Les intrépides
sœurs Mansel
1ère partie
Juliet et Marcia Mansel, deux jeunes femmes issues de la bonne société britannique, ont un peu plus d’une vingtaine d’années lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Très rapidement, et comme des milliers de leurs compatriotes, elles s’engagent au Voluntary Aid Detachment (VAD) pour servir la cause alliée, en l’occurrence, soigner les blessés. Le VAD, sous l’égide de la Croix-Rouge britannique et de l’Ordre de Saint-Jean, a été mis sur pied en 1904 pour fournir au gouvernement britannique une assistance civile en temps de guerre, permettant la prise en charge des blessés sur l’ensemble du territoire britannique. Il offre aux femmes âgées de 23 à 38 ans la possibilité d’apprendre, entre autres, les soins infirmiers. Après quelques mois de formation (premiers soins et règles d’hygiène, cours de cuisine), certaines pouvaient partir à l’étranger via le réseau des hôpitaux gérés par la Croix-Rouge britannique dans des pays alliés.
Dès mai 1915, le Service de santé de l’armée française, qui se réorganise après la débâcle de l’automne 1914 et manque de personnel infirmier compétent, demande officiellement à son alliée britannique de lui fournir des renforts.
| Les débuts d’une vie enrégimentée
La plus jeune des sœurs Mansel, Juliet, née en 1893, est la première à traverser la Manche. A-t-elle été encouragée à se porter volontaire par les récits de son frère Rhys, mobilisé dès le début de la guerre ? Déjà en Angleterre, où elle fait son apprentissage auprès des Tommies (les poilus anglais) rapatriés, elle est profondément émue par le sort de ces combattants. Dans une lettre datée de février 1915, elle confie qu’elle n’oubliera jamais "l’air d’épuisement absolu sur leurs visages". Très vite, la guerre paraît s’enliser et Juliet, désemparée, opère dans ses lettres le macabre décompte des personnes de son entourage tombées ou blessées au combat.
En mai 1915, la jeune femme a terminé sa formation et rejoint Dieppe pour sa première mission à l’étranger. Elle pose ses valises au Royal, un hôtel du front de mer réquisitionné pour servir d’hôpital au corps expéditionnaire britannique. Intégrer le VAD implique de porter un uniforme - robe bleue, coiffe blanche, col et sur-manches blancs, tablier blanc avec Croix-Rouge brodée sur le plastron - et une vie enrégimentée. Un mois après son arrivée, elle écrit à sa mère : “J’ai pensé à toi et à ce que tu dirais en me voyant dans ma grande coiffe blanche que je porte à l’intérieur et à l’extérieur, comme une bonne sœur, pendant que je promène l’armée française”
Après quelques mois à Dieppe, Juliet cherche à partir pour Malte mais elle n’est âgée que de 23 ans et le règlement du VAD ne l’y autorise. Elle ne fera pas exception à la règle. Que faire d’autre, se lamente-t-elle ? Rentrer à Londres pour se faire embaucher à "Endell street", seul hôpital britannique géré par des femmes médecins ? Rejoindre les cohortes de jeunes femmes travaillant dans les usines de munitions à la place des hommes partis au front ? Elle refuse une affectation à Corfou, en Grèce, pour prendre en charge des réfugiés serbes "car ce n’est pas un travail d’infirmière". Elle obtient finalement de rester en France, à Limoges, dans un hôpital installé dans les locaux de l’école des Beaux-Arts, puis enchaîne les affectations de plus en plus près des combats.
| L’aînée dans les pas de la cadette
Dans un premier temps, le départ de Juliet pour la France laisse perplexe Marcia, de trois ans son aînée : “Je me demande s’il serait sage d’intégrer leurs hôpitaux. Leurs méthodes sont si différentes des nôtres”, écrit-elle le 20 février 1915.
La jeune femme, surnommée Minch, est veuve depuis le tout début de la guerre. Son mari et le père de ses deux petites filles, le capitaine Oswald Walker, est porté disparu depuis la bataille de Mons en août 1914, la première à laquelle participait le corps expéditionnaire anglais sur le continent. "Si je reste plus de deux semaines avec les enfants, je vais vite sombrer dans le désespoir, écrit-elle. Je dois faire quelque chose et infirmière est la seule chose que je sache faire."
Six mois plus tard, Marcia traverse à son tour la Manche dans les pas de sa sœur cadette, confiant ses filles à leur grand-mère. “ La Croix-Rouge m’affirme qu’on a un besoin urgent d’infirmières à Dieppe. Les infirmières sont prêtes à partir mais elles attendent leur sauf-conduit car Dieppe se trouve dans la zone de guerre.”
Les quatre années qui suivent passent au rythme des permissions que les sœurs Mansel obtiennent - en Angleterre, aussi longtemps que le calme précaire qui règne sur la Manche le permet - et de leurs affectations dans les différentes structures de soins. Les deux sœurs n’auront qu’une obsession : se rapprocher le plus possible de l’Est et du front, pour être au plus près de l’endroit où se joue le sort de leur monde, quitte à délaisser leurs compatriotes pour entrer au service de santé de l’armée française.
Juliet et Marcia tracent leur route indépendamment l’une de l’autre. Jusqu’en 1919, leurs chemins se croisent à plusieurs reprises à Dieppe et à Zuydcoote (ville toute proche de Dunkerque), se ratant parfois à quelques heures près.
| "Comment aurions-nous tenu l’une sans l’autre ?"
