchoire de fer et le regard émeraude du général Mangin, qui la décore de la Croix de guerre en 1919. "Vous avez déjà vu sa photo mais elle peine à traduire la force qui se dégage de son visage et de ses yeux magnifiques", écrit-elle.




Photo dédicacée à Juliet, la remerciant pour ‘les bons soins éclairés et intelligents’ qu’elle lui a prodigués.
© Archives de la famille Mansel


Pour le reste, rien dans leurs courriers ne laisse transparaître le moindre écart à la bienséance que leur imposent leur rang et leur éducation au cours de ces longues années au service de l’armée. En janvier 1919, Juliet, qui est finalement démobilisée et cherche à regagner l’Angleterre, demande même la permission à sa mère d’accepter l’offre faite par le général Gassouin de la reconduire à Calais. "Au cas où vous ne trouveriez pas ce projet convenable, je me permets d’ajouter que toute l’équipe sera du voyage, que le général est vieux et que Mme Benoist d’Azy [sa supérieure hiérarchique, NDLR] n’y voit rien de choquant et pourtant, en ce qui concerne ce genre de chose, c’est une véritable tigresse".



La compagnie des hommes




| Le sens du devoir

Pas d’histoire d’amour, peu de distractions… Tout ce qui compte pour Marcia et Juliet : soulager leurs patients. Tout au long du conflit, leur engagement au service de cette mission est total. Les lettres à leurs proches sont autant d’appels aux dons : chaussettes, draps, cigarettes, pyjamas voire même un gramophone ou du champagne pour réconforter les blessés… Marcia est très fière de pouvoir mettre à disposition du Dr Petit, à Dieppe, un électro-vibreur de Bergonié [appareil électrique censé détecter la présence d'éclat métallique dans une plaie] acquis sur ses propres deniers. Dans une lettre d’octobre 1916, ce même médecin, affecté à un autre hôpital, lui demande si elle peut lui fournir un doigtier audioscopique de la Baume, fabriqué chez Gaiffre à Paris : "Il me rendrait d’immenses services ici, pour l’extraction des projectiles. […] Je m’excuse de vous exposer cela si simplement. Si ma demande est indiscrète, n’en tenez pas compte et ne m’en veuillez pas, je vous en prie."

Deux ans plus tard, en 1918, Marcia mobilise ses relations à Londres pour la cause de l’Aisne dévastée, tout juste libérée de l’occupation allemande. Un concert est organisé afin de lever des fonds le 11 février 1919 au 16, Mansfield street à Londres, sous le patronage de la reine Alexandra.




Assistance aux régions dévastées, SSBM, carte postale,
© Croix-rouge française


Face à la barbarie des combats et à la souffrance des soldats qui affluent dans leurs services, les deux sœurs se sentent souvent démunies, l’énergie qu’elle déploie leur paraît parfois vaine. Le regard qu’elles portent sur leur travail en sort empreint d’humilité. Pourtant, leur ardeur à la tâche est appréciée de leur hiérarchie, comme en témoignent des lettres de félicitations conservées par leur mère. Marcia était, aux yeux du chirurgien Laurence, une "infirmière incomparable, la précieuse collaboratrice qui à force de soins, de patience et de dévouement arrachait à la mort tel ou tel grand blessé considéré par moi comme irrémédiablement perdu". Elle est décorée de la Médaille des épidémies en 1917 puis de la Croix de guerre en 1919.

Juliet est elle aussi décorée de la Croix de guerre par le général Mangin en 1919 "pour son dévouement aux blessés et son sang-froid sous les bombardements à Zuydcoote et à Ognon". “Ma seule excuse, bien mince, ce sont ces trois derniers mois de la guerre passés à Villers-Hélon et à Vorges. Je ne t’ai jamais raconté ce qui nous est arrivé là-bas. C’était parfois un peu chaud et je ne peux plus dire que je n’ai pas de chance. Tous autant que nous sommes, nous nous en sommes parfois tirés de façon extraordinaire”, écrit-elle.



