Pour la deuxième fois en 20 ans, l’extrême droite est entrée au gouvernement en Autriche. La nouvelle coalition entre les conservateurs de l’ÖVP et les nationalistes du FPÖ, deux partis élus sur des programmes de droite prônant la sécurité, la baisse des aides sociales et le renouveau politique, a été mise en place en décembre 2017 dans une relative indifférence, tant nationale qu’européenne.

19 février 2000. Heldenplatz, la "place des Héros" de Vienne, tout près du parlement autrichien, est noire de monde. Plus de 200 000 personnes se sont réunies pour manifester leur écœurement face aux dérives du nouveau gouvernement. La coalition "noire-bleue" associe l'ÖVP (chrétien-démocrate) et le FPÖ (extrême droite nationaliste), dirigé par le populiste Jörg Haider, coutumier des dérapages xénophobes. Au premier rang des contestataires figure une large frange de la société civile, parmi lesquels des intellectuels comme la lauréate du prix Nobel de littérature Elfriede Jelinek.

Dix-sept ans plus tard, ces deux partis de droite règnent à nouveau sur la république alpine. Mais la rue, cette fois-ci, est beaucoup plus silencieuse. Le 13 janvier, ils étaient dix fois moins nombreux sur la Heldenplatz. Et les figures de proue idéologiques des contestataires se sont tus. Sous les lustres d'un café du centre historique, Robert Misik se remémore la fronde de 2000. L’essayiste de gauche était alors en tête des cortèges. "Quand le FPÖ est arrivé au pouvoir fin 1999, personne ne s'y attendait. Et c'était une exception en Europe, confie-t-il. Ça a bien changé."





"Ils accumulent les erreurs"

  

Ni vraiment à l’Ouest de l’Europe, ni vraiment à l’Est, l’Autriche semblait jusqu’ici relativement épargnée par le raidissement populiste de ses voisins tchèque ou hongrois. En dépit de l’élection du jeune et charismatique Sebastian Kurz (ÖVP), arrivé largement en tête aux élections législatives d'octobre 2017 avec le FPÖ dans son sillage, la société civile et l’opposition y ont toujours été de puissants contrepoids. Robert Misik, pourtant réputé pour sa plume et sa parole acérées, était relativement confiant : le FPÖ et son leader, le vice-chancelier Heinz-Christian Strache, ne feraient pas de vagues. "Je pensais qu'ils s'orienteraient vers le centre, qu'ils [la coalition dominée par l'ÖVP] ne seraient pas dans la provocation et ne se lanceraient pas dans des réformes sociales trop néo-libérales, pour préserver leur électorat. Mais finalement, depuis décembre, ils accumulent les erreurs."





Il y a d’abord eu cette phrase de trop du ministre de l'Intérieur Herbert Kickl, l'éminence grise du parti, qui proposait de "concentrer" les migrants - cible favorite tant du chancelier que de son allié d'extrême droite pour expliquer les maux du pays – et les diriger vers "des zones dédiées". Depuis 2015, plus de 100 000 hommes, femmes et enfants en provenance de zones de conflit sont arrivés dans le pays qui compte 8,7 millions d’habitants. La phrase a fait tousser la société civile, qui n'a pas manqué de rapprocher le terme des camps de concentration de l'époque nazie. La mise en œuvre des promesses de réforme de Sebastian Kurz, telles la baisse de certaines aides sociales ou le durcissement de la politique d'intégration des migrants, a continué de soulever l’indignation des Autrichiens les plus modérés.





Plus récemment, ce sont les révélations sur Udo Landbauer, député régional du FPÖ et ancien co-dirigeant d'une corporation pangermaniste (une "Burschenschaft"), Germania, qui ont secoué la coalition. La presse a découvert que Germania était à l’origine de la publication d’un livre de chansons faisant l'apologie du IIIe Reich et de la "solution finale". Ces révélations n’ont pas empêché Udo Landbauer de se présenter aux élections régionales en Basse-Autriche fin janvier. Il y a obtenu près de 15 % des voix avant d'être contraint à la démission. Le chancelier Kurz, lui, a fini par demander, très tardivement, la dissolution de la corporation Germania.



"Un parti comme un autre"

  

On estime aujourd’hui que près de 40 députés FPÖ, dont le vice-chancelier Heinz-Christian Strache, sont issus des différentes corporations d'extrême droite que compte le pays. Ce sujet, qui scandalisait il y a 17 ans, ne semble plus émouvoir grand monde. "Tout le monde connaît les liens entre les Burschenschaften et les nationalistes ou les néonazis, mais les gens s'y sont habitués maintenant.", analyse le politologue Laurenz Ennser-Jedenastik.





"Le FPÖ est un parti comme un autre, je ne comprends pas pourquoi il est pointé du doigt", s'emporte Josef, rencontré dans les jardins du Karl-Marx-Hof, monumental ensemble de bâtiments résidentiels à loyer modéré qui a jadis fait la fierté des socialistes de la capitale. "Je suis né en 1947, et j'en ai marre d'entendre les Européens nous traiter de nazis. Ce temps est révolu, et nous n'avons pas à en répondre". Auprès de lui, sa femme Kristina acquiesce. Au Karl-Marx-Hof, la tendance des urnes s’est progressivement inversée, passant du rouge au bleu de l'extrême-droite,. "On a enfin un gouvernement qui fait bouger les choses. La précédente coalition [entre l'ÖVP et les sociaux-démocrates du SPÖ] ne faisait rien avancer, ils se tiraient dans les pattes à chaque nouvelle proposition de réforme. Là, ça marche !", s'exclame Josef, se faisant l'écho d'une certaine lassitude des électeurs face à la "grande coalition" au pouvoir ces dix dernières années. Il se félicite en particulier du lancement de la tant attendue réforme de la sécurité sociale, qui doit faire fusionner les 27 prestataires qui y participent, afin de réduire les coûts administratifs, avant la fin du mandat.





