La Fashion Week, qui s’est tenue à Tunis fin mai, a été l’occasion pour la jeune création tunisienne d’imposer des produits 100 % créés et fabriqués dans son pays. Un moyen, aussi, de réaffirmer l’identité culturelle et historique de la Tunisie.



C’est dans l’amphithéâtre romain de Carthage, datant du Ier siècle, que le défilé "Behind the Savanna" de Mademoiselle Hecy ouvre la danse. Sur des sonorités électro et jazz, les jeunes filles défilent en tenue légère dans les ruines antiques ; tenues jaunes et saumon, transparence, soie et légèreté donnent le ton.



Le défilé de Mademoiselle Hecy. Avec ses combinaisons transparentes aux tons pastel, la marque Mademoiselle Hecy affirme vouloir mettre en valeur le corps de la femme au-delà des tabous

Alors que le parti islamiste Ennahda venait de clôturer son congrès, la Fashion Week de Tunis a réuni, comme chaque année, un public trié sur le volet grâce à une grande campagne de communication sur les réseaux sociaux. Antithèse du conservatisme, l’événement présente une autre facette du pays.

Les deux créatrices de la marque Mademoiselle Hecy, lancée en 2013, Hend Guesmi et Cyrine Faillon, en sont à leur troisième défilé en Tunisie. Diplômées d’une école de mode de Tunis, les stylistes se démarquent des autres avec des lignes modernes et des coupes fluides, bien loin des paillettes et du kitsch de certaines enseignes, qui se spécialisent davantage dans les mariages et robes de soirée.




Faire du Made in Tunisia

une nouvelle identité

"C’est fini les références cliché au patrimoine, il faut s’en inspirer mais savoir surtout le revisiter", exhorte Cyrine, vêtue d’une de ses créations, une robe noire un peu rock aux épaules imprimées de fleurs pastel. "Mademoiselle Hecy, c’est avant tout une jeune femme moderne et libre", affirme-t-elle.

En backstage, fashionistas voilées ou non viennent à la rencontre des mannequins. Idem pour les coiffeuses

Parmi les jeunes filles qui défilent, la silhouette élancée de Fethia Sabrina Farhani, connue sous son nom de blogueuse Vita Luna Spirit, impressionne l’assistance. Cette étudiante en médecine, met en valeur, à mi-temps, ses expériences culturelles en Tunisie sur son blog. Elle est devenue une semi-professionnelle en mode et lifestyle.

Étudiante en médecine le jour, la blogueuse se transforme en mannequin le soir "pour [se] faire plaisir", confie-t-elle.

"Au début, c’était juste par passion, mais depuis un an, grâce à une professionnalisation progressive des blogueuses, des magazines spécialisés dans la mode nous invitent à des événements. On reconnaît notre valeur", témoigne Sabrina. Pour elle, le blogging est un moyen de montrer une autre Tunisie, plus authentique :

"Les festivals électro dans diverses régions du sud et du centre du pays, les groupes d’artistes tunisiens, les artisans qui s’associent aux créateurs, il y a toute une jeunesse qui bouillonne au-delà des côtes touristiques", rappelle-t-elle, en souriant.


Un nouveau modèle économique

Si la Fashion Week est encore réservée à une petite élite tunisoise, le boom du "Made in Tunisia" mais aussi "Designed in Tunisia", à l’identité marquée, ne touche plus seulement la haute couture. Et depuis la révolution, il y a cinq ans, ce pari d’opter pour une création et une production locale s’avère être un filon économique. Les deux fondateurs de la marque de prêt-à-porter Lyoum, le couple franco-tunisien Sofiane et Claire Ben Chaabane, ont multiplié leur chiffre d’affaire par vingt en quatre ans, bien qu’ils aient lancé ce concept en pleine révolution du jasmin.

Sofiane et Claire Ben Chabaane, les deux fondateurs de Lyoum devant l'une de leur boutique dans le quartier de Menzah à Tunis

"Il n’y avait pas de marque tunisienne de prêt-à-porter, à part les grandes enseignes industrielles. L’idée était de faire des vêtements confortables avec une touche méditerranéenne mais surtout d’exploiter tout ce que le pays offrait localement en terme de production textile", explique Sofiane dans sa boutique située en banlieue nord de Tunis. Le couple a commencé avec une ligne pour enfants, vendue dans une boutique-restaurant pour faire connaître le concept. Aujourd’hui, il a deux boutiques de prêt-à-porter pour adultes et enfants, ainsi qu’une boutique en ligne.

T-shirts en coton et sacs en toile aux tons rock et pastel composent la collection 2016, qui a pour thème la musique et la nourriture. "Oum Kalthoum loved macarons", "Gainsbourg loved Mechouia»… Autant de références culturelles qui sont devenues la marque de fabrique de Lyoum.

Claire Ben Chabaane en train de choisir ses thèmes pour la collection automne-hiver 2016 de Lyoum

"Je m’inspire de tout, étant française, j’ai une autre sensibilité et un autre regard sur le pays qui complète la vision de Sofiane", témoigne Claire, qui dessine les collections dans un petit bureau de la Marsa, en banlieue nord de Tunis. Toute la production se fait en Tunisie dans six ateliers, qui ont accepté de produire localement et en petite quantité. Une démarche rare dans un pays où le marché de l’habillement est principalement tourné vers l’exportation.

