Dans le sud de l’Autriche, la Carinthie a traditionnellement toujours voté à droite. Les vestiges d’un nationalisme très ancré dans la population et une forte crise économique ont fait de ce Land un terreau propice au FPÖ. Le leader emblématique de ce parti d’extrême droite, Jörg Haider, y a expérimenté avec succès sa politique éminemment populiste, jusqu’à sa mort accidentelle en 2008. Encore aujourd’hui, beaucoup de Carinthiens votent FPÖ par nostalgie pour leur ancien gouverneur qui a pourtant largement contribué, par ses systèmes de corruption, à creuser le gouffre du déficit de la région.

"C’était un excellent politicien"

  

Le siège de campagne du FPÖ à Klagenfurt déborde d'activité. Une dizaine de jeunes en blouson bleu foncé, la couleur du parti d'extrême droite autrichien, se préparent à la distribution de tracts pour les élections régionales du 4 mars en Carinthie, province du sud sur les contreforts des Alpes. Les murs de la permanence du parti, ornés d'affiches du candidat Gernot Darmann à bord d'une barque sur le très touristique Wörthersee, arborent aussi quantité de portraits d'un autre homme au regard perçant et au teint hâlé. Jörg Haider, ex-patron du FPÖ et gouverneur du Land pendant onze ans, jusqu'à sa mort accidentelle en octobre 2008, a laissé une trace indélébile dans le paysage politique que ses successeurs entendent utiliser à leur avantage. En Carinthie, où le vote pour l’extrême droite est traditionnellement très élevé, le FPÖ a fait ses meilleurs scores aux dernières élections présidentielle (54,6 %) et législatives (31,8 %).





"C'était un excellent politicien, très intelligent. Ceux d'aujourd'hui ne lui arrivent pas à la cheville !", lâche, avec l'accent local marqué, Gerhard, octogénaire pour qui l'évocation de Jörg Haider ravive une multitude de souvenirs. Sur la place du petit marché de Benediktinerplatz, il avoue "vouloir du changement" aux élections qui doivent désigner le nouveau gouverneur de la province. Le candidat sortant, Peter Kaiser (SPÖ, centre-gauche), jouit pourtant d'une certaine popularité et devrait être réélu, notamment grâce à son ambitieux programme de réinsertion dans un Land durement frappé par la pauvreté et le chômage. Mais il n'est pas assuré de pouvoir reconduire la coalition SPÖ/ÖVP (conservateurs)/Grünen (Verts) au Parlement régional, étant donné la crise profonde que subit le parti écologiste. Gerhard voudrait une coalition conservateurs/extrême droite en Carinthie, comme celle qui dirige désormais le pays depuis Vienne.

Dans les plus récents sondages, la liste de Gernot Darmann, candidat FPÖ aux élections régionales en Carinthie, gagne 10 sièges au Parlement du Land.

Le FPÖ surfe largement sur la volonté de changement et la vague droitière et anti-immigration qui a déferlé sur le pays, mais utilise aussi, avantage local, l'image de Jörg Haider comme argument de campagne et de promesse de changement. "Avec Haider, au moins, il se passait des choses. Il aidait les pauvres, plus personne ne fait ça maintenant. Et on dit qu'il n'y a pas une personne en Carinthie qui n'ait pas serré sa main. Les candidats actuels ? Ils se sentent supérieurs à tout ça", argumente René Aichholzer, derrière le comptoir de sa Gasthaus, auberge où il prépare avec son père Max, tous les vendredis, la spécialité locale, les fameuses Kärntner Nudeln (raviolis fourrés au fromage blanc et à la menthe). Lui aussi rêve de changement. Et s'il affirme ne pas avoir choisi pour qui voter, le candidat FPÖ Gernot Darmann, avec son slogan "façonnez l'avenir", est l'un de ceux qui lui déplaisent le moins.



Une corruption endémique

  

Avant de jeter sa cigarette, devant le siège du SPÖ à Klagenfurt, Daniel Fellner, responsable de la campagne électorale du parti social-démocrate, jette un regard noir à l'autre bout de la rue, où les adversaires de l’extrême droite ont leurs bureaux. "Le FPÖ va sans doute gagner 10 % des voix (par rapport aux élections de 2013), ce qui est énorme... C'est fou comme les gens peuvent oublier tout le mal que Haider et son parti ont pu faire ici", lance-t-il, amer. S'il reste très populaire pour une frange nostalgique de la population, l'ex-gouverneur populiste a laissé derrière lui plusieurs scandales de corruption, qui ont conduit le Land au bord de la faillite.

En 2007, la vente, dans des conditions opaques, de la banque régionale Hypo Alpe Adria (HAA), alors en pleine stratégie d'expansion encouragée par Jörg Haider, a vite tourné au désastre avec le début de la crise de la zone euro. L’acheteur, une banque bavaroise, a eu tôt fait de découvrir les 10 milliards d'euros de dette de HAA et de se tourner vers les autorités de Vienne, contraintes de nationaliser la banque en urgence pour éviter sa faillite. En 2016, un accord a été trouvé, mais au prix d'un endettement massif de la Carinthie. "Le problème de la Hypo Alpe Adria est résolu. Nous allons payer notre part, 1,2 milliard d'euros, à Vienne. Pendant 40 ans", lance, les traits tirés, Rolf Holub, député régional écologiste à l'origine des révélations sur les systèmes de corruption de Jörg Haider.





