Cliquez pour naviguer


  

1997. Alors que l'Algérie est en proie à une violente guerre civile, l'été est marqué par une série de massacres collectifs d'une barbarie sans précédent. Les 22-23 septembre, plus de 400 personnes sont massacrées à Bentalha, dans le "triangle de la mort". Vingt ans après, malgré la volonté des autorités de tourner la page, les survivants de cette nuit d'horreur peinent à panser leurs plaies.

Bentalha, ville-martyre

  


Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, Bentalha, petite ville de la banlieue sud d'Alger, est le théâtre d'un massacre d'une violence inouïe. De 22 h 30 à 4 h du matin, plus de 400 personnes (moins d'une centaine, selon les sources officielles) sont assassinées par plusieurs dizaines d'hommes habillés de tuniques afghanes, portant de longues barbes, au visage parfois dissimulé sous une cagoule. Armés de couteaux, machettes, haches et armes à feu, ils attaquent méthodiquement les maisons situées dans deux quartiers : Haï el-Djilali et Haï Boudoumi. Lorsque la tuerie débute, la ville est plongée dans le noir car les assaillants ont pris soin de couper le courant.




Le 23 septembre 1997, les forces de l’ordre empêchent la foule de s’approcher des lieux du massacre.


Selon plusieurs témoignages, recueillis par les médias dès le lendemain du drame, les portes des bâtiments ciblés par les terroristes étaient marquées d'une croix. D'autres affirment qu'une habitante de Bentalha, dont les proches avaient rejoint le maquis, les guidait à travers les ruelles pour leur indiquer où aller. Femmes, enfants, vieillards… personne n'est épargné. Les bourreaux décapitent, brûlent, exécutent, éventrent les femmes enceintes, jettent les bébés à terre ou les mettent au four… Alors qu'en cet été 1997, cette tuerie n'est ni la première, ni la plus meurtrière, elle atteint un niveau de barbarie jusque-là inégalé. Seule l'aube vient mettre un terme à leur macabre besogne. Les terroristes regagnent les vergers qui entourent la ville, sans être inquiétés par l'armée pourtant stationnée à l'entrée de Bentalha. Malgré les cris et les alertes lancées par les rares habitants ayant réussi à prendre la fuite, les militaires, mis en cause dès le lendemain du massacre, expliqueront qu'ils ne pouvaient intervenir sans ordre de leur hiérarchie et que le terrain était miné, donc impraticable, faute d'éclairage.


23 septembre 1997. Cette femme vient d’apprendre qu’elle a perdu plusieurs membres de sa famille dans le massacre. Cette "Madone de Bentalha", photographiée par Hocine Zaourar, a reçu le World Press Photo 1998.


Une photographie emblématique, rappelant les codes de l'iconographie judéo-chrétienne, a gravé ce massacre dans les esprits. La "Madone de Bentalha" est une femme adossée contre un mur de l'hôpital de Zemirli, au visage terrassé par la douleur. Avec ce cliché hypnotique, Hocine Zaourar, de l'Agence France-Presse, bouscule la communauté internationale et remporte le prix World Press Photo l'année suivante.

Vingt ans après, les rescapés et les témoins n'ont rien oublié. Les détonations des explosifs pour arracher les portes des maisons, le hurlement des sirènes installées par certains habitants pour donner l'alerte en cas d'attaque, le bruit des kalachnikov, le survol de l'hélicoptère durant ce long huis clos, les cris des victimes suppliciées. D'aucuns disent avoir entendu les hurlements depuis la commune voisine de Baraki. Malgré l'adoption d'une Charte de réconciliation nationale en 2006, les témoins de cette tragédie tentent de survivre et d'oublier leurs bourreaux. Faute de prise en charge psychologique adéquate, les rescapés présentent de nombreuses séquelles, certains ont même basculé dans la folie après avoir vu les corps mutilés de leurs proches.




Un seul panneau indique la direction de Bentalha. Il est situé à l’entrée de la commune de Baraki, à moins de six kilomètres de là.