"Femmes en Guerre - Deux Anglaises au chevet des poilus"
Une production France 24 en partenariat avec la Mission du Centenaire 14-18

Auteur Marie Valla, France 24
Secrétaires de rédaction Gaëlle le Roux, Odile Pandor
Directeur de publication Sylvain Attal, France 24
Développement et conception graphique Studio graphique - France Médias Monde
Voix Lola Peploe
Prise de son Angélique Ballue
Prise de vue Stéphanie Trouillard
Montage Jean-François Vayer
Sous-titrage et mixage Emmanuelle Blanquart   ●   Clément Chagot   ●   Florian Fernandez   ●   Aude Gourichon   ●   Jean-François Vayer

Iconographie Familles Mansel et Simon   ●   Bibliothèque Nationale de France   ●   Musée du Service de Santé des Armées au Val-de-Grâce   ●   Croix-Rouge Française   ●   British Red Cross   ●   Société Française de Radiologie   ●   Office du tourisme de Châtillon-sur-Marne   ●   Mairie de Dieppe   ●   Mémorial de l’internement et de la déportation, Camp de Royallieu   ●   Collection de Christian Riboulet

Remerciements François et Anne-Marie Thibaux   ●   Philip Mansel, Smedmore House   ●   Christine E. Hallett, University of Manchester   ●   Joseph Zimet, Mission du Centenaire   ●   Virginie Alauzet et Audrey Le Gallic, Croix-Rouge Française   ●   Major François Olier, blog hopitauxmilitairesguerre1418   ●   Capitaine Xavier Tabbagh et Caporal-chef Kamara   ●   Françoise Hollman   ●   Stéphanie Trouillard   ●   Georges Diegues   ●   Sylvain Attal   ●   Hervé Fageot, blog Au fil des mots et de l'Histoire   ●   Christian Riboulet

centenaire.org     ●   france24.com 

La fin de l’horreur et le début d’un nouveau monde
4e partie



Ni Marcia, ni Juliet n’étaient de jeunes mondaines écervelées avant que la guerre éclate. Les lettres des deux sœurs attestent de leur curiosité : elles lisent les journaux et expriment des opinions parfois tranchées.

C’est leur mère Mildred ‘Mully’ Mansel qui leur a transmis son sens de l’engagement politique : suffragette militante, elle a passé une semaine dans la prison pour femmes d’Holloway, au nord de Londres, en novembre 1911, après avoir brisé deux vitres du War Office (ministère de la Guerre) lors d’une manifestation pour le droit de vote des femmes.







Mildred « Mully » Mansel et sa mère, Mme Guest
© Archives de la famille Mansel


Cette question passionne notamment Marcia qui, dans une lettre datée de juillet 1917, se réjouit de l’avancée du projet de loi "Representation of the People Act". Finalement voté en 1918, le texte accorde aux femmes le droit de vote, à condition qu’elles aient plus de 30 ans, qu’elles soient propriétaires (ou locataires s’acquittant d’un loyer au delà d’un certain montant) ou diplômées d’universités britanniques. Marcia applaudit l’adoption de cette loi mais en déplore les restrictions avec virulence : les hommes peuvent voter dès leurs 21 ans, note-t-elle.

