Les aventuriers
du world wide web

Comment se raccorde-t-on au monde quand on vit sur une île presque complètement coupée du réseau Internet mondial ?
Le réchauffement des relations entre Cuba et les États-Unis - symbolisé par la poignée de main entre Barack Obama et Raul Castro au Panama en avril - donne aux jeunes cubains l’espoir de tourner la page de l’autarcie pour celle d’un pays connecté.
Quatre prétendants à la connexion nous racontent leur rapport compliqué au réseau.

Portrait d’un Internet à la fois fantasmé, convoité, frustrant et inspirant.









À LA HAVANE, INTERNET EST UN DINOSAURE


Idania del Rio, 33 ans, graphiste et entrepreneure

Le petit dinosaure de Google Chrome est la mascotte de sa nouvelle galerie d’art "Clandestina". Idania del Rio est une graphiste renommée sur la scène cubaine et internationale. Elle a récemment voyagé, notamment en France, pour y présenter son travail.

Sa dernière affiche représente un Tyrannosaurus Rex en colère brisant des câbles de fibre optique à la force de son torse, une variation autour du logo qu’affiche Google Chrome en cas de défaut de connexion. Un trait d’humour pour affronter la réalité.

Je travaille avec des clients à l’étranger, mais sans la possibilité de consulter mes mails, mon travail devient impossible. Le réseau est instable, cela me met parfois dans des états de frustration immense. ”


Idania travaille hors ligne, sur des logiciels de graphisme dans un petit studio du quartier Habana Vieja. Son nouvel atelier-galerie est équipé d’un MacBook flambant neuf mais sans possibilité d’accès à Internet. Elle se connecte depuis les hôtels internationaux et prépare ses réponses hors ligne pour économiser son temps de connexion.

  • Idania del Rio dans son nouveau studio Clandestina. Première exposition sur la canne à sucre, une réflexion sur l'identité cubaine.
  • La graphiste Idania del Rio présente l'une de ses dernières créations, un dinosaure cisaillant un câble Internet.
  • Idania del Rio dans son nouveau studio Clandestina.
On a souvent la sensation de ne rien pouvoir faire. L’initiative indépendante et privée est la seule manière d’être libre ici. Il faut être patient et déterminé.”

En 2009, le président Raul Castro a entrepris les premières réformes de libéralisation pour encourager le statut de "cuentapropista", entrepreneur à son compte. Mais la liste des métiers est réduite à une centaine d’activités très précises et limitées, comme réparateur de montres ou remplisseur de briquets à gaz. Les métiers d’expression libre comme le graphisme ou le journalisme, n’y sont pas mentionnés.

En attendant de clarifier son existence professionnelle, Idania travaille pour un réseau d’institutions et de festivals culturels avec les moyens du bord :

Cuba est un pays très pauvre. Le design est encore abstrait pour la plupart des gens ici. Il faut imaginer qu’il n‘y a aucun moyen de produire soi-même des objets comme des tasses, des T-shirts.”

En attendant, elle scrute attentivement les moindres signes d’ouverture. Récemment, elle a posté sur sa page Facebook la photo d’une banderole signalétique – "câble de fibre souterrain". cette fibre par laquelle Internet pourrait arriver. En théorie, le Venezuela a terminé l’installation d’une ligne en 2011, mais le raccordement du câble magique à un réseau performant, et surtout accessible aux habitants de l’île, n’est toujours pas effectif.

D’ici trois ou quatre ans, Idania espère que le pays s’ouvrira, pas seulement à Internet mais aussi au marché international. Elle pourrait alors envisager de transformer son studio individuel en une société de communication visuelle établie.








À LA HAVANE, INTERNET EST UN MICRO-ONDE


Rafa Gonzales, 25 ans, journaliste blogueur

C’est sur son blog El Microwave que Rafa propose à ses lecteurs de venir se réchauffer les idées. Journaliste diplômé de l’Université de La Havane, il se débrouille depuis 2008 pour accéder à Internet grâce à la ligne d’un ami étranger.

Depuis qu’il travaille pour l’État, il n’a plus aucun problème de connexion.

  • Rafa Gonzales est journaliste pour la publication Trabajadores et blogueur pour son propre site El Microwave.
  • Rafa et son collègue Javier partagent leur veille sur le Web.

Dans un immeuble de style soviétique à quelques pas de la place de la Révolution, il forme avec quatre collègues la jeune rédaction numérique de Trabajadores, l’organe officiel des syndicats, qui partage ses locaux avec le très officiel "Granma", la voix du gouvernement cubain.

En tant que journaliste web, il gère la e-réputation du journal, met à jour les réseaux sociaux. Et contrairement à la majorité des cubains qui doivent créditer une carte, son temps en ligne n’est pas décompté :

La rédaction digitale du journal national des syndicats Trabajadores.