Bentalha n'est plus un petit bourg. Loin de là. La ville nouvelle, sorte de cité dortoir en perpétuel développement, se dresse face au centre historique, avec pour unique ligne de démarcation la route nationale. Le nom de Bentalha, marqué à jamais du sceau de l'horreur, semble presque avoir été effacé. Seul un panneau à l'entrée de la commune de Baraki, à quelques kilomètres de là, indique la direction de la ville martyre.

Dans la rue principale, les commerces se dressent les uns à côté des autres et de chaque côté de la chaussée. Sur les trottoirs, malgré la chaleur étouffante de cette mi-septembre, quelques hommes s'affairent de-ci, de-là. Les femmes, elles, ne sont pas légion. Dissimulées derrière de longs voiles, elles apparaissent parfois au détour d'une rue. C'est au bout de la rue principale, juste après le marché, que se situent les deux quartiers décimés par les terroristes dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997 : Haï el-Djilali et Haï Boudoumi.




Vingt ans après le massacre, le quartier de Haï el-Djilali est toujours en pleine construction.





Échapper aux fantômes du passé

  



De nombreuses victimes du massacre ont été enterrées au cimetière de Sidi Rezine, situé à l'entrée nord de la ville de Baraki.


"Nos cœurs sont morts"

Fatima* a 55 ans. Durant la décennie noire, cette habitante de Bentalha, aujourd'hui mère de cinq enfants, a perdu sept membres de sa famille : ses quatre frères, un neveu, son mari, le mari de sa mère.

"À l'époque, nous habitions à l'entrée de la ville, mais nous nous sommes installés à la caserne. L'un de mes frères était d'ailleurs l'un des premiers patriotes de Bentalha [milices d'autodéfense créées par des villageois à travers le pays à partir de 1993, NDLR]. Ma mère, connue sous le nom d''Aïcha la patriote', a elle-même pris les armes. Tout le monde connaît notre famille. Le lendemain du massacre, lorsque la nouvelle s'est répandue au petit matin, j'ai accouru en ville avec ma fille qui était alors en troisième année à l'école primaire. La pauvre enfant a vu la tête de sa copine qui avait été décapitée durant la nuit. Elle est restée traumatisée. Elle sursaute pour un rien.

Nous avons vu le cadavre d'un terroriste à côté d'un arrêt de bus, puis des scènes horribles, des choses inimaginables : des têtes par-ci par-là, des corps brûlés ou déchiquetés... Aujourd'hui, nos cœurs sont morts.

Je ne pourrai jamais oublier que l'un de mes voisins a jeté ses enfants de la terrasse de sa maison, pensant les mettre à l'abri. Mais une fois en bas, les terroristes les interceptaient pour les égorger aussitôt. Il a perdu ses six enfants et sa femme. Lui a échappé à la mort parce qu'il s'était caché sous un bananier. Mais il est devenu fou. Depuis ce jour-là, nous vivons dans l'angoisse, nos enfants sont des volcans endormis.

Une de mes filles, qui est aujourd'hui mariée et mère de trois enfants, souffre toujours de troubles. Elle est très stressée. Parfois, il est impossible de lui parler. Ma mère, qui a perdu quatre de ses fils, parle toute seule, la pauvre.

Je vis toujours à Bentalha. En tant que victime du terrorisme, je touche une modeste pension de 7 000 dinars (environ 50 euros) par mois. Comment voulez-vous vivre avec ça ? Je me sens oubliée, négligée. Ma fille de 25 ans, qui vit toujours avec moi, touchait un peu d'argent de la Forem (Fondation nationale pour la promotion de la santé et le développement de la recherche). Elle achetait des choses, se faisait plaisir, vous connaissez les filles. Mais à partir de 20 ans, elle ne pouvait plus en bénéficier. La Fondation nous a beaucoup aidés.

Qui peut pardonner de tels meurtres ? Bouteflika a décrété la Concorde civile, qui absout les terroristes de leurs crimes, mais comment pardonner ? L'État peut leur pardonner, pas nous. On continue à vivre en pensant à tous ceux qui sont morts. Chaque année, quand arrive le 22-23 septembre, tous les souvenirs remontent. On se rappelle comment était Haï el-Djillali (l'un des quartiers les plus touchés par le massacre) et ce qu'il est devenu. Plus rien ne sera jamais comme avant."