La campagne de dédiabolisation du FPÖ a porté ses fruits en 2017. Le parti a suffisamment bien lissé son discours pour ne pas être aussi clivant que dans les années 2000. "Heinz-Christian Strache a sensiblement réduit la provocation dont il était coutumier et qui a été son fonds de commerce pendant des années. Le dérapage d'Herbert Kickl sur les migrants, même si on est très sensible sur la sémantique en Autriche, a été exagéré", analyse Thomas Angerer, historien en politique autrichienne contemporaine à l'Université de Vienne.

Les tabloïds, une aubaine pour l'extrême droite

  

La sécurité et la lutte contre l’immigration reste la principale obsession du parti, dans un pays qui a pourtant l'un des plus faibles taux de criminalité au monde et dont la capitale, Vienne, est élue depuis plusieurs années parmi les "villes les plus agréables de la planète" par différents palmarès. "On voit dans les médias que 25 % des crimes sont commis par des gens de l'Est ou des pays arabes. Ça ne peut pas durer", affirme pourtant Josef, l’habitant du Karl-Marx-Hof pour qui "la nouvelle coalition va enfin faire bouger les choses". Les tabloïds autrichiens comme le puissant Kronen Zeitung, l'un des plus lus d'Europe avec un tirage de 800 000 exemplaires, n’hésitent pas à faire leurs choux gras des fait divers liés à l'immigration. Une aubaine pour l'extrême droite.

Disposant de plusieurs portefeuilles ministériels de premier ordre (dont l'Intérieur, la Défense, les Affaires étrangères et les Affaires sociales), le FPÖ est désormais en bonne position pour faire passer un certain nombre de mesures en Autriche. D’autant qu’il est beaucoup mieux structuré qu'il y a 17 ans, quand les conservateurs l’avaient rendu inaudible au sein de la coalition. "La plupart des députés actuels se sont engagés dans le parti par idéologie et non par volonté de faire carrière, contrairement à leurs prédécesseurs des années 1999. Il y aura très peu de conflit entre eux", estime Laurenz Ennser-Jedenastik.

La question est plutôt de savoir quels garde-fous pourront être mis en place par l'ÖVP, l'opposition ou l'Union européenne pour éviter les dérives constatées en Hongrie ou en Pologne, où des agendas gouvernementaux à la fois populistes et très conservateurs bousculent la société civile et malmènent les traités européens.



"Plus unitaire, plus autoritaire"

  

La place de l’Autriche en Europe, justement, est l'un des grands enjeux pour la coalition, alors que Vienne prendra la présidence du conseil de l'UE en juillet. Le FPÖ, proche du Front national au parlement européen, et qui avait joué, en 2016, avec l'idée d'un référendum pour la sortie de l’Autriche de l’UE, se garde bien d'évoquer le sujet pour l’instant. "Toutes les affaires européennes sont entre les mains de l'ÖVP, et on peut s'attendre à ce que le FPÖ lui laisse ce sujet, quitte à réduire les compétences de la ministre des Affaires étrangères, Mme Kneissl, proposée par le FPÖ sans toutefois être membre du parti, et qu'elles soient limitées aux affaires bilatérales" constate Thomas Angerer.





Les débuts du chancelier Sebastian Kurz, qui se présente comme un partisan convaincu de l’Union européenne, mais a été élu sur un programme anti-immigration, semblent d'ailleurs satisfaire ses alliés au sein de la coalition. En janvier, il a annoncé, au côté de Heinz-Christian Strache, son intention de réduire les allocations familiales aux étrangers travaillant en Autriche mais dont les enfants sont restés dans le pays d'origine, afin d'économiser 114 millions d'euros. L'idée passe mal pour les concernés, qui payent leurs impôts en Autriche, et a même été qualifiée de "discriminatoire" par Viktor Orban, le Premier ministre de la Hongrie dont de nombreux ressortissants vivent en Autriche. Néanmoins à Bruxelles, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qui a exprimé sa confiance dans le nouveau chancelier, se veut conciliant : "Son programme de gouvernement me convient à presque 100 %", déclarait-il en décembre.

"La nouvelle coalition va devenir un système beaucoup plus unitaire [qu'en 2000], mais aussi plus autoritaire. Politiquement, [les deux partis] se rejoignent, en particulier sur la question des droits de l'Homme, de la sécurité, de l'intégration européenne", prévient Robert Misik. La proximité entre les deux hommes inquiète un nombre croissant d’observateurs et de médias. À de nombreuses reprises déjà, Sebastian Kurz a défendu son vice-chancelier, notamment après qu’il a affirmé récemment dans un quotidien serbe que "le Kosovo fait indubitablement partie de la Serbie", à contre-courant de la position de l’Autriche, l’un des premiers États à avoir reconnu la petite république des Balkans. Pour le chancelier, pas de doute, Heinz-Christian Strache est dans son camp. Reste à savoir quel camp.