J’accède librement à Internet, aux réseaux sociaux. En tant que blogueur, le Web est pour moi une source d’inspiration sans limite. ”

Rafa passe une partie de ses journées à faire de la veille. L’une de ses anciennes professeures, et amie, Elaine Diaz, a pu partir faire une thèse pour la prestigieuse Fondation Nieman pour le journalisme à l’Université de Harvard, aux États-Unis. Elle a travaillé sur la blogosphère cubaine et alimente régulièrement son blog La Polemica Digital, ainsi qu'un groupe Facebook sur les pratiques journalistiques émergentes que Rafa consulte dès qu’il peut.

Je suis très curieux, notamment de toutes les nouvelles tendances de la communication sur Internet. J’aimerais pouvoir moi-même proposer à mes lecteurs des formats plus innovants, mais pour le moment, nous sommes encore très limités par la vitesse de la connexion. ”


File d'attente devant un point de vente Etecsa (la Empresa de Telecomunicaciones de Cuba),
l'opérateur national de télécommunications.

En attendant, Rafa profite de la très rare liberté d’un Internet accessible et gratuit. Conscient que le pays traverse une période historique, il surveille attentivement le développement d’initiatives numériques et attend de pouvoir apporter sa pierre à l’édifice. Il rêve d'un journal culturel dont le style serait éclectique, audacieux, et inspiré de prestigieuses publications américaines "à la croisée entre 'Rolling Stones', 'Playboy' et 'The Atlantic'".

  • Klaus, 23 ans, graphiste blogueuse, amie de Rafa et Javier
  • Point de vente informel de films et musiques téléchargeables sur disques dur et clés USB

Passionné de musique, en 2013, il a publié un hommage posthume au grand pianiste Bebo Valdes repris par le magazine américain OnCuba. Les relations entre blogueurs se réchauffent parfois plus vite qu’en politique…






INTERNET EST UNE PAIRE DE LUNETTES NOIRES


Robin, 29 ans, est le cofondateur et directeur créatif de Vistar

Le magazine "Vistar", introuvable en kiosque, vient de fêter sa première année d’existence. Dissimulé derrière ses lunettes noires, Robin Pedraja est le chef de file d’une jeunesse dorée qui veut lire sur son propre pays une actualité plus moderne et glamour.

Nous n’avons pas encore les moyens d’être imprimés. Mais nous sommes fiers de pouvoir être lus à Cuba et à l’étranger grâce à Internet et à un réseau de distribution informel.”

Il suffit d’entrer dans une librairie à La Havane pour comprendre que la presse et l’édition ont pris un sérieux coup de froid avec la crise économique : couvertures en carton léger, papier recyclé grisâtre, mise en page élémentaire… Dans ce contexte, la création d’un mensuel indépendant pouvait passer pour une cause perdue d’avance.

Mais Robin et son équipe, une vingtaine de jeunes journalistes et illustrateurs, ont plus d’une idée en poche. Ils proposent chaque mois depuis un an, en format PDF, une centaine de pages hautes en couleurs avec la farandula locale – comprendre le showbiz.

Beaucoup de paillettes mais un angle culturel de plus en plus affirmé au fil des numéros : design, mode, musique, cinéma… La revue se veut le fer de lance d’un Cuba créatif, tourné vers l’avenir.

Nous distribuons nos contenus en format numérique uniquement. Prochainement, une application mobile permettra de consulter des contenus hors ligne” explique Robin, qui préfère imaginer des solutions plutôt que de recenser les obstacles.

Par exemple, l’impossibilité de proposer des abonnements ou de faire payer la "publicité", car le mot est encore tabou. Vistar se rémunère grâce aux "services" (rédactionnel, photographie et vidéo) proposés pour les porteurs de projets qui souhaitent figurer sur le site ou dans le magazine.

Pour l’instant, à Cuba, la revue repose sur un schéma de distribution informel : le fameux "Paquete" - la circulation sur clés USB et disques durs -, la page Facebook et des points relais comme certaines boutiques de réparation de téléphones qui proposent à leurs clients de télécharger des numéros.

Robin Pedraja, directeur créatif de la revue Vistar

Nous sommes dans les limbes du point de vue de notre existence juridique. En attendant de pouvoir officialiser la revue et les abonnements, notre magazine est enregistré à la République dominicaine et une équipe web travaille là-bas pour actualiser le contenu du site. Il faut imaginer que ce genre de publication n’a jamais existé auparavant ! ”

Faute de pouvoir compter sur un Internet démocratisé, ou un réseau d’imprimerie et de distribution abordable et opérationnel, Robin envisage cette année de faire imprimer les premiers numéros en dehors de l’île. La nouvelle notoriété de Vistar, notamment auprès de la diaspora cubaine aux États-Unis, est une manière symbolique de rompre avec un isolement de plus en plus relatif.