* Le prénom a été modifié




Les vergers entourent Bentalha, située au cœur de la plaine de la Mitidja.


"La tuerie a cessé uniquement parce que le jour se levait"

Nadia* avait 28 ans en 1997. Alors mère d'une petite fille de deux ans, elle était à Bentalha le soir du massacre. Elle n'habitait pas Haï el-Djilali, le quartier ciblé par les terroristes, mais comme tous les habitants de la ville, elle a vécu une nuit d'angoisse. Les cris, les détonations, la panique et la fuite dans la rue pour se cacher... Elle se souvient de tout.

"Bien avant le massacre, le bruit circulait que les terroristes allaient venir à Haï el-Djilali. D'ailleurs, l'un d'eux, qui était de Bentalha, avait prévenu, juste après le massacre de Raïs : 'Prenez vos affaires et fuyez !'

Ils venaient souvent prendre de la nourriture et tout ce dont ils avaient besoin. Ce soir-là, des croix ont été mises sur les portes des maisons et ceux qui ont été visés ne l'ont pas été au hasard.

C'était dans la nuit du lundi au mardi. Vers 22 h - 22 h 30, les cris ont commencé. Les sirènes se sont mises à hurler. Il n'y avait plus d'électricité. Toute la ville était dans le noir. Nous nous sommes tous levés. Nous étions en pyjama, pieds nus parfois. Les femmes qui portaient le voile sont sorties tête nue dans la rue. On entendait comme des bombardements. C'est comme si nous étions en état de siège. Des habitants du quartier se sont jetés des terrasses. Une femme enceinte a été éventrée et ils lui ont enlevé son bébé.

Quelques personnes sont parvenues à fuir leur maison et rejoindre le centre-ville. Ils ont trouvé refuge chez d'autres habitants. C'était la panique. J'ai passé la nuit dehors. Je me suis cachée avec ma fille. À chaque détonation, elle urinait sur moi. La tuerie a cessé uniquement parce que le jour se levait.

Le lendemain, l'atmosphère était indescriptible. Même la lumière était étrange. La tristesse, le malheur s'étaient abattus sur la ville… Je n'oublierai jamais ces images. Les corps étaient rangés les uns à côté des autres, des adultes, des enfants, des bébés, dans la cour de l'école. Ils ont décapité, éventré, mis des bébés dans des fours… Je connais beaucoup de personnes qui sont mortes.

Tous les 23 septembre, je tombe malade. Il y a 20 ans, précisément ce jour-là, j’ai été transportée à l'hôpital car j'ai fait une hémorragie. Je n'ai pas supporté le choc. On m'a mise sous perfusion. J'ai encore le certificat médical. Mais je n'ai aucun papier disant que je suis victime. Pendant dix ans, on a vécu avec un ennemi invisible. S'il avait été visible, on aurait pu vivre et accepter ce qui s'est passé. Mais là, on n'a pas été protégés dans notre propre pays. Pourtant, à Bentalha, il y avait les barrages, l'armée. Personne n'a compris pourquoi nous n'avons pas été protégés. Cette nuit-là, des gens ont demandé à l'armée d'intervenir, mais les soldats ont répondu qu'ils n'avaient pas reçu d'ordres.

Ceux qui étaient avec les terroristes n'étaient pas très 'évolués'. Il y a des jeunes qui ont rejoint le maquis bêtement. Certains n'ont pas compris comment ils avaient fini dans leurs rangs. Je connais un jeune très gentil qui était mécanicien. Il est parti acheter, sans le savoir, des roues à quelqu'un qui les avait volées. Quand la police a mené son enquête, elle les a trouvées en sa possession. Et l'a torturé [dit-elle mimant l'arrachage d'ongles à la pince]. Il est resté en détention un certain temps, je ne sais plus combien précisément, et lorsqu'il est sorti de prison, les terroristes sont immédiatement venus le voir. Ils lui ont demandé ce que la police lui avait fait subir et l'ont incité à venir les rejoindre. Qu'est-ce qu'on peut attendre d'un jeune de 22 ou 24 ans ? Juste après cette visite, la police est revenue l'interpeller. Dans ta tête, quel est le meilleur moyen de fuir ? Prendre le maquis. C'est une victime des deux côtés.