Nizar Halouani, propriétaire de l’atelier Metaphoreline, a, lui, choisi de répartir sa clientèle entre les grandes enseignes tunisiennes, comme Hamadi Abid et Sasio, et les plus petits créateurs, comme Lyoum. "On sous-estime encore l’aspect économique de ce phénomène mais toutes ces jeunes marques sont en progression dans leur chiffre d’affaires et le côté ‘touche tunisienne’ a même été repris par les grands magasins. Ce n’est pas qu’une mode» insiste-t-il, en montrant les t-shirts d’une grande enseigne, qui a conçu une nouvelle collection avec des messages en darija, le dialecte tunisien, ou des imprimés inspirés des faïences tunisiennes. "En tant que fournisseur, il faut encourager davantage la production locale même si on ne nous commande qu’une quarantaine de pièces."

Claire Ben Chabaane dessine en s'inspirant de son quotidien, le marché, les épices, la nourriture, ses voyages

Une tendance pour tous ?

Latifa Hizem, créatrice de la marque de prêt-à-porter Ashkan, voit cette tendance du "Made in Tunisia" d’un bon œil, même si la qualité doit, selon elle, primer sur le reste et le produit rester accessible à tous. Elle a pris le parti de faire des vêtements avec des artisans tunisiens pour remettre en valeur le patrimoine local et le savoir-faire à l’ancienne. Dans sa boutique d’un quartier d’affaires de la capitale, les matériaux utilisés pour faire le couffin proviennent de quatre régions différentes, la corde des poignées de Ksar Hellal (est), le roseau de Tozeur (ouest) et la broderie de Ghar El Melh (nord).

Le couffin a été confectionné à partir de quatre régions différentes en Tunisie

Après la révolution, Latifa a sillonné pendant plusieurs années le pays pour trouver les artisans qui accepteraient d’adapter leurs méthodes à des designs plus modernes. Même si les tenues qu’elle vend sont modernes - manches courtes et décolletés -, Latifa considère que sa marque est accessible à tous, quelque que soit leur style. "Des filles voilées viennent ici. Si une tunique leur plaît, elles mettent un legging dessous, par exemple. Pareil pour les t-shirts." Sa gamme de prix commence à 15 dinars (environ 7 euros) et peut aller jusqu’à 200 dinars (90 euros) pour les pièces les plus travaillées. Dans la vitrine, les formes amples des t-shirts en lin côtoient des vêtements plus près du corps. Sur les mannequins exposés, les étoles vendues en boutique servent également de turban.



La boutique d'Ashkan dans le quartier du lac à Tunis.



La difficulté de vendre

face à la concurrence

D’autres créateurs poussent plus loin encore le retour aux sources, comme la créatrice de bijoux Sara Jomaa. Installée depuis huit ans à son compte dans la banlieue sud de Tunis, elle conçoit des pièces uniques basées sur des méthodes ancestrales comme le filigrane et l’ajourage par découpage à la scie. De 25 à 1 500 euros pour certaines pièces, ses bijoux peuvent convenir à toutes les bourses, même si Sarah admet qu’on lui reproche souvent ses prix élevés.

La créatrice de bijoux Sarah Jomaa dans son atelier avec ses deux apprenties. © Nicolas Fauqué

"Les clients sont parfois étonnés quand je leur propose mes prix, mais ils sont justifiés par un travail est beaucoup plus soigné", explique Sara Jomaa. Certains bijoux peuvent prendre jusqu’à un an de travail entre le dessin, la conception et les finitions. Sarah va chercher les perles de certains colliers dans sa région de Mahdia, sur la côte est. Pour d’autres pièces, elle puise dans la calligraphie traditionnelle, ajoute aussi du "chichkane", des éclats de diamants.

Le collier créé par Sara Ben Jomaa, inspiré des "Tlila" traditionnels, est entièrement
fait en filigrane, une technique délaissée par les bijoutiers de la Médina Crédits photo Nicolas Fauqué

Attachement au patrimoine, volonté de moderniser le secteur, de créer davantage tout en restant accessible : la jeune garde tunisienne fait face à de nombreux défis, auxquels s’ajoutent la concurrence du marché noir et de la contrebande. Si la gamme de prix de ces marques tente de s’adapter à tous les budgets - les prix de Lyoum varient entre 20 et 90 euros -, elles ne peuvent pas rivaliser avec les copies plus industrielles et moins chères vendues en grande surface, dans ce pays où le salaire moyen varie entre 150 et 200 euros. "L’idée c’est de toujours chercher à innover et changer un maximum pour ne pas épuiser le concept du ‘Made in Tunisia’. Et si la clientèle s’est fidélisée, c’est aussi parce qu’elle est attachée à un produit de qualité", précise Latifa.

"Notre clientèle est jeune mais il y a aussi des familles qui viennent acheter des vêtements pour enfants, moins chers que certaines marques importées", observe le fondateur de Lyoum, dont le but est de se développer à l’international. Sofiane se souvient que lorsque les premiers clients venaient en boutique, "ils ne pensaient pas que la marque était tunisienne, ils pensaient que c’était importé à cause des coupes et des matières".

Sac de la collection Ashkan mettant à l’honneur les stars de la chanson tunisienne.
Le patrimoine tunisien se décline dans la matière mais aussi dans les imprimés des vêtements.

Difficile de chiffrer cette économie qui se base sur la vente en ligne, les show-rooms et la production en petite quantité. L’essor de ces jeunes marques - implantées à Tunis, sauf Ashkan qui a ouvert à Djerba et Hammamet - témoigne d’une volonté des Tunisiens de démocratiser davantage la mode, auprès des jeunes filles en short venues des banlieues chics ou celles en tenue plus conservatrice du centre-ville. Preuve de la popularité du renouveau du "Made in Tunisia" : le groupe Facebook "Cet été je m’habille Tunisien", où s’échangent des bonnes adresses et des idées pour porter des tenues traditionnelles ou revisitées, compte plus de 17 000 fans.