Au cours des quatre années de guerre, se noue entre les deux sœurs et leur mère une très forte relation épistolaire. Elles y écrivent leur admiration mutuelle, saluant tantôt le courage de l’une, tantôt la détermination de l’autre. À aucun moment, les lettres ne trahissent un quelconque sentiment de rivalité. Domine plutôt la puissante affection qu’elles nourrissent l’une pour l’autre. "Nous nous demandons souvent toutes les deux comment nous aurions tenu l’une sans l’autre même si nous nous voyons peu […]", confie Juliet dans une lettre de septembre 1917.
Marcia et Juliet ont d’autant plus d'estime l'une pour l'autre qu’elles sont très différentes tant par leur caractère que par leurs convictions. Marcia est une va-t-en-guerre qui semble ne reculer devant aucun obstacle pour faire triompher la cause alliée. Pour elle, le combat contre l’Allemagne s’apparente sans équivoque à une guerre du bien contre le mal, un combat entre "l’éthique" et la "barbarie incarnée par l’Allemagne". "Cette victoire des idées plus importante que la mort et que la vie", écrit-elle en août 1917. "Pour [Marcia], la guerre est plus qu’une religion", note sa cadette, non sans admiration.
Des convictions et un engagement cependant sévèrement mis à l’épreuve par l’absence de ses enfants. Pendant l’été 1917, Marcia décrit dans une lettre à quel point ses filles lui manquent : "Mon cœur se serre chaque fois que je pense à elles. J’en rêve souvent, ce qui me rend notre séparation plus pénible. Mais je ne cesse de me dire que si j’étais un homme, je me retrouverais de la même façon loin des miens. Et j’aime croire que je suis un homme !".
À la différence de sa sœur, Juliet, l’humaniste, porte un regard chargé d’effroi sur ce conflit. "Ju est oppressée par la guerre, ses horreurs, sa durée et le chagrin qui l’accompagne. Elle a ce qu’on appelle le cafard. Elle travaille de façon splendide et consciencieuse et avec toute son âme mais son cœur n’y est pas. Elle ne voit pas la seule chose qui pour moi importe : gagner la guerre", décrypte son aînée le 27 août 1917.
Cartes postales 1914-1918
| "Tout est si dénué de sens"
Les lettres de la jeune Juliet trahissent effectivement l’horreur, la peur et la solitude qu’elle ressent quand, dans la nuit dieppoise, elle entend les canons si distinctement qu’ils font trembler les vitres comme sous l’effet du tonnerre.
Elle ne fait pas non plus mystère de ses doutes lorsqu’elle est confrontée au sort des prisonniers allemands soignés à Zuydcoote. "Je sais que je ne devrais pas m’inquiéter pour les Boches mais je ne peux pas m’en empêcher. Sans livre à lire ni cigarette, terriblement amochés, voire paralysés pour certains." Marcia, elle, se plaint d’être obligée d’en soigner ne serait-ce qu’un seul. "Si j’avais l’occasion de tuer quelques Boches de ma main, je mourrais heureuse", écrit-elle.
Lettre de Juliet, Noël 1917
En juin 1918, Juliet est particulièrement éprouvée par trois années de service actif : "Je n’ai jamais vécu de période plus horrible que le mois qui vient de s’écouler. Je ne peux prétendre qu’il n’y a aucun moment que je n’ai pas haï, ni qu’il me reste la moindre illusion au sujet de cette guerre. Il est intolérable que la souffrance continue de cette façon encore une année ou deux, Maman. Tu vas dire que mon moral est mauvais parce que je suis à bout mais je suis persuadée que tu ressentirais la même chose si tu étais là. Tout semble tellement dénué de sens."
L’été 1918 marque un tournant décisif dans la guerre. Les armées alliées reprennent l’offensive et font reculer les Allemands jusqu’à l’armistice, le 11 novembre. Juliet et Marcia resteront mobilisées jusqu’à l’hiver 1919 après avoir traversé le Rhin dans le sillage des troupes françaises.
© Archives de la famille Mansel
"Femmes en Guerre - Deux Anglaises au chevet des poilus"
Une production France 24 en partenariat avec la Mission du Centenaire 14-18
Auteur Marie Valla, France 24
Secrétaires de rédaction Gaëlle le Roux, Odile Pandor
Directeur de publication Sylvain Attal, France 24
Développement et conception graphique Studio graphique - France Médias Monde
Voix Lola Peploe
Prise de son Angélique Ballue
Prise de vue Stéphanie Trouillard
Montage Jean-François Vayer
Sous-titrage et mixage Emmanuelle Blanquart ● Clément Chagot ● Florian Fernandez ● Aude Gourichon ● Jean-François Vayer
Iconographie Familles Mansel et Simon ● Bibliothèque Nationale de France ● Musée du Service de Santé des Armées au Val-de-Grâce ● Croix-Rouge Française ● British Red Cross ● Société Française de Radiologie ● Office du tourisme de Châtillon-sur-Marne ● Mairie de Dieppe ● Mémorial de l’internement et de la déportation, Camp de Royallieu ● Collection de Christian Riboulet
Remerciements François et Anne-Marie Thibaux ● Philip Mansel, Smedmore House ● Christine E. Hallett, University of Manchester ● Joseph Zimet, Mission du Centenaire ● Virginie Alauzet et Audrey Le Gallic, Croix-Rouge Française ● Major François Olier, blog hopitauxmilitairesguerre1418 ● Capitaine Xavier Tabbagh et Caporal-chef Kamara ● Françoise Hollman ● Stéphanie Trouillard ● Georges Diegues ● Sylvain Attal ● Hervé Fageot, blog Au fil des mots et de l'Histoire ● Christian Riboulet