Il y avait aussi un jeune homme très modeste, qui était peureux. Quand il les voyait, il leur proposait de leur apporter des choses et d'autres. Il guettait aussi que la voie était libre. Ils ne lui ont jamais rien donné, il n'a rien gagné. Aujourd'hui, les gens le toisent. Personne ne lui parle, le pauvre.

Les vrais terroristes se sont enrichis, ils vivent bien et loin d'ici. Mais aujourd'hui, qui va nous rendre ces dix années volées ? On est tous malades. Dans les années 1990, j'étais encore étudiante mais je ne pouvais pas suivre les cours. Le matin, dans la rue, on voyait des têtes posées sur la route et les corps décapités quelques mètres plus loin. Quelqu'un est devenu fou en voyant la tête d'un de ses proches.

Aujourd'hui, je suis malade sans savoir pourquoi ! Le temps n'a pas fait son œuvre. J'ai des crises d'angoisse, je ne supporte pas que quelqu'un soit dans mon dos même si je sais qui c'est. Parler me soulage, mais ça me fait aussi revivre cette nuit d'horreur. J'y pense tous les jours. Et c'est encore pire en septembre. Je pense à aller voir un psychiatre, mais mes parents me disent de laisser faire le temps, ils ont peur qu'on me donne des calmants ou d'autres cachets qui créent plus de problèmes. Nous avons tous développé des maladies après cette nuit.

Peut-être que c'est une volonté de Dieu : nous l'avons vécu et il ne veut pas que nous oubliions. De toute façon, nous ne pouvons pas oublier ou pardonner. Pardonner à qui ? À qui pardonner ?"




Le soir du massacre, Messaoud a perdu ses dix enfants et son épouse.


"J'y penserai jusqu'à mon dernier souffle"

Messaoud, 60 ans, a survécu au massacre de sa famille. Toujours installé à Haï el-Djilali, il accuse l'armée d'être à l'origine de l'exécution par balles de ses dix enfants et de sa femme. Une version des événements qu'il défend inlassablement depuis 20 ans.

"Ils ont tué tous mes enfants. Il ne reste que moi. Il n'y a plus rien. Pour moi, c'est le gouvernement qui a commis ce massacre. Ce ne sont pas les terroristes. Pourquoi parle-t-on de terrorisme ? Pourquoi se mentir ? N'est-ce pas le pouvoir lui-même qui a créé le terrorisme ? Regardez ceux qui se sont rendus [en 1999, la loi sur la Concorde civile a accordé l'amnistie aux terroristes qui se rendaient sous réserve qu'ils ne soient pas coupables de crimes de sang ou de viols, NDLR] : ils ont eu droit à des logements, à un travail et ils sont libres de leurs mouvements !

Je vous jure que si je savais où les terroristes se terrent, je leur demanderais de me ceinturer d'explosifs et j'irais me faire exploser à Alger, au milieu des ministres.

Ce soir-là, il y avait un capitaine de la sécurité militaire [services de renseignements, NDLR] qui se tenait là (il montre un poteau électrique à moins de 20 mètres de sa maison, à l’angle de la rue). Je m'en souviens très bien. Des patriotes sont venus me dire qu'il voulait me parler. Alors je lui ai dit : 'Mais vous êtes tous des terroristes alors !' Il m'a répondu qu'il avait pour mission d'inciter les terroristes à se rendre.

Tout le monde sait. Même un animal peut comprendre ce qu'il s'est passé ! Ils prétendent avoir arrêté les auteurs du massacre, mais ils ne nous ont montré personne. Où sont-ils ? Moi, je dis qu'ils encouragent les gens à prendre les armes.

Ce sont des commandos qui ont tué à Bentalha. Ils ont tué par balles. Ils étaient nombreux. Ils ont commencé à 22 h 40, jusqu'à l'aube, et aucun militaire ne les a inquiétés ! L'armée prétend qu'elle n'a pas pu entrer à Bentalha, mais pourquoi les soldats ne les ont-ils pas encerclés pour les empêcher de fuir ? Pourquoi n'ont-ils pas tiré ? Tout simplement parce qu'ils les auraient touchés.