C’est que l’expérience de la guerre rend la notion d’âge plus relative. En mai 1917, du haut de ses 27 ans, Marcia ne ressent plus la fougue de la jeunesse : la fatigue s’accumule et les accès de désespoir sont de plus en plus difficiles à refouler. "Marcia a même le sentiment d’avoir 100 ans", résume Juliet en décembre 18. Quant à elle, qui fête ses 25 ans en mars 1918, elle se désole : "Est-ce que ce n’est pas terrible d’être si vieille ? […] C’est un tel cap à passer et je n’ai vraiment pas le sentiment que ma première jeunesse a duré assez longtemps."



| Un décalage se crée avec le reste du monde

Entre 1915 et 1917, les deux sœurs trouvent encore le temps de se livrer à leurs passe-temps d’avant-guerre, notamment à Dieppe : elles montent à cheval, jouent au golf, au bridge, montent des pièces de théâtre ou organisent des concerts. Mais petit à petit, le conflit finit par prendre toute la place et avec lui, le monde d’hier disparaît dans le bruit des canons et la boue des tranchées. La guerre devient la seule chose vraiment réelle pour les jeunes femmes. Juliet en convient : "On a pris l’habitude de parler d’en parler comme si elle allait durer toujours et on dirait que la vie ne pourrait plus continuer sans la guerre".

L’épuisement des sœurs Mansel s’intensifie au même rythme que s’espacent les permissions. Juliet attend ces jours de repos avec impatience, mais elle exprime à plusieurs reprises la difficulté de passer d’un monde à l’autre, de l’avant à l’arrière, de la vie de régiment à la vie civile. En août 1918, elle se trouve à Pau, dans les Pyrénées-Atlantiques, lieu de villégiature de la bonne société britannique où elle a séjourné avant-guerre. "C’est assez glorieux de pouvoir s’échapper un moment des militaires et, quoique je ne devrais pas le dire, de la guerre".




Juliet Mansel. Lieu et date inconnus
© Archives de la famille Mansel


Très vite cependant, elle s’agace des préoccupations frivoles de son entourage. D'une dame, en particulier, qui ne parle que de ses robes, des tenues de sa fille, de ses serviteurs et de son futur gendre : "On voit tout de suite que ce n’est pas sa guerre !", persifle-t-elle. Juliet se lamente de la lenteur avec laquelle lui parviennent les nouvelles du front alors qu’autour d’elle, on ne parle que de parties de thé. "Je sais que tu préférerais me voir rester là, écrit-elle à sa mère, mais c’est tout simplement impossible. C’est plus que jamais le moment de partir."

Car à l’arrière, les gens savent souvent peu de l’horreur que vivent les poilus sur le front. Cette ignorance paraît insensée aux yeux des deux sœurs. Mais Marcia et Juliet ont conscience que les mots seuls peinent à rendre compte de la barbarie du front. Nombreux sont ceux, d’ailleurs, qui ne souhaitent pas savoir ce qui s’y passe. La frustration des deux jeunes femmes face à l’incompréhension des "civils" trouve sa meilleure expression dans une lettre particulièrement poignante que Marcia envoie à sa mère en août 1917.



Lettre de Marcia, 7 août 1917


Un proche, qui avait soumis cette lettre au "Daily Mail" pour publication, se voit répondre ces quelques lignes lapidaires : "La lettre est certes saisissante mais très déprimante. Probablement un effet du surmenage. La publier ne ferait qu’encourager les pacifistes."



| Reprendre le cours d’une vie

Ce décalage avec les civils n’est rien en comparaison du choc que représente l’armistice. Après le 11 novembre 1918, vient le retour des prisonniers, la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine, l’occupation de la Rhénanie... Pendant ce temps-là, à Versailles, vainqueurs et vaincus réorganisent les frontières de l’Europe avec l’obsession du "plus jamais ça".



Carte postale commémorant le "défilé de la victoire" le 14 juillet 1919, Carnet de guerre de Juliet,
© Archives de la famille Mansel


Chez Juliet, qui ne croyait plus une victoire possible, c’est d’abord l’incrédulité qui domine. "La nuit dernière, nous avons accroché comme d’habitude les couvertures aux fenêtres et ce n’est qu’au moment de mettre la dernière que nous avons réalisé qu’il n’y aurait plus d’avions. Vraiment, ça paraît presque ennuyeux !"