Aujourd’hui, la rancœur est grande dans la majorité qui gouverne la province. Les sociaux-démocrates et les Verts utilisent abondamment la face sombre de Haider dans leur campagne, mais peinent à convaincre une bonne partie de la population. "Beaucoup de Carinthiens le voient comme un amant qui les aurait trompé. D'un côté, ils savent qu'il a commis de grandes escroqueries, mais en même temps ils ont de merveilleux souvenirs de l'époque où il était au pouvoir", explique le socio-psychologue Klaus Ottomayer, auteur d'articles scientifiques sur "le mythe et l'héritage" de Haider.

À Klagenfurt, un certain scepticisme sur les responsabilités de cette corruption généralisée règne encore, malgré les procès qui se sont enchaînés ces dernières années. "Le SPÖ et les Verts se contentent de condamner la politique de Haider pour délégitimer les autres, mais il ne faut pas oublier qu'ils en ont fait partie, à l'époque : ils étaient déjà au gouvernement régional. Bien sûr, Haider dirigeait tout cela, mais il n'était pas seul", abonde Johannes Kölich, volubile propriétaire d'un petit hôtel et "grand admirateur de M. Kurz". Il ne pense pas voter ÖVP (le parti conservateur du nouveau chancelier) car son leader charismatique dans la région, Josef Martinz, n'est plus de la partie. "C'est l'un des seuls à avoir payé les pots cassés" du scandale de Hypo Alpe Adria : en 2012, il a été condamné à cinq ans de prison pour corruption.

L'accusation de torts partagés fait rire Rolf Holub, auteur d'un rapport accablant de 700 pages sur le système de corruption mis en place par Haider, mais que "personne n'a lu". "À l'époque, Jörg Haider a effectué la vente en secret, de mèche avec l'ÖVP. Personne ne savait rien. Il l'a pratiquement vendue tout seul !"



Un Land en proie à la crise économique et au nationalisme

  

"Le scandale de Hypo Alpe Adria a entraîné un changement massif dans le paysage politique, qui s'est répercuté sur les élections de 2013 et a permis au SPÖ de reprendre le pouvoir [après 14 ans d'extrême-droite]. Mais j'ai peur que cela change de nouveau cette année", déplore Gilbert Lasnig, consultant et observateur de la situation économique carinthienne. Selon lui, le fort plébiscite pour le FPÖ dans la province vient aussi de sa situation économique. "L'industrie primaire, avec notamment les mines, était très forte jusque dans les années 1950. Depuis qu'elles ont fermé, beaucoup de gens ne trouvent pas de travail et essaient d'aller dans les villes. Les jeunes, quant à eux, quittent le Land." Ce dernier affiche pourtant un timide dynamisme industriel, et s'est spécialisé dans la haute technologie. Mais ces services, nécessitant de hautes qualifications, peinent à trouver de la main-d’œuvre, et le chômage en Carinthie (10,2 %) est bien au-dessus de la moyenne nationale. Quant au tourisme, l'une des principales sources de revenus, il n'offre que des emplois saisonniers en été et en hiver. Résultat, le FPÖ, avec ses promesses de changement, fait mouche dans les campagnes, comme l'avait fait Jörg Haider en son temps.

Gilbert Lasnig pointe aussi un terreau nationaliste propre à la Carinthie, malgré sa situation géographique aux frontières de l'Italie et de la Slovénie. Klagenfurt, avec ses maisons aux couleurs pastels, sa gastronomie et le sens de l'humour de ses habitants, n'est d'ailleurs pas sans rappeler la dolce vita voisine. Mais dans les villages, surtout dans le sud de la province, un sentiment très "germaniste" qui en avait fait, au début du XXe siècle, une forteresse de la droite conservatrice, perdure. Preuve récurrente : la minorité slovène qui y vit depuis le démantèlement de l'Autriche-Hongrie y est toujours stigmatisée.


  • Des manifestants se sont enchaînés au panneau bilingue de leur village, Sankt Kanzian, en février 2006, clamant que 'les minorités ont des droits'.
  • Le Conseil des Slovènes de Klagenfurt répertorie les photos de panneaux bilingues vandalisés par des activistes nationalistes.
  • Depuis 2001, le Tribunal constitutionnel autrichien a ordonné la pose de panneaux bilingues dans les communes où 10 % de la population parle slovène.
  • Certains membres de la minorité slovène ripostent au nationalisme en revendiquant le nom slovène de Klagenfurt, Celovec, comme ici sur le logo des autorités municipales.

Le scandale des Ortstafel, les panneaux routiers qui y sont écrits en allemand et en slovène, défrayait jusqu'à récemment la chronique. Les noms de villages écrits dans la langue slave étaient systématiquement barrés, tagués, voire recouverts de croix gammées. Jorg Haider était lui-même un fervent pourfendeur des panneaux bilingues. Plus récemment, l’allusion explicite aux Slovènes de Carinthie dans la nouvelle constitution du Land a fait ruer le FPÖ dans les brancards, son leader national, Heinz-Christian Strache, parlant même de "trahison". Bien que sans fondement, le scandale a été récupéré abondamment par les tabloïds et par l'extrême droite dans ses thèmes de campagne anti-immigration. "Lorsque nous avons modifié la constitution, l'ÖVP avait peur de perdre une partie de ses électeurs conservateurs, qui préféreraient les messages nationalistes [du FPÖ]. Les nationalistes veulent être des bergers allemands, pas aider les Slovènes", ironise le député vert Rolf Holub, légèrement exaspéré.

Les derniers sondages locaux créditent le FPÖ de 28 sièges au Parlement local, 10 de plus qu'à la législature actuelle. Pas forcément de quoi leur offrir une possibilité de coalition avec l’ÖVP, mais le doute est là. L'ombre de Jorg Haider, qui s'était évaporée ces cinq dernières années, semble être revenue dans les montagnes de Carinthie.