Ceux qui ont assassiné sont partis de la caserne de Baraki (commune dont dépend Bentalha). Les cercueils ont été ramenés de cette même caserne.

J'ai perçu la somme de 490 000 dinars (environ 3 670 euros) d'indemnités. C'est ce que valent les vies de 11 personnes ! Personne ne se soucie de moi. Les gens sont tombés malades, mais quelqu'un se soucie-t-il de leur sort ? Non. Et la corruption autour de l'attribution de ces indemnités était manifeste : il suffit d'arroser les agents de l'administration pour obtenir plus.

Et les associations de victimes du terrorisme ? Elles se sont bien servies, mais personne ne pense à nous. Les autres (les tueurs) sont partis et se sont enrichis. On leur a donné des logements, de l'argent, du travail et tout ce qui va avec. Nous, on n'a rien !

Quand je vois les gens marier leurs filles ou leurs fils, je me dis que je devrais être grand-père aujourd'hui. Où sont-ils ? Il ne reste plus rien.

Depuis, je me suis remarié et j'ai trois enfants. Mais chaque événement me rappelle cette nuit. J'essaie de ne pas y penser. En vain.

Je me suis soigné. J'ai vu un psychiatre, j'ai fait une psychothérapie. Rien n'y fait. Je ne peux pas oublier ce 23 septembre 1997. J'y penserai jusqu’à mon dernier souffle. Même si je voulais tourner la page, je ne pourrais pas. Je ne peux pas. C'est impossible."




Le drapeau algérien peint sur le mur d’un bâtiment sur la route de Bentalha.




La décennie noire ou la démocratie pervertie

  

Le 26 décembre 1991, le Front islamique du salut (FIS) remporte les premières élections pluralistes organisées depuis l'indépendance du pays, en 1962. Née en 1989 après la fin du régime de parti unique, la formation politique qui milite pour la création d'un État islamique obtient 188 sièges sur 430 au premier tour des législatives.

Assurés d'obtenir la majorité absolue au Parlement, les islamistes savourent déjà leur victoire. Mais ce scénario n'est pas du goût de tout le monde, et surtout pas de l'armée. Acculé, le président Chadli Bendjedid annonce l'arrêt du processus électoral, sa démission, ainsi que la dissolution de l'Assemblée nationale, le 11 janvier 1992. Un Haut comité d’État (HCE) composé de cinq personnalités est instauré afin de combler provisoirement le vide institutionnel. Pour les éléments les plus radicaux du FIS, c'est une déclaration de guerre. Ce coup d'État qui ne dit pas son nom sonne le début d'une guérilla qui se mue rapidement en guerre civile au bilan (non officiel) très lourd : 200 000 morts et près de 20 000 disparus, selon les ONG.




Un slogan pro-FIS sur un mur de la capitale, le 19 janvier 1992.


De 1991 à 2002, cette décennie noire, ou rouge, selon les termes consacrés, voit l'opposition sanglante entre l'armée algérienne et le bras armé du FIS, l'Armée islamique du salut (AIS), ainsi que les Groupes islamiques armés (GIA) et le Mouvement islamique armé (MIA).

Durant les premiers mois de la guerre civile, les terroristes qui ont rejoint le maquis réalisent des attaques très ciblées. Ils assassinent agents des forces de l'ordre, jeunes appelés au service national, mais aussi intellectuels, journalistes et quiconque s'oppose à la doctrine islamiste. De nombreux attentats  à la bombe sont également perpétrés dans les lieux publics les plus fréquentés, comme l'aéroport d'Alger, le 26 août 1992.

En novembre 1995, le général Liamine Zeroual, président désigné par le HCE pour assurer la transition, décide d'organiser une élection présidentielle pluraliste qu'il remporte haut la main. Les menaces de mort – "l'urne ou le cercueil" – et autres intimidations des islamistes contre tous ceux qui se rendraient aux bureaux de vote, n'ont pas muselé la population algérienne. Partisan du dialogue avec les islamistes armés, le général Zeroual entreprend dès 1997, dans le plus grand secret, des tractations avec l'AIS pour ramener la paix dans le pays. Ironie du sort, à peine 48 heures avant le massacre de Bentalha, l'AIS annonce une trêve : "L'émir national de l'Armée islamique du salut ordonne à tous les chefs des compagnies combattantes sous son commandement d'arrêter les opérations de combat (…) à partir du 1er octobre 1997 (…) afin de dévoiler l'ennemi qui se cache derrière les abominables massacres."