À LA HAVANE, INTERNET EST UN POCHOIR



Rene N, 30 ans, producteur de musique électro et street-artiste

Faut-il acheter une bombe aérosol ou une heure d’accès à Internet ? C’est la question que se poserait Rene N., DJ et producteur de musique électro, s’il arrivait à épargner cinq CUC (l’équivalent du dollar) dans son budget mensuel.

Pour l'heure, avec sa bombe aérosol, il pourra poursuivre le projet commencé il y a trois ans sur les murs de La Havane : y inscrire au pochoir de petits sigles Wi-Fi aux couleurs du drapeau cubain. Une façon d’attirer l’attention sur un Internet inabordable pour la majorité des cubains.

15 CUC par mois, c’est le salaire mensuel moyen à Cuba, on ne vit avec ça nulle part. L’heure de connexion vaut 4,50 CUC, le calcul est vite fait. Les réseaux sociaux sont un luxe !”

L’économie cubaine tourne à double vitesse, avec deux monnaies : le cours du peso national est environ 23 fois inférieur au peso convertible, le CUC. Indexée sur le dollar, cette monnaie est fortement liée au développement du tourisme et à la diaspora cubaine.

Quartier de la Habana Vieja

Rene N. vit seul avec sa mère, qui compte sur lui pour subvenir à l’essentiel. Il anime quelques soirées en tant que DJ et gagne alors en CUC l’équivalent du salaire minimum cubain en seulement deux ou trois soirées de travail.
Une fierté et une indépendance qu’il faut assumer : il a choisi de ne pas travailler au service du système pour ce qu’il considère « un salaire mensuel de misère » et aménage comme il peut les grandes plages de temps libre dont il dispose.

Un sigle Wi-Fi tagué dans le quartier du Vedado

Enfant, puis jeune adolescent pendant les années 1990, sa génération a traversé la crise économique de la Période spéciale qui a secoué l’île au moment de l’effondrement du bloc soviétique. Son oncle, son père et de nombreux amis sont tour à tour partis tenter leur chance de l’autre côté. Lorsqu’il parvient, rarement, à se connecter à Facebook, un mur lui rappelle qu’il est de ceux qui sont restés.

À La Havane, Internet est un dilemme, un insupportable enfermement, le monde entier doit le savoir. Les touristes sensibilisés à ces questions nous oublient en rentrant chez eux. ”

Rene N. s’efforce de faire avec, et transcende sa frustration, quand il le peut, dans de nouveaux graffitis. Il sait qu’il risque gros. Il y a trois mois, son ami Danilo Maldonado Machado, surnommé El Sexto, a été emprisonné alors qu’il se promenait escorté de deux cochons, baptisés Raul et Fidel, au Parque Central dans le cadre d’une performance. Une provocation de trop pour les autorités cubaines.

  • Vue sur le quartier de Centro Habana
  • Une ancienne demeure au style baroque dans le quartier de Centro Habana



Internet à Cuba,
le système D

● DEUX RÉSEAUX
Deux réseaux d’accès à Internet coexistent à Cuba :
    - l’accès au World Wide web depuis la plupart des hôtels internationaux et quelques réseaux particuliers appartenant à de hauts fonctionnaires ou à des étrangers.

   - une forme d’intranet cubain surveillé, constitué d’une messagerie nationale accessible sur téléphones portables, d’adresses en .cu et d’une encyclopédie locale.

● LA TECHNOLOGIE DÉBARQUE
Les Cubains ne peuvent officiellement posséder un téléphones portables et un ordinateurs personnels que depuis 2008. En réalité, seules les personnes qui perçoivent des revenus parallèles, souvent liés à la diaspora ou au tourisme, en bénéficient.

● LES PROMESSES
Dans son discours historique du 17 décembre 2014, le président Barack Obama s’est engagé à améliorer le flux d’information "vers Cuba et en provenance de Cuba."

● LE PAQUETE
Pour rester informés sans connexion, la plupart des Cubains s’échangent des fichiers hors ligne. Une offre illégale, tolérée depuis près de 15 ans, a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années : le "Paquete Semanal" - sorte de paquet de données hebdomadaire.
Chaque semaine, une poignée de fournisseurs importe, dans le plus grand anonymat, des milliers de fichiers web qui circulent ensuite sur clés USB à travers des points relais de téléchargement.
Les documents s’achètent au poids, pour des sommes modiques en peso national. C’est une offre informelle très organisée. On peut y trouver tous les derniers tubes musicaux, de nombreuses séries internationales y compris américaines, des applications mobiles, la dernière cérémonie des Oscars, ou encore certains PDF de la presse internationale…