Ce sentiment est vite remplacé par un état d’euphorie : Juliet peut reprendre le cours de sa vie, suspendue par la guerre. "J’avais l’impression d’être sortie de ma condition de mortelle, rien ne semblait réel ou possible", décrit-elle quelques mois plus tard.

Comme Juliet, Marcia sait que ce mois de novembre 1918 est un moment historique. Elle aussi a d’abord du mal à y croire. Elle peine à réaliser, quand elle voit défiler les soldats, qu’ils ne risquent plus de se faire tuer sur le front.




Distribution de matelas à Babœuf, Oise, 1919. Après l’offensive allemande de mars 1918, des infirmières sont envoyées dans les dix départements dévastés pour mettre en place le secours matériel et moral aux populations. Marcia est envoyée à Fourmies, dans le nord, juste après que la ville a été libérée de l’occupation allemande.
© Croix-Rouge française


Les convois sanitaires peuvent enfin se rendre sur les lieux des combats. Marcia découvre le champ de la bataille de Guise, grâce à laquelle les alliés ont reconquis la vallée de l’Oise, 10 jours à peine avant la fin des hostilités et "avant que quoi que ce soit ait été nettoyé, même les cadavres". "Une fois que la paix sera signée, tout le monde pourra venir mais pour l’instant, il n’y a que nous qui y soyons autorisés", note-t-elle.



Le silence de l’après-guerre




| Marcia : "la joie me fait peur"

La perspective de la paix procure à la jeune femme une "sensation extraordinaire". Une sensation qui, dans ses lettres, apparaît cependant teintée d’une certaine inquiétude. Peut-être Marcia projette-t-elle sa propre angoisse lorsqu’elle raconte l’appréhension d’un poilu qui, après quatre ans et demi sans nouvelles de sa femme, s’apprête à rentrer chez lui ? "La joie fait peur and my heart ached for him [mon cœur saigne pour lui]", avoue-t-elle.




Portraits studio de Marcia© Collection privée de Claire Simon


Car la fin de la guerre oblige Marcia à faire le deuil d’un mari disparu dès août 1914. Elle peut enfin se rendre à Mons, ce "lieu sacré auquel [elle n’a] cessé de penser depuis quatre ans et demi". Juliet commente : "La paix lui a fait réaliser comme jamais auparavant la réalité de la mort d’Oswald. […] Il est peu probable qu’elle retrouve sa trace. Il y a des milliers de tombes portant la pancarte ‘un Anglais’ ou ‘Unbekannter Engländer’ [‘Anglais inconnu’]. J’ai du mal à imaginer ce qu’elle va faire maintenant."




Marcia la française



Le capitaine Walker figure parmi les 3 888 soldats sans sépulture, dont le nom est simplement inscrit sur le mémorial de la Ferté-sous-Jouarre.

Sans funérailles, le deuil est difficile pour Marcia. Mais petit à petit, le temps fait son œuvre. Après quelques mois passés au sein des armées d’occupation sur les bords du Rhin, elle retrouve ses deux filles et s’installe à Dieppe, prélude d’une vie française. Quelques années plus tard, en 1920, elle se remarie avec François de Juge-Montespieu, officier de cavalerie et champion de saut d’obstacle – une course de steeple-chase porte toujours son nom. "J’ai toujours pensé que je finirai par me marier avec un Français", écrit-elle d'ailleurs en août 1917.




Marcia en famille à Séran, dans les années 1930
© Collection privée de Claire Simon


Devenue Mme de Juge-Montespieu, Marcia s’installe dans le château de sa belle-famille, à Séran, dans le Tarn. Elle donne naissance à quatre autres enfants qu’elle élève avec ses aînées et mène une vie de mondanités de province. Elle reprend du service comme infirmière en 1939 jusqu’à la capitulation de l’armée française un an plus tard. Elle meurt en 1973 sans avoir jamais partagé avec ses enfants ou petits-enfants l’histoire de "sa" guerre.