Le "triangle de la mort", dans la plaine de la Mitidja, est le périmètre où se sont déroulés les massacres de masse perpétrés par les GIA.


Mais dans le "triangle de la mort", au sud d'Alger, c'est le règne des GIA. Ces partisans du jihad le plus féroce basculent dès lors dans l'impensable : les massacres en masse de civils. Un tournant dans l'horreur. Durant l'été 1997, plusieurs attaques sont perpétrées à quelques encablures de la capitale, dans la plaine de la Mitidja, la région la plus fertile d'Algérie. Raïs, Beni Messous, Bentalha, Rélizane… En quelques heures, ces communes sont le lieu de tueries d'une violence rare : femmes, enfants et vieillards sont égorgés, décapités, tués par balles. Les victimes se comptent par dizaines, parfois par centaines. La litanie des massacres marque également une gradation dans la barbarie. La "sale guerre", qui se jouait jusque-là à huis clos, vient éclabousser la scène internationale. L'Europe et le monde découvrent alors l'ampleur de la tragédie qui se noue en Algérie depuis cinq ans.

Se pose alors une question qui agite encore aujourd'hui une partie de la population algérienne : "Qui tue qui ?". Bien que la plupart de ces massacres de masse aient été revendiqués par les GIA, certains rescapés s'interrogent sur la non-intervention de l'armée, souvent présente dans ces localités, comme à Bentalha. Ces massacres sont-ils véritablement l'œuvre des GIA ou bien d’escadrons de la mort issus des rangs de l’armée régulière ? La hiérarchie militaire savait-elle que certains massacres allaient se produire ? A-t-elle volontairement laissé faire ?




Un avis de recherche des autorités pour retrouver des membres des GIA en 1997.


D'aucuns trouvent la question obscène : les méthodes utilisées pour tuer les civils comme l'égorgement, la tenue afghane des tueurs et leurs longues barbes ne laissant aucune place au doute, selon eux. Ils avancent également les fatwas émises par l'émir des GIA, Antar Zouabri. En septembre 1996, dans un texte appelé "Al mufassala al kubra" ("la grande démarcation", en arabe), il conjure la population de choisir son camp, sous peine de mort. Il condamne aussi tous les "ennemis de l'islam" à voir leurs biens expropriés, leurs femmes enlevées et gardées en captivité. En 1997, l'émir franchit une nouvelle étape en rendant "licite" le meurtre des femmes et des enfants.

Pour d'autres en revanche, les groupes armés sont infiltrés par l'armée pour punir des populations coupables de sympathie vis-à-vis du FIS.




Des partisans d’Abdelaziz Bouteflika, candidat à l’élection présidentielle, le 11 avril 1999.


L'Algérie tourne la page de la "tragédie nationale"

En 1999, Abdelaziz Bouteflika, fraîchement élu à la présidence de la République, fait adopter une loi amnistiant la plupart des combattants. Le texte, baptisé Loi de Concorde civile, vise à réintégrer dans la société ceux qui renoncent à la violence armée et à amnistier ceux qui ont apporté un soutien aux groupes terroristes pendant la décennie noire. Le 15 août 2005, le président Bouteflika organise un référendum sur la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui entérine l'abandon définitif des poursuites judiciaires contre les islamistes déposant les armes et non coupables de crimes de sang, de viols et d'attentats à l'explosif dans les lieux publics. Le texte prévoit la création d'une indemnité pour les veuves et les orphelins des membres des groupes armés tués, ainsi que le dédommagement des familles de personnes disparues, à condition qu'elles aient un certificat de décès.

Deux articles de l'ordonnance d'application de la Charte interdisent désormais toute poursuite et condamnent les familles de victimes à renoncer à toute velléité de justice. L'article 45 stipule ainsi qu'"aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l'encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues (…). Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l'autorité judiciaire compétente". L'article 46 va même plus loin en précisant qu'"est puni d'un emprisonnement de trois ans à cinq ans et d'une amende de 250 000 dinars à 500 000 dinars, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l'État, nuire à l'honorabilité de ses agents qui l'ont dignement servie, ou ternir l'image de l'Algérie sur le plan international".

Les familles de victimes sont condamnées au pardon, sans que justice ne soit rendue à leurs proches, tandis que 6 000 islamistes quittent le maquis pour rejoindre la vie civile.




Les familles de disparus lors de la journée internationale des disparus, le 28 août 2011.


Pourtant, 20 ans après, les victimes ne parviennent toujours pas à faire leur deuil. Cette sanglante page de l'histoire algérienne est devenue presque taboue. De nombreux médecins, défenseurs des droits de l'Homme et acteurs de la société civile regrettent que les autorités n'aient pas opté pour la mise en place d'une "justice transitionnelle". Grâce à ce processus à la fois judiciaire et non-judiciaire, pensent-ils, le pays aurait pu faire face à son passé pour mieux affronter l'avenir et restaurer l'état de droit comme l'ont fait l'Afrique du Sud, le Rwanda ou encore le Maroc, avec leurs commissions vérité et réconciliation. Faute de libérer la parole, de faire la lumière sur les crimes et les disparitions, la réconciliation nationale a privé les Algériens de la possibilité de punir les coupables et de tourner la page. Un deuil impossible.




Le centre psychologique de Bentalha est situé non loin des deux quartiers où ont eu lieu les massacres.


Un travail de mémoire
indispensable mais impossible

  




"Nous nous sommes occupés des 426 rescapés de Bentalha"



Le professeur Mostefa Khiati est pédiatre. En 1997, alors que les massacres se multiplient dans le pays, le fondateur de la Forem (Fondation nationale pour la promotion de la santé et le développement de la recherche), réalise que de nombreux enfants ont besoin d'assistance. Ces témoins de meurtres d'une barbarie sans nom présentent bien souvent des symptômes de traumatismes non visibles : autisme soudain, violence, agitation ou encore énurésie. L'ONG mobilise alors psychiatres, psychologues, éducateurs et assistantes sociales pour venir en aide aux autres victimes du terrorisme. "Sur un million de personnes traumatisées, moins de 50 000 ont été prises en charge", déplore le Pr Khiati. Un déficit qui se paie aujourd'hui par l'explosion de la violence au sein de la société algérienne. La Forem désormais compte 25 centres à travers le pays et poursuit son action à travers l'accompagnement des orphelins.



"Les familles n’arrivent pas à faire le deuil"



Le 17 octobre 1996, Cherifa Kheddar fonde l'association Djazairouna ("Notre Algérie") des victimes du terrorisme. Quelques mois plus tôt, le 24 juin, son frère, architecte, et sa sœur, avocate, sont assassinés sous ses yeux, dans la maison de sa mère, à Blida, non loin d'Alger. Sa première action est alors d'investir les cimetières pour soutenir les familles. "Tous ceux qui étaient présents lors des enterrements des victimes des GIA étaient supposés hostiles au projet islamiste, donc portés sur une liste de personnes à exécuter", explique-t-elle. Puis, très rapidement, l'association a commencé à fournir une assistance psychologique, matérielle et juridique aux familles. Le lendemain du massacre de Bentalha, Cherifa Kheddar était sur place pour aider les rescapés. Pour elle, il est essentiel de faire un travail de mémoire, ce que la Charte sur la réconciliation nationale rend quasiment impossible.



"On a mis le couvercle sur la marmite mais elle continue à bouillir"



Le Dr Mahmoud Boudarene a pris en charge de nombreuses victimes du terrorisme durant la décennie noire. Aujourd'hui encore, il voit passer dans son cabinet de Tizi Ouzou des personnes qui souffrent de séquelles, faute de "prise en charge psychologique de fond". En Algérie, la santé mentale est le parent pauvre de la médecine. Psychiatres, psychologues sont à peine quelques centaines à exercer dans le pays. Selon lui, la violence qui secoue aujourd'hui la société algérienne au quotidien n'est pas seulement le fruit d'un environnement anxiogène, mais aussi de la terreur qui a muselé la population pendant les années de terrorisme. Une bombe à retardement dans un climat de tension sociale palpable.