Château de Séran
© Collection privée de Claire Simon



Marcia lors d’une cérémonie de commémoration du 11 novembre en 1968
© Collection privée de Claire Simon



| Juliet : "le retour à la vie civile ne me dit rien"

Juliet, de son côté, entrevoit rapidement que la paix n'est pas tant la fin que le début de quelque chose de nouveau. Or le retour à la vie civile ne lui dit rien, écrivait-elle en août 1918, avant même que la guerre soit terminée. Mais après quatre ans de nomadisme, elle s’avoue tout de même fatiguée par son rôle de "Wandering Ju", jeu de mot sur son surnom "Ju" et l’expression "juif errant".




Juliet Mansel - date inconnue
© Archives de la famille Mansel


En décembre, alors qu’elle se trouve à Homburg en Allemagne, elle confie sa difficulté à s’habituer aux nouvelles préoccupations qu’implique la paix. "Tout ce dont on parle désormais c’est ce qui est arrivé pendant la guerre. Toutes ces choses sont présentes en nous et le seront toujours. C’est terrible de se dire qu’il faut maintenant commencer à reconstruire."




Juliet, un cœur solitaire



Comment retourner à son existence de ‘Lady’ après tout ça ? En mars 1918, elle disait rêver d’étudier le chant à Paris. Finalement, c’est l’art dramatique qui aura sa préférence. Contrairement à sa sœur aînée, Juliet finit par retourner en Angleterre. Comédienne, elle obtient des succès modestes et devient professeur à la Royal Academy of Dramatic Arts. Elle reste très liée à Marcia, à qui elle rend visite dans le Tarn tous les étés. Elle meurt en 1982 sans que ses petits-neveux, avec qui France 24 s’est entretenu, ne lui aient jamais connu d’homme dans sa vie. Ses souvenirs de guerre sont conservés à Smedmore House, dans le Dorset, fief de la famille Mansel.





Marcia dans ses rocailles à Séran by Juliet Mansel, 1964
Les chats de Marcia, par Juliet Mansel, 1968
Le cours de tennis à Séran, par Juliet Mansel, 1964
© Collection privée de Claire Simon



"On ne pourra jamais être les mêmes après avoir vu de telles choses. Comment se fait-il que Ju et moi ayons été autorisées à les voir ? Tout le malheur et la tristesse sont récompensés par le simple fait d’être ici maintenant et de pouvoir absorber les sentiments merveilleux qui me traversent". Marcia, 14 décembre 1918



L’infirmière de 14-18, un mythe qui a traversé le siècle



Monument à la gloire des infirmières françaises et alliées victimes de leur dévouement, érigé à place Aristide Briand, à Reims
© CRDP de Champagne-Ardenne


"Femmes en Guerre - Deux Anglaises au chevet des poilus"
Une production France 24 en partenariat avec la Mission du Centenaire 14-18

Auteur Marie Valla, France 24
Secrétaires de rédaction Gaëlle le Roux, Odile Pandor
Directeur de publication Sylvain Attal, France 24
Développement et conception graphique Studio graphique - France Médias Monde
Voix Lola Peploe
Prise de son Angélique Ballue
Prise de vue Stéphanie Trouillard
Montage Jean-François Vayer
Sous-titrage et mixage Emmanuelle Blanquart   ●   Clément Chagot   ●   Florian Fernandez   ●   Aude Gourichon   ●   Jean-François Vayer

Iconographie Familles Mansel et Simon   ●   Bibliothèque Nationale de France   ●   Musée du Service de Santé des Armées au Val-de-Grâce   ●   Croix-Rouge Française   ●   British Red Cross   ●   Société Française de Radiologie   ●   Office du tourisme de Châtillon-sur-Marne   ●   Mairie de Dieppe   ●   Mémorial de l’internement et de la déportation, Camp de Royallieu   ●   Collection de Christian Riboulet

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